Résumé : Les inventaires de bibliothèques ecclésiastiques ont été peu étudiés jusqu’à ces dernières années. II est vrai que ces documents sont d’un maniement délicat. Ceux-ci ne nous fournissent pas le mode d’acquisition des livres, et l’analyse d’une bibliothèque un peu conséquente se heurte à des problèmes méthodologiques de classification. Cependant, malgré ces difficultés, les inventaires sont le reflet de l’histoire de l’Église ainsi que des spécificités des maisons religieuses. Par la mise en place de catégorie de classification, les inventaires des bibliothèques nous permettent de voir les évolutions intellectuelles et spirituelles de tel ordre religieux ou de maison particulière.
Froeschlé-Chopard Marie-Hélène, « Les inventaires de bibliothèques ecclésiastiques, témoins de l’évolution intellectuelle et spirituelle des religieux », Revue d’histoire de l’Église de France, vol. 86, no 217, 2000, p. 493‑512. https://www.persee.fr/doc/rhef_0300-9505_2000_num_86_217_1428
Marie-Hélène Froeschlé-Chopard, agrégée d’histoire, directeur de recherche honoraire au Centre de recherches historiques (EHESS) est unanimement reconnue par ses pairs comme spécialiste en histoire des mentalités religieuses à l’époque moderne. Son champ de prédilection se situe dans l’étude des rapports entre l’espace et le sacré et ses travaux portent principalement sur les pèlerinages (Itinéraires pèlerins de l’ancienne Provence[1]), les bibliothèques des ordres religieux (Les religieux et leurs livres à l’époque moderne[2]) et des confréries (Dieu pour tous et Dieu pour soi. Histoire des confréries et de leurs images à l’époque moderne[3]).
Dans cet article M.-H. Froeschlé-Chopard, à l’aide de sources modernes et médiévales, veut dans un premier temps nous démontrer pourquoi ce champ d’étude a longtemps été mis à l’écart alors qu’il est nécessaire de s’intéresser à ce sujet ; puis elle va détailler le contenu de quelques bibliothèques de différentes maisons religieuses.
La première partie est axée sur l’aspect scientifique et la difficulté que requiert l’étude des inventaires des bibliothèques. L’auteur commence par nous expliquer que les livres et l’étude de ceux-ci revêtent un aspect fondamental dans les religions depuis la naissance du christianisme. Que durant le Moyen Âge les savoirs étaient conservés presque exclusivement dans les bibliothèques monastiques et donc que l’analyse de ces inventaires est essentielle pour connaître la vie intellectuelle et spirituelle des hommes et femmes de cette époque. à l’aide de graphismes et de chiffres issus des sources des catalogues des bibliothèques monastiques, l’auteur nous démontre les raisons de la difficulté de s’arrêter sur l’étude des inventaires des bibliothèques, et du peu d’investissement des chercheurs dans ce domaine difficilement exploitable.
En s’appuyant sur La Bibliographie annuelle de l’histoire de France, entre 1955 et 1997, M.-H. Froeschlé-Chopard dresse un bilan chronologique de l’évolution des recherches sur les inventaires des bibliothèques. À partir de ce schéma, nous constatons deux étapes importantes dans l’étude des inventaires des bibliothèques : la première en 1966, avec la première publication d’une grande enquête collective sur le livre : Livre et société dans la France du XVIIIe siècle dirigée par Fr. Furet et A. Dupront[4] ainsi qu’une publication individuelle de H.-J. Martin Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle[5]. Puis, nous avons un second regain d’intérêt en 1988 avec la parution de deux tomes sous la direction de C. Joly Histoire des bibliothèques. Les bibliothèques sous l’Ancien Régime (1530-1789)[6].
À la lecture du schéma ci-dessous nous voyons que sur plus de 2500 travaux recensés entre 1955 et 1997, 36% l’ont été après 1987. Nous constatons que c’est une génération récente de chercheurs qui se penche sur ces questions.
Cependant, ce soudain intérêt d’études sur les inventaires se heurte à des difficultés pratiques que l’auteur met en avant dans son article. Un problème majeur survient lorsque l’on se penche sur les documents sources tels que les collections d’inventaires des maisons religieuses : la méconnaissance de l’acquisition du fonds. Les ouvrages ont-ils été achetés, donnés et dans ce cas correspondent-ils au besoin de la communauté ? à défaut d’être totalement le reflet d’une vie spirituelle et intellectuelle d’un monastère, ces documents sont plutôt le témoin d’un compromis entre les choix des religieux et ceux de leur famille leur faisant don des livres. Les sources étant d’une maniabilité délicate, cela explique sans doute le fait que, jusqu’à ces dernières années, elles sont restées peu étudiées.
