Dans cet article, qui constitue le sujet de mon mémoire de Master, je m’intéresse à la querelle des biens des Jésuites en Martinique aux XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles, un événement marqué par l’Affaire Lavalette ayant conduit à leur expulsion et à la confiscation de leurs biens en 1764. J’explore les enjeux religieux, économiques, sociaux et politiques de cette querelle, tout en mettant en lumière les contradictions entre la mission spirituelle des Jésuites et leur implication dans l’esclavage. Je propose également un bref aperçu historiographique de mon sujet, une présentation des typologies documentaires sur mes sources, ainsi qu’une explication de ma méthodologie de travail.

Au cours de mes trois années de licence en histoire, j’ai suivi de nombreux cours portant sur les interactions entre les Européens et les espaces extra-européens. Certains d’entre eux se sont particulièrement intéressés au rôle des Jésuites dans les processus d’évangélisation des populations locales dans divers territoires, notamment en Asie et en Amérique du Sud, examinés à travers le prisme des empires coloniaux ibériques.

Mes grands-parents étant nés en Martinique, j’ai souhaité étudier à travers ce mémoire la présence des Jésuites en Martinique à l’époque moderne. Afin de croiser plusieurs champs historiques pour analyser cette présence, j’ai choisi de m’appuyer sur la querelle des biens des Jésuites à la Martinique. Oscillant entre histoire religieuse, histoire politique, histoire coloniale et histoire sociale, cet événement permet d’aborder la présence jésuite sous divers angles.

Il est pertinent de s’interroger sur l’intérêt de cette étude, qui vise à analyser la querelle liée aux biens des Jésuites en Martinique en explorant ses origines, ses protagonistes, ses enjeux et ses répercussions. Pour éclairer ce sujet, il est indispensable de revenir à l’affaire Lavalette, dont l’origine remonte au milieu du XVIIIᵉ siècle. Celle-ci trouve sa source dans les activités commerciales du père Antoine Lavalette, supérieur des missions jésuites en Martinique, dont les entreprises font faillite et accumulent d’importantes dettes. En 1760, ses créanciers saisissent le Parlement de Paris, déclenchant une crise majeure qui aboutit à la condamnation des Jésuites et, en 1764, à leur bannissement du royaume de France. En effet, influencé par les idées jansénistes, le Parlement décide alors de bannir les membres de la Compagnie de Jésus, malgré le soutien de Louis XV. Cette décision entraîne la confiscation des biens des Jésuites, générant un conflit entre les autorités royales et locales. Cette étude s’inscrit dans un cadre chronologique qui débute en 1640, avec l’arrivée des premiers Jésuites en Martinique, et s’achève en novembre 1764, lorsque Louis XV promulgue un édit ordonnant leur expulsion de la Martinique et de la métropole.

Concernant les sources disponibles, la majorité se trouvent aux Archives Nationales d’Outre-Mer (ANOM) d’Aix-en-Provence. Plusieurs types de sources peuvent nous permettre d’analyser cette querelle des biens : inventaires des biens, actes administratifs, registres notariés, mais aussi des plans et des cartes qui permettent d’observer l’organisation des biens des Jésuites. De nombreuses sources n’ont pas encore été exploitées, ce qui offre l’opportunité d’apporter un nouveau regard sur l’étude de cette querelle.

À titre d’exemple, cet extrait de document est une minute notariale¹ qui indique que les sieurs Bonneval et Tournal ont acquis des biens des Jésuites situés à Saint-Pierre, pôle économique de l’île. On comprend alors l’enjeu de la confiscation des biens des Jésuites, puisque, à travers les archives notariales, on peut accéder à la procédure qui marque le passage des biens de religieux au domaine public.

