Pierre Debons. Les soldats de 1940, une génération sacrifiée, de Rémi Dalisson

Publié à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de la bataille de France aux éditions du CNRS, cet ouvrage de Rémi Dalisson, professeur des universités en histoire contemporaine à l’INSP-Université de Rouen, s’inscrit dans un courant historiographique qui depuis plusieurs décennies a cherché à revisiter cette période de la Deuxième guerre mondiale en France, au-delà des stéréotypes, des Topoï[1] véhiculés dans la mémoire collective. La défaite française en effet a donné lieu à une légende noire autour de combattants de 1940 qui ne voulaient pas se battre, encore largement partagée aujourd’hui. C’est un bel exemple d’approche générationnelle qui suit l’histoire et l’image demeurée de ces soldats, depuis la drôle de guerre jusqu’au retour des prisonniers, en passant par les combats de mai-juin 1940 et la captivité

L’ouvrage de Rémi Dalisson, s’inscrit dans une double logique :

– celle des anniversaires décennaux de la défaite française de 1940 ; il publie son livre en 2020, à l’occasion du 80ème anniversaire qui constitue sans doute une des dernières grandes commémorations de l’événement avec la présence des derniers survivants ;

– il semble également que l’auteur a investi personnellement dans la problématique de la défaite et de la captivité car il cite à deux reprises un lieutenant René Dalisson, prisonnier dans un Oflag[2], qui doit manifestement être son grand-père (ou tout au moins un membre de la famille proche). Ceci reste évidemment une hypothèse qui demanderait à être confirmée.

En tout cas, on sent chez l’auteur une volonté forte de participer à la réhabilitation des soldats de 1940, et plus particulièrement à ceux qui ont été prisonniers en Allemagne. Il insiste particulièrement sur l’absence de reconnaissance dans les années d’après-guerre pour cette génération qu’il qualifie de « sacrifiée ».

Cet ouvrage appartient au courant historiographique qui s’est attaché, notamment à partir des années 1970, à revisiter cet épisode de la Deuxième guerre mondiale en France donnant lieu à la conceptualisation de deux syndromes : le « syndrome de Vichy », définit par Henry Rousso, et le « syndrome » de 1940 décrit par Robert Franck (voir ci-dessous). Il se situe également dans la continuation de l’ouvrage magistral de Jean-Louis Crémieux-Brillac, Les Français de l’an 40, publié en 1990 qui a fourni un éclairage nouveau particulièrement fouillé sur les politiques et les différents acteurs de la société française pour la période des débuts de la guerre et de sa préparation. Il a notamment relativisé l’impréparation du pays à ce conflit.

Loin de l’instrumentalisation des événements et des soldats par le régime du maréchal Pétain, dès la signature de l’armistice, loin du résistancialisme développé dans l’après-guerre par la mystique gaulliste et celle du parti Communiste, l’auteur s’attache particulièrement à une histoire par le bas, celle vécue par les acteurs, dont il utilise largement les témoignages.

L’ouvrage a l’intérêt de traiter comme un continuum la période des combats, en mai-juin 1940, avec ses 60 000 soldats français tués, et celle de la captivité avec ses 1 850 000 prisonniers alors que jusqu’alors elles étaient généralement traitées séparément. Il situe l’analyse au niveau de la génération, une approche qui apparait particulièrement pertinente pour appréhender l’histoire de ces hommes.

Il décrit, au fil des pages, une génération broyée par les événements de la guerre, qui n’a jamais pu exister pour ce qu’elle était et ce qu’elle avait fait mais dont l’image est restée attachée à une légende noire qui n’a jamais vraiment disparue jusqu’à aujourd’hui, celle de soldats qui ne voulaient pas se battre et de prisonniers qui auraient vécu une captivité douce et tranquille pendant que les Français de l’hexagone vivaient durement l’occupation, la politique de Vichy et les opérations de libération du territoire.

