La question de l’intime et de la vie privée est un sujet bien connu des historiens1 . Selon les époques et les sociétés, l’intimité se définit par des concepts différents. L’exposition du musée des Arts Décoratifs se divise ainsi en deux parties, évoquant des façons multiples de concevoir l’intime. C’est avec une grande diversité d’objets que cette exposition déroule le fil rouge de l’intimité : objets d’art décoratifs, œuvres d’art, design, objets du quotidien, photographies.
La première partie concerne l’histoire de l’intime du XVIIIe siècle à nos jours, avec une attention particulière pour la chambre, la toilette, la mise en beauté et la sexualité. La seconde moitié de l’exposition s’intéresse à la modification que l’intime connaît au XXIe siècle avec l’intérêt toujours croissant pour les réseaux sociaux et les techniques de surveillance.
A travers ces deux parcours complémentaires, les commissaires de l’exposition posent cette question : « l’intime est-il devenu une tyrannie, dans une société trop narcissique qui oublie la chose publique, ou bien est-il menacé par tous ces récents changements ?2 ». Question sociale et philosophique à laquelle cette exposition se propose de répondre en mobilisant notamment l’histoire.
L’intimus latin, dont dérive le mot français, désigne « ce qui est le plus à l’intérieur de nous et par extension tout ce qui relève de la vie privée ». Le mot « intime » apparaît en France au XVIIIe siècle mais c’est réellement au XIXe siècle qu’il s’impose. C’est alors que se développe une séparation entre privé et public, en parallèle d’une catégorisation de genre féminin et masculin particulièrement marquée. En effet, l’étude de la féminité entre le XVIIIe et le XXIe siècle et les stéréotypes de genre sont au cœur de l’exposition.
Ainsi, le modèle bourgeois s’impose au XIXe siècle et c’est là que la sphère privée du foyer familial devient le lieu vu comme adéquat pour les femmes. Elles restent à l’intérieur et s’occupent de la famille et de la maison alors que les hommes vont au travail et ont une personnalité publique. Cette vision schématique et principalement bourgeoise est illustrée par l’art de la période. Les peintres sont en grande majorité des hommes et représentent les femmes en intérieur, avec parfois une porte ou fenêtre entrouverte pour symboliser cet extérieur qui leur est inaccessible. Le tableau de Vilhelm Hammershøi3 montre ainsi une femme assise dans une pièce sombre, la tête basse, alors que la lumière apparaît par une porte entrouverte au fond d’un couloir.

L’une des pièces centrales de nos intérieurs est la chambre à coucher. Terme apparu au XVIIIe siècle, il n’est pas alors question de chambres individuelles. La chambre conjugale apparaît avec le modèle bourgeois à la suite de la Révolution française, et s’impose ensuite dans tous les intérieurs. La chambre d’enfants puis celle des adolescents dans la deuxième partie du XXe siècle se développent dans la majorité des maisons et appartements.
Il s’agit d’une volonté d’avoir une « chambre à soi4 » : cette expression de Virgina Woolf indique que les femmes ont besoin d’une chambre c’est-à-dire d’un lieu où elles peuvent être seules. L’essai incontournable dont est tiré cette phrase est encore à lire aujourd’hui pour comprendre le besoin d’intimité de chacun, et notamment des femmes.
Le XVIIIe siècle est un moment décisif dans le basculement vers le contrôle de soi5. La pudeur n’était pas jusque-là un concept répandu et ce qui était normal devient asocial. Un exemple en est l’objet appelé le bourdaloue, un pot de chambre anciennement utilisé par les femmes sous leurs jupes pour uriner. Ils sont ornés et font office de cadeaux appréciés puis sont complètement rejetés par pudeur au siècle suivant. Les menstruations suivent le même chemin et deviennent aussi un sujet tabou dans la construction sociale du XIXe siècle. Le pot de chambre reste cependant un objet largement utilisé dans les intérieurs, même pour les élites. Aussi appelé cabinet d’affaire pour plus de pudeur, il peut être recouvert par une chaise percée.
Il faut en effet rappeler qu’il n’y a pas d’accès à l’eau courante dans les intérieurs. Si l’eau courante se démocratise au XXe siècle, l’eau est vue avec suspicion au XVIIIe siècle. A cette époque, les Parisiens dépendent de la Seine pour leur approvisionnement en eau à boire et pour l’entretien (de soi et de l’intérieur). Or le fleuve est très pollué par les artisans urbains et cette eau cause souvent des épidémies de dysenterie. Les standards d’hygiène sont très différents de ceux d’aujourd’hui et la sensibilité aux odeurs suit probablement ce schéma. Le souci hygiéniste se développe au XIXe siècle et implique l’utilisation d’une eau plus propre pour se laver régulièrement. Se répandent dans les intérieurs les tables de toilette avec un réservoir d’eau, un seau, un broc et un bassin. Le pot à eau devient indispensable et existe sous de multiples formes : les plus luxueux de la Manufacture de Sèvres sont bordés d’or.
La baignoire en fonte est une nouveauté importante de la fin du XIXe siècle et permet de propager la pratique du bain dans la population. La plomberie gagne aussi en qualité et fiabilité et permet la multiplication des baignoires sur tout le territoire.