Je voudrais maintenant vous présenter un point qui me semble important dans le traitement de mon mémoire. Je souhaiterais analyser le lien entre la théologie jésuite et l’esclavage. En effet, nous savons qu’à la Martinique, les Jésuites étaient de puissants propriétaires de terres : ils possédaient des habitations. Ces dernières étaient des exploitations agricoles, des plantations tenues autrefois par des colons de métropole ou leurs représentants, et sur lesquelles travaillaient des esclaves. Nous comprenons donc qu’à travers ce type de terres, les Jésuites alliaient leurs activités économiques à leurs activités missionnaires. Je souhaiterais ainsi mettre en avant une certaine contradiction entre la « mission spirituelle » des Jésuites et leur implication économique. Afin de vous présenter l’une de ces contradictions, je souhaite mettre en lumière le fait que les Jésuites prônaient la dignité de chaque être humain et l’égalité spirituelle entre esclaves et maîtres, tout en possédant des habitations où ils exploitaient des esclaves pour générer des profits substantiels, nécessaires au financement de leurs missions et œuvres. Cette contradiction sera au cœur de mon mémoire.

Cet extrait de source représente une ancienne habitation jésuite, concédée au domaine public à la suite de l’expulsion de l’ordre du royaume de France. On voit que les Jésuites avaient un camp de « nègres », main-d’œuvre à bas coût destinée à cultiver les cannes à sucre. Ce type d’infrastructure, détenu par les Jésuites, constituait inévitablement une source importante de revenus pour les membres de la Compagnie de Jésus.

Faisons un bref point historiographique sur le fait religieux en milieu colonial. Les travaux des historiens ont abordé la question du fait religieux en milieu colonial en explorant différentes thématiques. Tout d’abord, les chercheurs ont intégré ce fait religieux dans le cadre de la « mission civilisatrice », minimisant ainsi les violences de la colonisation sur les populations locales à travers des études coloniales apologétiques rédigées par des religieux² . Le fait religieux en milieu colonial a ensuite été étudié sous l’angle d’une nouvelle approche : une approche sociale et culturelle. À travers cette nouvelle analyse, les historiens se sont intéressés aux interactions et échanges entre les religieux et les populations locales, s’éloignant progressivement d’une interprétation dominée-dominant³ . Les récits historiques ont ensuite été marqués par le clivage opposant le courant « républicain et anticlérical » à celui de la « défense catholique ». Certains historiens soutiennent l’idée que la réussite des missions se traduit par une coopération réussie entre les gouvernements coloniaux et les religieux chargés de la conversion des populations locales⁴ . D’autres dénoncent l’action de l’Église dans le processus de colonisation⁵ . Enfin, les derniers travaux d’historiens se sont focalisés sur des questions de syncrétisme et de réinterprétation du christianisme par les populations locales. Ces travaux évoquent en effet le phénomène qui a permis aux croyances africaines d’influencer le christianisme. De plus, ils se sont intéressés à la manière dont les populations locales ont intégré et réinterprété le christianisme pour conserver une identité propre⁶ . Ce dernier angle d’étude s’inscrit dans la continuité des travaux portant sur une approche sociale et culturelle, s’intéressant aux interactions entre les religieux et les populations locales, mais aussi entre les religieux et l’esclavage.

Concernant l’historiographie sur la présence jésuite dans le monde francophone, les travaux des historiens ont abordé la question de cette présence en suivant les évolutions politiques des territoires. Ils ont d’abord étudié le rôle politique des Jésuites dans la lutte contre le protestantisme⁷ . Les chercheurs se sont ensuite penchés sur l’influence intellectuelle des Jésuites, notamment à travers le secteur de l’éducation, qui forme les élites de demain⁸ . À l’époque des missions évangélisatrices, les Jésuites ont été examinés sous l’angle de leurs interactions avec les populations autochtones, tout en dénonçant l’oppression qu’ils exerçaient, notamment envers les cultures locales⁹ . L’étude historique primordiale pour le traitement de ce sujet est celle de l’Affaire Lavalette et de ses conséquences sur l’ordre de manière générale. À travers les différents travaux historiques, on comprend que cet événement marque véritablement la fin de la tolérance accordée à l’action des Jésuites, condamnant ces derniers à l’expulsion des terres du royaume de France¹⁰ .