C’est une génération maudite dont il montre la continuité de la représentation entre la drôle de guerre, la défaite, la captivité et le retour. L’image restée de chacune de ces périodes renforce dans la mentalité collective la perception caricaturale de ces hommes : ils ne se sont pas préparés à la guerre ; ils ne se sont pas battus ; ils « se la sont coulé douce » en captivité ; ils ont eu des exigences de reconnaissance après-guerre jugées excessives. Leur histoire, selon l’auteur constitue « une sorte de métaphore en treillis de la défaite et de l’effondrement ». Ils en portent dès lors tout le poids. L’Etat et l’armée s’accommodent de l’effacement d’un monde, celui de la Troisième république victorieuse de 1918, « en faisant des soldats de 1940 les coupables-victimes idéales qui permettent d’exonérer les vrais responsables de la défaite ».

Confrontés à cette représentation dans la société, ces soldats de retour sur le territoire national à la fin de la guerre ont finalement « fait le gros dos » en s’investissant à fond dans le travail pendant la période des Trente glorieuses. Ils sont victimes d’un triple traumatisme : celui liés à la violence des combats qu’ils ont menés, celui qui vient du choc ressenti au retour dans une société profondément changée qui ne les accueille pas très bien, celui enfin de l’enfouissement dans le travail et une vie normale pour oublier ce qu’ils ont vécu.

Cette analyse posée, l’auteur s’attache à étudier de manière complète et précise, l’action entreprise par ces hommes pour se faire reconnaitre, les politiques menées à leur égard par les responsables publics, notamment la politique mémorielle, et l’évolution de l’image de ces hommes dans la société jusqu’à aujourd’hui, notamment à travers la production culturelle les concernant.

Assez rapidement, après la fin de la guerre, le souvenir de son régiment et la captivité inspirent la création d’associations et d’amicales. Mais la mémoire des combats reste le parent pauvre de ce mouvement, à l’exception de quelques initiatives comme la constitution de l’association Flandres Dunkerque 1940 qui cherche à promouvoir l’image des combattants de Dunkerque.

Ces regroupements qui rassemblent énormément d’anciens soldats et prisonniers, vont œuvrer pour obtenir des marques de reconnaissance par la puissance publique, comme, par exemple, la carte de combattants que les anciens de 14 – 18 veulent leur refuser mais qu’ils finiront par obtenir en 1949. Il faut dire qu’ils représentent une masse, 100 000 anciens combattants manifestent silencieusement par exemple à Paris le 3 septembre 1949, dixième anniversaire de la déclaration de guerre. La politique de l’Etat à leur égard oscille entre reconnaissance et mise à l’écart d’hommes qui n’incarnent pas l’avenir. La figure dominante promue par les responsables pendant longtemps reste celle du résistant. Cette hégémonie se retrouve dans les monuments et stèles commémoratives et la politique odonymique[3].

La politique mémorielle envers ces anciens combattants, poussée par leurs associations, conduit cependant à quelques réalisations : l’érection d’une tombe du soldat inconnu de 1940 dans la nécropole de Notre-Dame-de-Lorette en 1950, la construction d’un édifice dédiée « aux soldats de l’armée de 1940 tués au combat ou décédés en captivité » à la nécropole du Pétant à Montauville en Moselle, l’inauguration d’un monument dédié aux soldats/captifs de Dunkerque en 1962 en hommage à l’opération Dynamo[4], mais payé par les Anglais.

Parallèlement, les anniversaires décennaux de la défaite de 1940 donnent lieu à l’organisation de manifestations importantes. En 1960, par exemple, est organisée à Abbeville une journée commémorative des combats de l’Aisne et de la Somme en juin 1940 dont les promoteurs estiment qu’ils constituent « le symbole de tous les combats de 1940[5] ».

Le cinquantième anniversaire sous François Mitterrand en 1990 et le soixante-dixième sous Nicolas Sarkozy en 2010 constitueront également des temps importants de commémoration de la bataille de France.

