Le présent article s’arrête sur les inscriptions latines contenant la formule « cuius nomen Deus scit », soit « celui dont Dieu connaît le nom ». A travers cette formule, c’est la notion de l’anonymat des dons durant l’Antiquité tardive que Camille Thiel questionne.

Cette question s’inscrit dans un débat plus large : durant l’Antiquité tardive (IIIe-VIe siècles), l’évergétisme¹ évolue du fait de l’apparition du christianisme² . Pour certains, l’évergétisme civique s’efface au profit de la charité chrétienne³ , alors concept nouveau. Pour d’autres, l’évergétisme civique ne disparait jamais⁴ , et peut être concomitant à un évergétisme chrétien. Certains estiment que l’évergétisme chrétien servirait de transition entre évergétisme et charité⁵ . Pour d’autres encore, ces deux modes de générosités sont, en fait, différentes facettes d’un même système⁶ .

Camille Thiel se range plutôt du côté des chercheurs qui estiment qu’il y a eu une transition depuis l’évergétisme vers la charité chrétienne, même si ces deux modes de générosité ont des points communs fondamentaux⁷ . C’est surtout sur une étude des inscriptions (soit de l’épigraphie) qu’elle base sa réflexion. Pour rappel, les actes d’évergétisme étaient le plus souvent signalés par leurs donateurs par une inscription. Cette dernière servait d’abord à orner l’élément offert, une œuvre d’art ou un bâtiment public par exemple, parfois à rappeler un don qui n’aurait plus été visible, comme pour le don de jeux, mais cette inscription servait surtout à honorer le donateur⁸ en rappelant sa générosité. Camille Thiel, dans sa thèse⁹ notamment, remarque que les inscriptions connaissent des variations de formulation durant l’Antiquité tardive, mais aussi qu’elles sont moins nombreuses¹⁰ . Dans la thèse d’une évolution de l’évergétisme (depuis une forme civique, à usage politique, basée sur l’honneur et l’orgueil¹¹ , vers une forme chrétienne, basée sur une charité qui se veut humble), la diminution des inscriptions, ou l’évolution de leurs formulations (notamment vers un anonymat plus grand des donateurs) serait due à un souci chrétien de se faire discret.

Camille Thiel aborde donc dans cet article la question de l’anonymat du donateur dans certaines inscriptions. Elle commence par rappeler l’importance de l’inscription d’un nom à cette époque¹² . Elle souligne ensuite que, à l’inverse, des noms d’individus ayant subi une damnatio memoriae ont été martelés, effacés, ce qui laisse bien imaginer l’importance de la représentation par l’inscription de son nom¹³ , sinon pourquoi aurait-il été si important d’effacer ceux dont l’importance n’était plus reconnue ?

Une fois la valeur des inscriptions nominatives établie, Camille Thiel note une évolution de ces dernières au cours de l’Antiquité tardive¹⁴ . Elle attribue la cause de cette évolution au christianisme, car cette nouvelle religion fait changer le paradigme des valeurs. D’abord, c’est la destination des dons qui change (moins fréquents pour la cité et son fonctionnement, les dons s’adressent de plus en plus à l’Eglise, qui n’est pas encore institutionalisée, ce qui revient à faire des dons à des églises et congrégations privées) mais ce sont surtout les inscriptions qui évoluent (et ce sont elles qu’elle étudie). Cette évolution reste minime¹⁵ . Cela dit, il apparait que certains bienfaiteurs choisissent dorénavant l’anonymat¹⁶ . La formule « Cuius nomen Deus scit » (soit « celui dont Dieu connait le nom ») est notable car véritablement nouvelle¹⁷ . Camille Thiel relève une quinzaine d’inscriptions utilisant cette formule et note une quarantaine équivalente en langue grecque. De plus, ces inscriptions sont disséminées tout autour de la Méditerranée et leur chronologie s’étend sur une période longue¹⁸ , ce qui tend encore à confirmer que cette formule était relativement fréquente.