Une autre difficulté que rencontrent les chercheurs repose sur la classification des publications. En conséquence un même livre pouvait se retrouver répertorié dans plusieurs catégories. Les chercheurs sont par conséquent soumis à un long travail de collationnement et d’identification des livres.
Les inventaires après décès constituent un dernier obstacle. H.-J. Martin, précise que « les rédacteurs d’inventaires n’ont pas dressé la liste de tous les livres qu’ils trouvaient dans une bibliothèque, mais se sont contentés de ceux qui leur semblaient avoir le plus de valeur, c’est-à-dire les in-folio et les in-quarto, se bornant à fournir des autres un simple dénombrement par paquets »[7].
Alors que les scientifiques promouvaient ces sources, ils portaient sur elles un soupçon sur leur impartialité. Les sources ne sont pas le reflet strict des fonds documentaires des bibliothèques collectives ou privées. Cela explique la difficulté pour les chercheurs de faire des études dans ce domaine.
Malgré ces difficultés, nous avons vu que cela n’a pas empêché les chercheurs de se pencher avec avidité sur cette question des inventaires des bibliothèques depuis les années 1980. Toutefois, M.-H. Froeschlé-Chopard souligne avec justesse que cette soudaine attention est liée à un renouveau d’intérêt porté à l’historiographie des ordres religieux et que l’étude de leurs lectures éclaire le cheminement intellectuel et spirituel des membres des communautés. Cela nous confirme que l’étude d’un domaine précis de recherche est à replacer dans le contexte historiographique de l’époque. Un renouveau de recherche entraîne une réaction en chaîne et de nombreux champs d’études s’ouvrent alors aux chercheurs.
Le bilan des récents travaux met en avant l’attention portée à l’histoire des fonds. Avec des sources incomplètes, il n’est pas envisageable, dans l’immédiat, de pouvoir dresser un état de l’origine et de l’usage réel des livres. Cependant, cela nous montre que les écrits sont un véritable atout pour étudier l’évolution de la vie spirituelle et intellectuelle des religieux ainsi que la spécificité de chaque communauté religieuse ; c’est ce que M.-H. Froeschlé-Chopard nous démontre dans la suite dans son article.
Dans la seconde partie, M.-H. Froeschlé-Chopard s’attache à nous donner un aperçu de quelques collections monastiques ou conventuelles.
Nous avons la chance de pouvoir consulter un grand nombre de catalogues qui ont pu être conservés. Ceux-ci permettent de mettre en avant les disparités des bibliothèques monastiques ; certaines possèdent moins de 2000 ouvrages et d’autres plus de 7000. Ces écarts se justifient par l’importance d’une communauté, son implantation géographique ainsi que le but de celle-ci. De plus, il faut souligner que les bibliothèques des monastères féminins sont très souvent moins bien fournies que celle des hommes.
A contrario, il faut critiquer ces sources et analyser plus en profondeur le contenu de ces inventaires. Qui, quand et pourquoi ont-ils été dressés ? Ces inventaires ne sont que le reflet du fonds de la bibliothèque mais pas nécessairement de ce que lisent véritablement les religieux. Ces documents décrivent ainsi une culture commune d’une communauté et non la vie spirituelle et intellectuelle d’une personne particulière dans un couvent.
Afin d’illustrer ces propos, l’auteur met en schémas les inventaires de plusieurs bibliothèques des maisons religieuses
en utilisant la méthode de répartition moderne en cinq catégories définies au XIXe siècle par J.-CH. Brunet dans son livre Manuel du libraire et de l’amateur de livres[8] : Théologie, Droit, Sciences et arts, Belles-lettres, Histoire. Ceci permet de mettre en avant les caractéristiques propres de chaque établissement. Nous avons ainsi une vision précise de la direction suivie par telle ou telle maison, qui peut diverger au sein d’un même ordre, ainsi que le nombre de volumes variant considérablement d’un couvent à un autre (de 1 400 volumes pour les capucins de Lure à 13 035 pour l’Abbaye de Saint-Denis). Toutes ces données replacées dans leur contexte mettent en exergue les missions et vocations précises de chaque ordre.
Malgré les divergences très nettes entre les bibliothèques, il faut souligner que toutes possèdent un fonds commun : elles sont tournées vers le passé (fin XVIIe siècle) époque à laquelle la réforme catholique était à son apogée.
En étudiant plus précisément les dates d’édition des livres enregistrés dans les bibliothèques, nous pouvons en déduire plusieurs choses : comment se comporte le marché de l’édition, ce que l’on édite ainsi que les thèmes récurrents sur une période. Les monastères sont donc le reflet de l’édition, mais également de leur propre histoire. Si le monastère est voué à l’étude il sera véritablement fourni en document de travail tandis que si sa fonction est la prédication, les ouvrages de théologie domineront les acquisitions. Un même livre ne sera donc pas considéré ni référencé de la même manière selon le lieu où il se trouve. Si, par exemple, nous nous référons à un livre de droit canonique, il sera pour un avocat un instrument de travail et reflètera pour un religieux une érudition ou un moyen de se défendre.
