LAUREN LASSÈRE. LES RELIGIEUSES ET LA JUSTICE AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES

Landron Paul, « Religieuses et factums dans le royaume de France : exposer, dissimuler et mobiliser des soutiens (XVIIe et XVIIIe siècles) », Criminocorpus. Revue d’Histoire de la justice, des crimes et des peines, no 24, 2023. 

 

Paul Landron est professeur agrégé d’histoire et commence sa thèse, sous la direction d’Alain Tallon, en 2019. Il s’intéresse aux réseaux et aux moyens d’action des communautés religieuses féminines de la fin du XVIe siècle à la fin du XVIIIe siècle.  

Dans cette étude, il en recherche les traces dans un échantillon d’une centaine de factums conservés à la Bibliothèque nationale de France (BnF). L’historien définit les méthodes et les procédures utilisées par les religieuses pour se faire entendre par la justice et avoir satisfaction dans l’obtention ou la défense d’intérêts. Il s’interroge également sur la représentation de ces communautés religieuses dans les factums.  

 

Un factum, appelé aussi mémoire judiciaire, expose les événements d’un litige porté en justice et les arguments des parties concernées. Il a deux objectifs : celui d’influencer les interprétations des juges et celui de gagner le soutien d’une partie de la population, puisque le factum est rendu public. 

Au XVIIIe siècle, les communautés religieuses féminines se situent au cœur de conflits qui les mènent régulièrement devant les tribunaux. Elles défendent, par exemple, des privilèges depuis longtemps accordés, des terres qui leur ont été volées, des bois qui ont été coupés sans leur autorisation, des dettes non remboursées. Parfois, elles sont assignées en justice par des hommes d’Église qui pensent qu’elles dépassent leurs prérogatives… Cette liste n’est pas exhaustive, les archives des communautés regorgent de ces litiges. 

 Les communautés religieuses rédigent alors des factums par l’intermédiaire de leurs avocats. Si elles se défendent, elles deviennent alors des défenderesses si elles sont les instigatrices de ces démarches, elles sont appelées les demanderesses. 

L’historiographie a peu abordé les spécificités des factums rédigés par ces communautés. Pourtant, l’étude de ces documents permet de mettre au jour les réseaux que les religieuses mobilisent ou ceux qu’elles tentent de dissimuler selon le but à atteindre. Ces factums donnent donc à voir les stratégies judiciaires de ces communautés. 

 

À la Bibliothèque nationale de France, il existe environ 1000 factums rédigés pour ou contre les religieuses au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Ce sont ces sources qui intéressent Paul Landron qui étudie un échantillon de 67 pièces imprimées entre 1621 et 1782 et s’interroge sur trois points : les soutiens fréquemment énoncés ou dissimulés les religieuses dans ces mémoires, les stratégies judiciaires associées à ces pratiques d’écriture et enfin les relais nécessaires à la production et la diffusion des factums. 

  

 

Rédiger un factum pour ou contre des religieuses 

Quelle juridiction juge les contentieux concernant les communautés religieuses ? 

Sur les 67 mémoires, 19 sont adressés au Conseil du roi, 19 au Parlement de Paris et 9 au Grand Conseil et 20 aux juridictions ordinaires. 

 

Contre qui les communautés religieuses sont-elles en conflit ?     

L’échantillon présente des établissements de religieuses soumis à différents statuts et appartenant à diverses familles spirituelles, de fondation médiévale (34 établissements) ou moderne (25 communautés), majoritairement installés dans un centre urbain.   

Les sœurs sont en procès avec des particuliers laïcs dans 32 mémoires, avec des clercs séculiers ou réguliers dans 24 et avec une autre communauté de religieuses ou une supérieure dans 9.  Plus de la moitié des litiges portent sur les biens, revenus et droits des communautés. 

 

 

Silences et soutiens revendiqués ou dénoncés dans les factums 

Les religieuses sont-elles autonomes ou isolées dans leurs actions en justice ? 

La hiérarchie ecclésiastique et la parentèle des religieuses sont peu exposées dans les factums. Le but est donc de mettre en avant l’isolement, la solitude et l’autonomie des religieuses afin de faciliter l’adhésion à leur cause et de confronter l’autorité royale et les magistrats à leurs devoirs de protection des intérêts de l’Église. 

 

Quelle est la stratégie judiciaire et quels sont les soutiens exposés par les religieuses ? 

Pour la partie adverse, exposer par un factum l’aide et le soutien reçus par des religieuses est un moyen d’expliquer et justifier l’état du litige. Les opposants des religieuses dénoncent souvent les prétendues connivences des juges vis-à-vis de celles-ci. Ils reprochent les choix ou les retards des actions devant les tribunaux qu’ils attribuent à l’intervention d’amis et alliés des religieuses. 

 

Au-delà de justifier les causes et les étapes d’une procédure, les factums signalent des aptitudes différentes de mobilisation de réseau en justice.  L’action et l’influence de ces réseaux de connaissance (parentèle, amis de la famille, clients, notaires, avocats…) sont variables et dépendent des établissements, des ordres, des congrégations, du statut d’une religieuse (supérieure de haute naissance, religieuse en rupture de vœux avec des relais dans et hors du couvent…), des circonstances et des adversaires.  

Ainsi, les rédacteurs de factums, très souvent les avocats, choisissent de mettre en avant ces soutiens mais parfois tentent de les cacher dans le but de construire une image valorisante ou dévalorisante des religieuses en tant que justiciables. 

Ces mémoires visent à déplacer les lignes de définition du rôle et des attitudes possibles pour des religieuses dans la société et devant la justice d’Ancien Régime.  