Les expressions culturelles liées aux événements de 1940 sont très largement traitées par l’auteur car elles sont la matrice de l’image de ces combattants/captifs véhiculée dans la société. L’auteur s’attache aux chansons mais surtout aux productions cinématographiques. Il décompose la représentation des soldats devenus captifs dans les films en trois moments qui en définissent les codes cinématographiques :

– la période de 1944 à 1953 est celle de l’ambivalence avec des fictions qui ne traitent ni de la captivité ni de la défaite et exalte l’héroïsme des soldats de l’ombre, comme La bataille du rail de René Clément en 1946 ;

– tout change dans les années cinquante quand la situation économique s’améliore : la vision oscille entre l’heureux, le comique et le tragique. C’est par exemple Jeux interdits de René Clément. Les films éludent les combats et la réalité de la longue captivité en se concentrant sur l’évasion, « sorte d’injonction rétrospective pour le million de captifs revenus au pays ». Dans la France déchirée d’alors, l’évasion reste la seule identité tolérable des vaincus/captifs. La défaite est même héroïsée dans le personnage joué par Jean-Paul Belmondo dans Week-end à Zuydcoote, d’Henri Verneuil d’après le roman de Robert Merle, prix Goncourt 1949.

Dans cette phase se construit aussi l’image péjorative des hommes de 1940, avec notamment les autres personnages de Week-end à Zuydcoote, magouilleurs ou indifférents. L’auteur évoque même « la fernandalisation de l’armée Ladoumègue[6] » à propos d’un autre film, La vache et le prisonnier d’Henri Verneuil sorti en 1959.

– la période de 1968 à 1977 achève d’imposer l’image satirique et péjorative des prisonniers/vaincus entre moquerie, empathie et dédain. Est à cet égard emblématique, la série des trois films sur La septième compagnie, réalisée par Robert Lamoureux, qui sera vue par 9 millions de spectateurs.

Dans la dernière partie de son ouvrage, l’auteur aborde le « syndrome de 1940 », expression née dans la foulée du renouveau historiographique sur la période dans les années soixante-dix avec notamment la publication en 1972 du livre de l’historien américain Robert O. Paxton La France de Vichy. Cet intérêt pour la France d’avant la Résistance et la Libération remet profondément en cause la vision résistancialiste qui s’était imposée après-guerre sous l’influence des gaullistes et des communistes. Mais il se porte surtout sur la politique de Vichy et sa participation à la déportation des juifs, « au risque de faire oublier d’autres aspects du conflit comme la question des soldats de 1940 » souligne l’auteur. A cet égard, on ne le suivra pas forcément dans l’utilisation englobante et abusive qu’il fait du concept de « syndrome de 1940 ». On regrettera qu’il ne reprenne pas les approches historiographiques plus éclairantes qui distinguent un « syndrome de Vichy » relatif à la politique de collaboration, concept élaboré par Henry Rousso, et un « syndrome de 1940 », centré sur le choc de la défaite, définit par Robert Franck[7]. En ne reprenant pas cette distinction, il renforce lui-même l’absence mémorielle des soldats de 1940 qu’il regrette par ailleurs.

Dans cette période, on constate une accélération de la demande de mémoire et d’histoire sur l’ensemble du conflit qui suscite un renouveau de l’intérêt porté aux soldats vaincus. « Les historiens multiplient les focales sur la séquence pour clarifier le rapport entre le présent et le passé. Chaque aspect du traumatisme est alors étudié, depuis l’appareil militaire […] jusqu’à l’Administration […] pour comprendre l’enchaînement des événements menant à la défaite, à la captivité puis à leur occultation qui a tant facilité les stéréotypes ». L’auteur souligne également l’apport des historiens étrangers ainsi que l’intérêt pour l’histoire locale. Ceci correspond aussi au besoin de témoigner d’une génération qui commence à disparaître.

Les années quatre-vingt-dix et deux mille voient un renouveau de l’image du soldat de 1940 ; au cinéma, par exemple, avec les séries Apocalypse. C’est aussi le développement des études mémorielles (Memory studies)[8].

Les commémorations autour de la Grande guerre ou du débarquement de 1944 sont également l’occasion d’un renforcement de l’intérêt pour l’histoire de 1940.