Camille Thiel note aussi que ces inscriptions se trouvent le plus souvent dans les sols mosaïqués des basiliques, donc dans un contexte chrétien. Ces inscriptions viennent souvent indiquer le don d’une partie du pavement de mosaïque.

L’anonymat de cette formule pose question : Camille Thiel se demande s’il est « fortuit, subi ou choisi ? » (p.263). Elle estime qu’il existe plusieurs possibilités. L’anonymat pourrait être dû au fait que l’artiste n’aurait pas connu le donateur. Le donateur serait donc un inconnu, c’est notamment possible pour un défunt, Camille Thiel parle alors d’un anonymat fortuit. L’anonymat pourrait aussi être rendu obligatoire par une instance ecclésiale voulant affaiblir le prestige du donateur, l’anonymat serait alors subi. Cela dit, la présence de ces inscriptions anonymes dans des bâtiments où se trouvent de manière concomitante des inscriptions nominatives tend à invalider cette hypothèse, qui est toutefois non négligeable (un évêque aurait pu interdire à certains d’afficher leur nom mais pas à d’autres, ce qui est certes étrange mais possible, mais les inscriptions pourraient aussi avoir des dates différentes). Ici, Camille Thiel parle d’un « même programme décoratif » mais ne précise pas si cette unité est temporelle ou non. Enfin, Camille Thiel estime qu’il est possible que cet anonymat ait été réclamé par le dédicant, il aurait donc été voulu. C’est dans cette possibilité que réside une évolution évergétique puisque nous avons souligné l’importance du nom dans les inscriptions préchrétiennes.

Les raisons de ce changement posent question. Pour certains, le christianisme aurait amené avec lui une conscience nouvelle d’humilité¹⁹ . Renoncer au prestige social auparavant si important permettrait de faire preuve d’humilité. Ce choix pourrait aussi s’expliquer par une volonté de se conformer à certaines recommandations provenant du milieu religieux, depuis les évangiles évoquant le don jusqu’aux textes des religieux contemporains comme ceux de saint Augustin.

Humilité, nouvelle conception du don, envie de se conformer aux nouvelles normes religieuses et sociales… ces raisons de choisir l’anonymat sont toutes possibles et ne s’excluent pas. Dans tous les cas, ce choix de l’anonymat a des conséquences sur l’évergétisme. Ce dernier perd sa dimension de rivalité, qui lui était pourtant essentielle. Les rivalités aristocratiques sont ainsi évitées par le donateur, or cela revient à se soustraire d’un système social séculaire. Cette évolution prouve aussi un changement dans les mentalités puisque le salut, la reconnaissance ne sont plus attendus de la cité, de la communauté, des pairs, mais bien seulement de Dieu. Les actions, pourtant similaires (l’évergétisme reste toujours le fait de donner à la communauté), ne sont plus du tout motivées par les mêmes objectifs. L’évolution du don reste ainsi à nuancer car, s’il n’est plus validé par la même entité (Dieu remplace dorénavant la cité), il n’en reste pas moins un don soumis à une instance supérieure, et qui doit être remarqué par elle.

Camille Thiel s’arrête ensuite sur le contexte archéologique des inscriptions. Elle rappelle que la position (au sol) et la taille (importante) de ces inscriptions laissent entendre que, malgré l’anonymat, ces dons étaient faits pour être vus, ce qui est d’ailleurs assez paradoxal. Ces donateurs n’ont donc pas fait le choix d’un anonymat qui soit complet (sinon il n’y aurait pas eu d’inscription²⁰ ).