Les hommes de loi s’attardent souvent à rappeler les anciens amis et protecteurs des religieuses, depuis leur fondation jusqu’aux événements judiciaires les plus récents, qu’ils soient rois ou reines, papes ou prélats, magistrats des cours de justice ou procureurs du roi. La publication et la diffusion des factums seraient un moyen d’intéresser l’autorité monarchique aux affaires des religieuses. 

L’aptitude des religieuses à défendre leurs intérêts et à mobiliser des alliés entre en résonnance avec la clôture monastique. Celle-ci peut être considérée comme une entrave à la bonne conduite d’une action judiciaire. Cet isolement était ressenti et pouvait devenir un sujet de discussion dans le litige.  Dans des situations exceptionnelles, des religieuses reçoivent une dispense à leur clôture pour se consacrer à l’affaire en cours. Mais dans la plupart du temps, les religieuses doivent s’accommoder de leur enfermement et choisir avec soin les avocats et procureurs menant leurs affaires, rédigeant et diffusant les factums. 

 

 

Choisir un rédacteur et diffuser le factum 

Ce choix met en exergue l’agentivité des communautés religieuses féminines dans la gestion de leurs affaires judiciaires, c’est à dire leur capacité d’agir malgré les contraintes dues à leur état, celui de religieuse féminine.  

Comment les supérieures choisissent-elles les hommes de confiance, négociateurs pour les contrats et parfois gestionnaires du temporel de la maison ? Il est bien difficile, selon Paul Landron, de répondre à cette question mais il est encore plus compliqué de percevoir les voies empruntées par les religieuses pour entrer en contact avec les avocats qui ont la charge de la rédaction des factums à présenter aux cours supérieures ou au Conseil du roi.  

Une fois l’avocat choisi, est-il convoqué ou la supérieure se déplace-t-elle ? Cela dépend. 

De manière générale, lorsque des laïcs sont impliqués dans une affaire judiciaire, les factums sont rédigés en co-écriture entre l’avocat et son client. Les conditions de clôture des religieuses rendent plus difficiles cette co-écriture mais ne l’empêchent pas complètement. Le parloir étant le lieu où se tient l’assemblée des religieuses lors de la signature des actes notariés, l’entretien avec l’avocat s’y effectue également. 

 

L’étude de la diffusion des factums est une autre voie pour comprendre les liens qui unissent les religieuses et leurs avocats avec des membres haut placés de la société. Pour influencer les juges, les communautés religieuses sollicitent leurs soutiens pour plaider en leur faveur. Comment atteignent-elles ces soutiens et ces personnalités influentes ? 

Certaines fois, les religieuses font appel à des intermédiaires pour transmettre les informations aux magistrats ou aux juges et d’autres fois ces intermédiaires ne sont pas nécessaires. Les religieuses ont la capacité de rentrer directement en contact avec des personnalités influentes, notamment celles de la hiérarchie ecclésiastique.  

Beaucoup de questions restent en suspens quant à la manière dont elles mettent en action leurs réseaux. 

 

 

Pour conclure, selon Paul Landron, les factums sont des sources à explorer car ils apportent de nombreuses informations sur les mécanismes de mobilisation des réseaux des religieuses. Ces femmes soumises à la clôture activent des leviers pour défendre leurs droits. 

Ces documents sont néanmoins à lire avec une certaine nuance. Le genre rédactionnel est très répétitif. Il faut faire abstraction de ce style pour discerner la fiction que chaque partie sert au tribunal de la réalité des faits. 

Toutefois, c’est par l’étude des récurrences dans les factums qu’il est possible de découvrir et de donner du sens aux choix faits par les rédacteurs. Ces derniers décident de se conformer ou de s’écarter des normes de représentation des religieuses. Ils révèlent ou dissimulent les réseaux et les moyens d’action de ces communautés. Résultat d’un contexte judiciaire et de définitions données par les avocats, les procureurs, les religieuses elles-mêmes et leurs adversaires, l’image des moniales en justice se construit. Ces factums donnent à voir un autre pan du rôle et des attitudes que ces femmes pouvaient endosser sous l’Ancien Régime. 

 

La compréhension de la diffusion des documents, par les réseaux ou les soutiens mobilisés par les religieuses, laisse également entrevoir les relais qui agissent pour les intérêts des religieuses. 

 

 

Commentaires personnels : 

Cet article situe les communautés religieuses au cœur de la société d’Ancien Régime. Leurs établissements sont placés au cœur du réseau urbain, les religieuses ne sont donc pas exclues de ce monde bien que leurs vœux invitent à penser qu’elles le fuient. Les communautés sont les propriétaires de terres qu’il faut gérer et défendre. Ce patrimoine fait vivre les sœurs mais aussi les malades qu’elles accueillent, quand il s’agit d’hospitalières. Les supérieures ont ce rôle de gestionnaires et de protectrices et elles n’hésitent pas à saisir la justice en cas de litige qui ne peut être résolu à l’amiable. 

Chacune des sœurs entre en clôture avec une parentèle et un réseau de connaissance qu’elle peut solliciter en cas de nécessité (cela vaut surtout pour les filles issues de la bourgeoisie ou de la noblesse). Ces factums dévoilent l’agency, c’est-à-dire leur capacité d’agir de ces femmes qui subissent les règles de leur communauté, de la société et des hommes qui les entourent. Par ces sources judiciaires, les religieuses exposent leur connaissance du système de la société d’Ancien Régime et la manière dont elles sont capables de l’actionner. Elles donnent à voir un peu du vécu des religieuses et des réseaux qu’elles peuvent mobiliser. 

 

 

Lauren Lassère  

Master 2, parcours 2, en EAD

Sous la direction de Madame Caroline Galland 


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
mariesacareau (28 novembre 2024). LAUREN LASSÈRE. LES RELIGIEUSES ET LA JUSTICE AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES. Master Histoire de Nanterre. Consulté le 15 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12s71


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