Le 15 décembre 2022, l’historienne Marianne Amar est venue présenter sa nouvelle recherche dans le cadre du séminaire pluridisciplinaire du master d’Histoire. La recherche de l’historienne intitulée « L’orchestre des exilés, trajectoires migratoires et expériences professionnelles des musiciens déplacés et réfugiés, 1945-1951 » porte sur les musiciens déplacés et réfugiés à la sortie de la Seconde Guerre mondiale alors pris en charge par l’Administration des Nations unies pour le secours et la reconstruction (UNRRA) puis l’Organisation Internationale des Réfugiés (OIR/IRO), agence spécialisée de l’Organisation des Nations unies (ONU) créée en 1946 pour gérer le flux important de réfugiés victimes de la guerre. Son travail fait suite à l’ouvrage qu’elle a codirigée avec Nancy L. Green Migrations d’élites qui fait une relecture de l’histoire des migrations en s’intéressant à la catégorie sociale des élites.

Illustration : « El Shatt, the United Nations Relief and Rehabilitation Administration’s refugee camp for Yugoslavs », Otto Gilmore, septembre 1944, disponible sur : https://www.loc.gov/item/2017870127/

Marianne Amar est historienne, docteure de Sciences Po Paris et responsable du département de recherche au Musée national de l’histoire de l’immigration. Ses thèmes de recherche portent sur les migrations, les diasporas et les exilés au XXᵉ siècle. Elle côtoie des chercheurs de disciplines connexes et travaille sur la dialectique passé-présent. Sa dernière publication est Migrations d’élites¹ codirigée avec Nancy L. Green. Marianne Amar publie en majorité dans les revues Hommes & migrations et Vingtième Siècle. Revue d’histoire.

Le travail de recherche de Marianne Amar est encore en cours. Elle travaille sur les musiciens déplacés dans l’Europe d’après-guerre à partir du constat suivant : en mai 1945, environ 11 millions de personnes sont déplacées (hors Allemands) à travers l’Europe. On compte à peu près 10 millions d’Allemands réfugiés qui viennent du territoire du Reich reconquis par l’Armée rouge. Au total, il s’agit de 20 millions de réfugiés présents sur tout le territoire européen à la sortie de la guerre. Les ressortissants des pays Alliés et les victimes du nazisme sont pris en charge dès la fin de la guerre. Quant à ceux qui restent, ils se trouvent dans une sorte de no man’s lands bloqué dans des camps de réfugiés. Il s’agit de requestionner cette catégorie construite politiquement et d’en interroger son sens et sa définition. Les différentes autorités d’occupation à la suite de la victoire des Alliés sont confrontées à ce problème de définition qui fait de cette catégorie une catégorie instable en raison de mouvements permanents. De fait, en continuité avec son travail sur les migrations d’élites, Marianne Amar s’est intéressée à la catégorie des musiciens réfugiés, à la fois élites intellectuelles et réfugiés, il s’agit d’analyser la construction de la catégorie « musicien » par les autorités alliées dans une Europe détruite et les impacts dans la vie des réfugiés désignés comme tel.

Cet objet de recherche s’inscrit dans une historiographie au croisement de plusieurs disciplines de sciences sociales. Si la question des réfugiés a longtemps été étudiée comme un bloc monolithique portant sur des populations masculines, immigrées et de classe populaire, Marianne Amar s’inscrit ici dans une démarche historiographique interdisciplinaire qui utilise des outils de la sociologie en s’intéressant tant aux mobilités au sens strict qu’aux trajectoires sociales de ces réfugiés. La question que pose ses recherches est : comment sélectionne-t-on les réfugiés susceptibles de bénéficier d’une protection internationale ? En cela, s’intéresser aux trajectoires de cinq musiciens permet de reconstituer les interconnexions entre la gestion politique migratoire après la guerre et la situation de certains réfugiés. Il s’agit donc en faisant l’histoire de musiciens déplacés, d’effectuer un travail historiographique combinant une approche à la fois micro-historique et à la fois transnationale. Pour cela, son travail de recherche repose essentiellement sur les Archives Arolsen² qui renferment des archives à la fois publiques et privées et comprenant environ 30 millions de documents portant sur les persécutions du nazisme, le travail forcé et la Shoah.