Cet entre-deux n’exclut donc pas du don le besoin de reconnaissance, dont nous avons établi qu’il était inhérent à l’évergétisme. Au contraire, Camille Thiel avance même l’idée que cette nouvelle forme de don aurait pu permettre à certains une forme de différenciation sociale. Les donateurs auraient pu ainsi marquer leur chrétienté (encore rare alors) mais aussi souligner leur humilité de manière publique. C’est aussi une manière de se montrer comme supérieur en reprenant un système séculaire (ce qui est cela dit une marque de respect, ces donateurs s’intègrent au cadre de la romanité traditionnelle en se prêtant à l’évergétisme) mais en y ajoutant une dimension d’humilité (soulignant indirectement que les dons précédents en avaient manqué). La dimension agonistique que l’on pensait avoir perdue (nous expliquions précédemment que choisir l’anonymat revenait à se soustraire du système de compétition aristocratique qu’est l’évergétisme) était ainsi réanimée par un autre biais.

Il faut également se demander dans quelle mesure cet anonymat était réel car il semble peu probable que la communauté ait pu ignorer qui en son sein était capable de réaliser un don évergétique. Charles Pietri, historien français spécialiste de l’Antiquité tardive, explique ainsi que les noms des donateurs étaient récités durant les offices. Le bouche à oreille devait aussi permettre de connaitre les identités des donateurs. Cela dit, si ce savoir devait être concomitant au don, voire à la durée de vie du donateur, la temporalité du don en reste modifiée puisque la tradition orale dure moins longtemps (la rumeur finit bien par s’arrêter) qu’une inscription. La temporalité de la reconnaissance de l’évergétisme demeure donc transformée dans ce contexte chrétien. Puisque cette reconnaissance ne se transmet plus dans le temps, elle ne peut plus être portée et rappelée par la lignée du donateur (ce qui était pourtant un élément majeur de la romanité). Le salut ne dépend plus de sa lignée mais de Dieu auquel on s’en remet. Cela prouve une évolution des mentalités : le salut est individualisé, les bienfaits sont personnels et non plus familiaux.

Camille Thiel conclut en expliquant que le choix de l’anonymat est clair à une période tardive (même s’il n’est pas le seul choix possible). Elle parle d’une « tendance de fond »²¹ . Mais elle souligne rapidement que cette forme de don est restée minoritaire. Les inscriptions anonymes sont un entre-deux, entre anonymat réel et utilisation de l’inscription comme porteuse du souvenir, si ce n’est du nom, au moins du don.

Comme pour le reste de ses recherches, Camille Thiel parvient à observer avec finesse combien l’Antiquité tardive est une période de transition et comment, loin de se succéder ou de s’opposer, l’évergétisme et la charité ont une relation complexe qui laisse voir un changement sociétal plus profond qui se joue dans cette époque charnière.

Emma Toledano

M2 d’Histoire des mondes antiques et médiévaux sous la direction de M. Hervé Inglebert

 