A noter encore le développement du tourisme mémoriel, initié par l’ouverture à la visite des ouvrages de la ligne Maginot à la fin des années soixante-dix.

L’approche des captifs est aussi renouvelée par le regard porté par les historiens sur les expériences similaires vécues dans d’autre pays d’Europe, y compris en URSS où l’armée allemande fait cinq millions de prisonniers dans les premiers mois qui suivent l’invasion ; ou sur la détention aux Etats-Unis des Américains d’origine japonaise ; ou encore sur la situation des 750 000 prisonniers de guerre allemands détenus par la France après 1945 dont certains restent jusqu’en 1949.

Mais le plus original est sans doute l’arrivée d’un nouveau média, la bande dessinée, comme vecteur mémoriel du soldat du 1940, avec Jacques Tardi, fils de prisonnier, qui adapte en 1993 l’ouvrage de Léo Mallet, 120 rue de la Gare, dont le héros est au début du livre un captif de stalag[9].

L’auteur voit aussi dans la sortie du film de Christopher Nolan, Dunkerque, en 2017 – même si la vision qu’il donne des soldats français dans la défense de la poche de Dunkerque est discutable – une étape du renouveau mémoriel avec l’ouverture de musées et de mémoriaux.

En conclusion, l’auteur considère que les combattants de 1940 restent « présents sans l’être dans la France de l’après-guerre, ils n’ont jamais disparu et flottent plutôt en apesanteur mémorielle ».

Cet ouvrage, qui est un excellent exemple d’histoire générationnelle, constitue une référence incontournable sur le soldat de 1940. Foisonnant, parfois touffu, il est cependant particulièrement riche avec l’évocation des multiples dimensions de l’expérience et de la vie de cette génération de combattants confrontée à l’image négative dont elle encore porteuse à notre époque.

Pierre Debons

M1, parcours 3,

Sujet de recherche : Le « syndrome » de 1940 ; mémoire des combats et des combattants de la défaite.

Directrice de recherche : Julie Le Gac.

[1] Les « topoi » englobent l’ensemble des thèmes récurrents et des schémas conceptuels présents dans divers domaines de la pensée humaine.

[2] Oflag : abréviation de Offizierslager. Camp d’officiers prisonniers en Allemagne pendant la Deuxième guerre mondiale.

[3] L’odonymie est la branche de la toponymie qui s’intéresse aux noms de voies, notamment rues, avenues, boulevards, impasses, etc. et plus généralement aux noms d’espaces publics ouverts (places, esplanades, squares, etc.)

[4] L’opération Dynamo lancée par l’amirauté anglaise, concerne l’évacuation par bateaux des soldats britanniques, puis français, enfermés dans la poche de Dunkerque.

[5] C’est la dernière grande bataille d’arrêt de la campagne, avant la débâcle.

[6] Fernandel est alors le premier acteur comique français, choisi pour être le « héros » de La vache et le prisonnier. Quant à l’armée Ladoumègue c’est une référence au livre de Louis-Ferdinand Céline Les beaux draps, avec sa phrase terrible pour les soldats de 1940 : « Neuf mois de belotte, six semaines de course à pied : l’armée Ladoumègue » (du nom d’un célèbre coureur à pied français de l’époque, Jules Ladoumègue).

[7]  Défini par l’historien Robert Franck dans son livre La hantise du déclin, à propos de la perception par la société française de la défaite de 1940 avec une double caractéristique : le sentiment très fort d’une catastrophe ; l’humiliation et la honte.

Vient compléter cette perception le sentiment d’un déclin de la France et de la perte du statut de grande puissance.

[8] Qualifiées par l’historien Henri Rousso d’ « histoire de la mémoire ».

[9] Stalag : abréviation de Stammlager. Camp de sous-officiers et d’hommes de troupe prisonniers en Allemagne pendant la Deuxième guerre mondiale.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
rboughalmi (4 février 2025). Pierre Debons. Les soldats de 1940, une génération sacrifiée, de Rémi Dalisson. Master Histoire de Nanterre. Consulté le 15 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/138ha


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