La recherche de Marianne Amar se découpe en trois axes : l’attente et le temps des identités (I), la mise en place d’une politique des élites et le moment Hurok (II) puis les réinstallations : une aventure individuelle (III). Dans un premier moment, Marianne Amar s’intéresse aux restructurations des identités des musiciens dans les camps. Dans une Europe en reconstruction, les camps apparaissent comme un espace hors du temps, certains métiers y sont valorisés comme les professions médicales, les enseignants mais aussi les artistes. Les artistes sont chargés de reconstruire l’identité nationale des groupes, créer une unité par la culture pour éviter les conflits au sein du camp. Cette fonction attribuée à la musique apparaît comme un recours à l’identification. Les musiques traditionnelles sont valorisées et pour des groupes ethniques comme les Juifs, la musique traditionnelle en langue yiddish permet de sauvegarder une culture quasi morte avec la Shoah. Marianne Amar donne aussi l’exemple des Baltes pour qui culturellement, la musique permet d’offrir aux recruteurs une image soignée et séduisante dans le but d’obtenir des visas. Dans un second temps, Marianne Amar examine plus en profondeur l’année 1946, date à laquelle l’IRO est créé. C’est un moment de recrutement des personnes déplacées pour la France ou le Royaume-Uni. Ces pays s’intéressent aux travailleurs manuels et disqualifient les professions artistiques. L’IRO appelle ce moment le ban of the brain (“l’exclusion des cerveaux”). L’organisation décide alors de mener une politique spécifique pour la catégorie des « intellectuels et spécialistes », une catégorie construite politiquement, instable et qui renvoie à une nomenclature proche de celle des élites. L’IRO exige des diplômes, des Curriculum Vitae, des articles de presse et une liste de concerts attestant la notoriété et le savoir-faire de ces musiciens. Mais, comment prouver une notoriété lorsque dans une Europe d’après-guerre tout est à reconstruire ? Malgré ce paradoxe, ceux qui sont reconnus comme tels accèdent à une position favorable et sont payés pour donner des concerts. Ils gagnent ainsi une visibilité qui leur permettent de se réinstaller.

Cette catégorie instable est difficilement quantifiable mais l’on estime en septembre 1948, 1223 musiciens pour 30 000 « intellectuels ». A partir de 1948, Sol Hurok, un impresario lui-même immigré juif-slave, cherche à recruter des musiciens au sein des camps pour les produire à Broadway, ce que l’historienne appelle le moment Hurok. Ce moment Hurok produit de l’émoi et la concurrence entre les musiciens s’installe dans l’espoir de sortir des camps. Sol Hurok aurait auditionné plus de 1000 artistes affichant clairement une préférence pour des groupes de musique traditionnelle. Il promet aux musiciens sélectionnés des concerts exceptionnels mais ses exigences financières sont difficilement conciliables avec l’IRO. Marianne Amar n’a pas trouvé d’archives concernant l’après-Hurok, il est possible que les promesses d’Hurok n’aient pas été tenues.

Enfin, Marianne Amar s’intéresse aux réinstallations de certains musiciens dans le monde « d’avant ». En 1950, l’IRO organise le concours de Genève et une tournée européenne dans la perspective de fluidifier les camps surchargés déstabilisant l’Europe occidentale qui se doit d’être reconstruite le plus rapidement possible. Pour ce faire, l’IRO met en place des dispositifs individualisés en écrivant des récits de vie très scénarisés afin de séduire les recruteurs. En privilégiant les trajectoires individuelles aux masses, l’IRO se démarque de l’UNRRA. Le critère central pour cette tournée européenne est l’excellence individuelle, de fait les orchestres ne sont pas éligibles au programme. Le concours néglige la musique traditionnelle au profit de la musique classique, l’IRO cherche avant tout à sensibiliser le public et les gouvernements sur la condition des réfugiés à travers les musiciens. Cinq musiciens sortent vainqueurs du concours ainsi qu’un accompagnateur. Ils obtiennent des visas et le droit à la vie « d’avant ». Les musiciens lauréats sont pour la plupart jeunes, ont un réseau personnel et ont fréquenté le conservatoire de Genève intégrant facilement le règlement du concours.

Le travail de recherche de Marianne Amar propose à travers une étude des trajectoires individuelles et des mobilités de ces cinq musiciens, une étude sur la dialectique entre le collectif et l’individuel et le national et le transnational. Pour ma part, je trouve ce travail intéressant dans la mesure où il me semble nécessaire de faire une sociohistoire dans cette recherche, sans laquelle une grande partie de l’analyse aurait pu être occultée et Marianne Amar a bien perçu la nécessité de croiser les disciplines. S’interroger sur la question du déplacement et de sa perception sociale permet aussi d’interroger sur la construction d’une catégorie politique et l’appropriation de cette catégorie par les populations, il s’agit de comprendre ce paradigme entre catégorie produite, catégorie perçue et catégorie vécue. Tout l’enjeu ici est peut-être de s’intéresser davantage à la science politique notamment à la construction d’un problème public, essayer d’analyser cette catégorie des « intellectuels » qui dans cette recherche est à la fois une migration désirable et une migration indésirable perçue alors comme un « problème ».

 

 

Céleste Castel, Master 1 « Histoire et Sciences sociales du politique », sous la direction de Raphaëlle Branche.

1. Marianne Amar et Nancy L. Green (Dir.), Migrations d’élites, une histoire-monde (XVIe-XXIe siècle), Presses Universitaires François-Rabelais, 2022, 304 p. [↩]
2. Les Archives Arolsen est un centre de documentation et un centre d’archives spécialisé dans la recherche sur les persécutions et les victimes du nazisme, le travail forcé et la Shoah. Ce centre se situe à Bad Arolsen en Allemagne. Pour plus d’informations : https://arolsen-archives.org/fr/ [↩]

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