Ces informations sont des révélateurs de l’histoire de l’Église. Grâce aux inventaires des bibliothèques religieuses, nous savons précisément quels ouvrages sont imprimés, conservés et potentiellement lus par les religieux. C’est ainsi que l’on peut se rendre compte de l’importance que revêt les livres de théologie lors de la réforme tridentine mais également des sermons.
Lors d’un inventaire de bibliothèque, il est ainsi primordial de veiller à replacer cette dernière dans son contexte historique afin de pouvoir mieux en cerner l’objectif et donc être à même de comprendre ses acquisitions.
En conclusion de son article M.-H. Froeschlé-Chopard insiste sur le fait que l’étude de ces inventaires, malgré la difficulté d’exploitation des sources, reste le moyen indispensable et nécessaire pour saisir l’évolution culturelle et spirituelle des religieux. Ces documents sont également le reflet d’une histoire générale de l’Église, principalement celle de l’époque de la réforme tridentine (1545-1563), mais également d’une histoire unique, celle d’une maison religieuse en particulier.
Le nombre croissant de volumes conservés année après année dans les bibliothèques est un indicateur de l’importance que les religieux accordent aux livres. Au-delà des monastères, l’accroissement d’édition d’ouvrages retrace l’histoire de l’Église contre les protestants.
M.-H. Froeschlé-Chopard, historienne de renom, produit un article de qualité en s’appuyant sur des sources solides et fiables tout en en expliquant leurs limites et en les exploitant le mieux possible. À l’aide de schémas et de graphismes, elle met à la portée de tous, en un seul coup d’œil, une réalité difficile à appréhender au premier abord.
La limite de son sujet réside peut-être dans l’omission, volontaire ou non, de l’exploitation des sources annexes telles que les sermons ou les notes laissées par les communautés dans leurs archives. Il arrive fréquemment, en effet, que des réunions de travail, des comptes-rendus de missions ou encore des prédications soient conservées dans les monastères. Ceux-ci peuvent également contenir des références d’ouvrages ou de fonds utilisés à l’extérieur de la communauté pour approfondir tel ou tel domaine, vérifier un point de théologie, de doctrine ou d’histoire.
En conclusion, nous avons un article important car il dresse un tableau rigoureux, en 2020, sur l’hagiographie de l’étude des inventaires des bibliothèques. Il serait probablement à compléter avec les recherches plus récentes sur le sujet, s’il en existe.
Florence LOUIS
M1 Histoire ancienne et médiévale
Mémoire sur Le Roman du Mont Saint-Michel
de Guillaume de Saint-Pair (1155)
sous la direction de Matthieu Rajohnson
[1] Froeschlé-Chopard Marie-Hélène, Itinéraires pèlerins de l’ancienne Provence : la Sainte-Baume, Notre-Dame de Moustiers, Notre-Dame de Laghet, Notre-Dame du Laus, Marseille, La Thune, 2002.
[2] Dompnier Bernard et Froeschlé-Chopard Marie-Hélène, Les religieux et leurs livres à l’époque moderne. Actes du Colloque de Marseille, EHESS, 2 et 3 avril 1997, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, coll. « Histoires croisées 21 », 2000.
[3] Froeschlé-Chopard Marie-Hélène, Dieu pour tous et Dieu pour soi. Histoire des confréries et de leurs images à l’époque moderne, Paris Budapest Kinshasa, l’Harmattan, 2006.
[4] Furet François et Dupront Alphonse, Livre et société dans la France du XVIIIe siècle, Paris La Haye, Mouton, coll. « Civilisations et sociétés 1 16 », 1965.
[5] Martin Henri-Jean, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle (1598-1701), Genève, Librairie Droz, coll. « Publications du Centre de recherches d’histoire et de philologie de la IVe Section de l’École pratique des hautes études VI », 1969.
[6] Jolly Claude, Histoire des bibliothèques françaises. [2]. Les bibliothèques sous l’Ancien Régime, 1530-1789, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 2008.
[7] Martin Henri-Jean, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle (1598-1701), op. cit., p. 493.
[8] Brunet Jacques-Charles et Deschamps Pierre, Manuel du libraire et de l’amateur de livres, Paris, Didot, 1860.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Hugues des Ligneris (20 février 2022). Florence Louis. Les inventaires de bibliothèques ecclésiastiques, témoins de l’évolution intellectuelle et spirituelle des religieux. Master Histoire de Nanterre. Consulté le 9 décembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/mzf8