Si je devais vous résumer ma méthodologie de travail, je souhaite m’inspirer des différents courants historiographiques qui ont traité mon sujet de près ou de loin afin d’explorer différents points de vue me permettant de comprendre la complexité de mon sujet. Il est tout d’abord important de souligner que cette question de la querelle des biens des Jésuites à la Martinique ne découle pas seulement de la question de la possession de terre mais relève en réalité de problématiques plus larges touchant les domaines religieux, économiques et culturels dans une société coloniale où les rapports de force jouaient un rôle crucial. Il me semble être intéressant d’étudier à travers l’étude de cette querelle la concomitance qui est faite entre la mission religieuse et les intérêts financiers des Jésuites à la Martinique. Je suis également conscient qu’il manque l’étude de voix des subalternes, des dominés dans les documents historiques influençant donc les travaux d’historiens. Je souhaite donc tenter de reconstituer les perceptions des communautés esclaves et libres de couleur permettant de fournir une analyse plus nuancée. De plus, je souhaite prendre conscience de la variété des courants historiographiques – depuis les perspectives apologétiques (défense de la foi chrétienne) jusqu’aux critiques anticléricales – afin d’éviter l’écueil de présenter la présence jésuite à la Martinique sous l’angle de l’héroïsation ou de la diabolisation. En guise de conclusion, je souhaite fournir un travail favorisant une compréhension plus subtile de ce conflit permettant de comprendre l’influence et la complexité de la présence jésuite dans la Martinique coloniale en tentant de sortir d’un regard eurocentré, tout en échappant à une attitude partisane ou hostile à l’égard de l’action des Jésuites à la Martinique.

Rédigé par Mathieu NÉE, étudiant en M1 Histoire parcours SMCM

Mémoire sous la direction de Baptiste BONNEFOY

 

1. Une minute notariale correspond à l’exemplaire d’un acte notarié qui est conservé par le notaire. [↩]
2. Rennard Joseph, Histoire religieuse des Antilles françaises des origines à 1914,Paris, Société de l’histoire des colonies françaises : Librairie Larose, 1954. [↩]
3. Élimort Cécilia, L’expérience missionnaire et le fait colonial en Martinique (1760-1790), Matoury, Ibis Rouge éditions, 2014. [↩]
4. [1] Lafleur Gérard, « Religion et esclavage dans les Antilles françaises », Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe, n^o 193, 2022, p. 95‑180, [https//doi.org/10.7202/1098106ar]. [↩]
5. Castelnau-L’Estoile Charlotte de, « Une Église aux dimensions du monde : expansion du catholicisme et ecclésiologie à l’époque moderne », Les clercs et les princes : Doctrines et pratiques de l’autorité ecclésiastique à l’époque moderne, Paris, Publications de l’École nationale des chartes, 2013, p. 323‑340, [https//doi.org/10.4000/books.enc.397]. [↩]
6. Thornton Brendan Jamal, « Refiguring Christianity and Black Atlantic Religion: Representation, Essentialism, and Christian Variation in the Southern Caribbean | Journal of the American Academy of Religion | Oxford Academic », Journal of the American Academy of Religion, vol. 89, n^o 1, 2021, p. 41‑71, [https//doi.org/https://doi.org/10.1093/jaarel/lfab023]. [↩]
7. Daniel-Rops Henri, L’Église de la Renaissance et de la Réforme. Tome 2 : Une ère de renouveau : la Réforme catholique, Paris, Fayard, 1955. [↩]
8. Lacouture Jean, Jésuites : une multibiographie. Tome 1 : Les Conquérants (1534-1773), Paris, Éditions du Seuil, 1991. [↩]
9. Cazaux Yves, Le rêve américain :  de Champlain à Cavelier de La Salle, Paris, A. Michel, 1988. [↩]
10. Dial Andrew, The « Lavalette Affair » : Jesuits and money in the French Atlantic, thèse de doctorat, Montréal, McGill University, 2019. [↩]

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