1. L’évergétisme désigne une forme de générosité pratiquée par les notables, en théorie libre, mais en fait fort codifiée socialement et devenue pratiquement obligatoire pour toute personne soucieuse d’obtenir des magistratures importantes dans le monde hellénistique puis dans les cités latines et consistant à financer banquets publics, spectacles, édifices d’utilité publique… Paul Veyne a dédié la majorité de ses recherches à cette notion. [↩]
2. A partir de 312 avec la conversion de Constantin, le christianisme connaît une importance exponentielle dans l’Empire.  [↩]
3. C’est notamment l’opinion de Paul Veyne, qui estime que l’évergétisme traditionnel disparait dans le contexte chrétien qui engendre un nouveau mode de générosité : la charité. C’est aussi la thèse que défend Evelyne Patlagean.  [↩]
4. Claude Lepelley mène une longue étude archéologique de l’Afrique et établit au travers de la visible prospérité de cette dernière durant l’Antiquité tardive une persistance évidente de l’évergétisme civique dans cette période tardive.  [↩]
5. C’est notamment le positionnement plutôt suivi par l’autrice de cet article, Camille Thiel, une transition à laquelle elle a dédié sa thèse, cf Thiel, C. (2015) : De l’évergétisme à la charité chrétienne ?: transformations et usages du don à la collectivité en Afrique tardo-antique (fin du IIIème siècle-VIème siècle), Thèse de doctorat, Université de Strasbourg, France. [↩]
6. C’est notamment la conclusion de Christophe Goddard.  [↩]
7. Ce sont dans les deux cas des modes de générosités pour lesquels les bienfaiteurs sont les aristocrates fortunés, dont les dons s’adressent à un public important (la cité ou la communauté chrétienne).    [↩]
8. « La gravure d’une inscription assurait la publicité du bienfait, pour les contemporains et pour les générations à venir. » dans « Cuius nomen deus scit : anonymat et prestige dans les inscriptions de l’Antiquité tardive », dans Le Prestige. Autour des formes de la différenciation sociale, dir. Par F. Hurlet, I. Rivoal et I. Sidera, Paris, De Boccard, 2014, p. 262.  [↩]
9. Thiel, C. (2015) : De l’évergétisme à la charité chrétienne ?: transformations et usages du don à la collectivité en Afrique tardo-antique (fin du IIIème siècle-VIème siècle), Thèse de doctorat, Université de Strasbourg, France. [↩]
10. Ce recul du nombre d’inscriptions pourrait avoir différentes, et non contradictoires, explications : le bois aurait pu être plus utilisé comme support d’inscriptions et ainsi nous être moins parvenu pour des raisons de conservation évidentes, mais il est aussi possible que le christianisme ait rendu le besoin d’inscrire son don, et son nom, obsolète, voire mal perçu, débat que le présent article aborde. [↩]
11. « Les historiens se sont finement mais trop exclusivement étendus sur le civisme, le gout de donner, le désir de se distinguer… Ces arbres sentimentaux et civiques leur ont cachés la forêt de l’orgueil noble et l’existence d’une noblesse patrimoniale, héréditaire ». Paul Veyne rappelle ici que la base de l’évergétisme tient dans la fierté et la compétition. Veyne, P. (2015) : La vie privée dans l’Empire romain, Seuil, Histoire Points, Paris, p. 117. Camille Thiel le rappelle dans son article : « Durant l’Antiquité, les conduites généreuses envers la communauté étaient valorisées, et elles permettaient aux aristocrates de tenir leur rang par rapport à leurs pairs, et de se distinguer par rapport à leurs concitoyens. » p. 262. [↩]
12. « Le souvenir du nom à travers l’épigraphie est l’un des vecteurs principaux de la mémoire d’un individu » p. 262. [↩]
13. « Les aristocrates bienfaiteurs souhaitaient assurément perpétuer la mémoire de leur nom lorsqu’ils faisaient commémorer sur pierre le souvenir de leurs bienfaits. Bien plus, ils assuraient ainsi la transmission de leur prestige personnel ou familial à travers le temps. » p. 262.  [↩]
14. « A partir du IVe siècle, la situation évolua. » p. 262 [↩]
15. « Comme par le passé, les bienfaiteurs ont rendu visibles leurs bonnes actions au moyen de l’épigraphie (sur pierre ou sur mosaïque), et dans la grande majorité des cas, ils firent inscrire leur nom. » p. 262.  [↩]
16. « Mais certains bienfaiteurs restèrent dans l’anonymat, dissimulant leur nom suivant une formule latine conventionnelle, cuius nomen Deus scit, littéralement celui dont Dieu connait le nom. » p. 262.  [↩]
17. Cette formule, parce qu’elle est nouvelle, prouve bien une « rupture dans les modes d’affichage et de transmission du prestige » p. 262.  [↩]
18. « du IVe siècle jusqu’à l’époque médiévale » p. 263 [↩]
19. Camille Thiel évoque une « modestie » p. 264. [↩]
20. Camille Thiel évoque par exemple les dons réalisés sous formes de tablettes inscrites enfouies sous l’autel, et donc formant des dons véritablement secrets.  [↩]
21. p. 267.  [↩]

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