Le XVIIIe siècle voit la progression d’un objet indissociable du paraître : le miroir. Il est présent dans tous les intérieurs aristocrates de la capitale et sa taille est de plus en plus grande. Le miroir entre aussi dans l’intimité de la chambre, sur la partie supérieure d’une coiffeuse ou en petit miroir à manche. La psyché apparaît sous Louis XVI, ce long miroir est la première manière de se voir en entier en position debout. Associé à l’armoire à glace au XIXe siècle, le miroir gagne tous les intérieurs. En effet, alors que la production se démocratise et est facilitée par des avancées techniques, le miroir devient un élément incontournable d’ameublement et de décoration.
Les meubles comme la coiffeuse et le miroir est révèlent l’importance toujours accrue de l’apparence. La distinction ainsi que l’appartenance à un groupe sont des phénomènes sociaux qui existent dans toutes les sociétés et à toutes les époques. L’apparence et ce qui est considéré comme « le beau » sont des éléments importants, notamment pour les élites ayant les moyens de dépenser dans des besoins non primaires.

Les pots à fards sont ainsi des objets de luxe au XVIIIe siècle, ornés de motifs floraux et créant des teints pâles aux joues rosées. Les mouches, initialement pensées pour cacher des cicatrices, sont aussi très en vogue et font partie du langage amoureux comme « la coquette » au coin de l’œil. Le maquillage est porté par les hommes comme par les femmes aux XVIIe et XVIIIe siècles dans l’aristocratie et permet de se « masquer » grâce à un teint blanc. Au XIXe siècle, le maquillage n’est plus réservé qu’aux femmes puis vers 1914 naît le poudrier à poudre compact, élément alors indispensable de l’allure féminine. Dans les années 1870, le rouge à lèvres sous forme de tube est développé par Bourjois et Guerlain et s’impose progressivement. L’image de la bouche rouge devient au XXe siècle un symbole de fantasme comme de rébellion, notamment avec les mouvements féministes. Le nécessaire de toilette permettant de rassembler les indispensables de l’hygiène, se décline dans les années 1920 sous forme de vanity-case puis de trousse de toilette avec le développement des voyages.
Les préoccupations sociétales se retrouvent également dans le monde de la beauté : Lancôme sort en 2024 un applicateur de rouge à lèvres conçu pour les besoins des personnes à mobilité réduite. Les technologies pénètrent aussi cette industrie avec des masques LED sensés activer la production de collagène.
La tendance des flacons de parfum commence au XVIIe siècle sous l’influence de Catherine de Médicis qui souhaite pouvoir les transporter. Alors que les senteurs sont plus ou moins fortes, le parfum reste encore aujourd’hui un accessoire largement adopté. Le XXe siècle se sert du parfum pour incarner différents messages : Opium d’Yves-Saint-Laurent sorti en 1977 évoque l’image d’une femme fatale et sulfureuse. Tant le nom du parfum que le marketing qui l’accompagne construisent ce portrait. CK One de Calvin Klein (1994) est plus foral et est vendu comme un parfum mixte, brisant l’idée répandue dans la parfumerie des odeurs féminines distinctes de celles considérées comme masculines.
Dernier élément de cette première partie concernant l’intimité, la sexualité et ses représentations jonglent entre censure et révolte. Des livres licencieux du XVIIIe siècle témoignent de rencontres libertines autour d’un canapé ou d’un sofa. Le Verrou8 de Jean-Honoré Fragonard (vers 1777) fait quant à lui débat par rapport à son interprétation : libertinage ou rapport sexuel imposé. Des tabatières du XIXe siècles sont ornées de scènes alors jugées comme pornographiques.
Les mouvements féministes des années 1970 s’accompagnent d’une dénonciation de la domination masculine : le « male gaze » des artistes essentialisant les femmes à leur genre est alors dénoncé. Enfin, les années 2000 voient le développement des sex-toys qui cessent d’être des objets dégradants.

Les réseaux sociaux et la sphère connectée permettent une nouvelle conception de l’intime. Ce qui était alors compris comme personnel peut désormais être mis en story en quelques clics. Autre exemple, celui de la téléréalité où les participants sont filmés en permanence et ne bénéficient d’aucune intimité. La chambre n’est plus seulement le refuge de l’intime mais aussi l’endroit d’où les influenceurs filment leurs vidéos. En 2023, 80% des Français accèdent aux réseaux sociaux, montrant l’ampleur du mouvement : dévoiler son intimité devient alors normal et un élément de sociabilité attendu, notamment lors de vacances et de voyages.
L’exposition montre ainsi comment l’intime change avec les époques et les sociétés. Il s’agit d’une construction sociale définie par les acteurs du moment et du lieu en question. Définir « un » intime est impossible, comme celui de chacun dans une même société diffère notamment en fonction de sa pudeur. Pour revenir à la problématique de l’exposition sur la « tyrannie de l’intime », il est évident que ce qui est montré sur les réseaux sociaux n’est que la partie choisie de l’intime. Comme les portraits de nobles ou de riches citadins à une époque, il s’agit de projeter une image de soi pour assurer son statut, sa richesse ou son érudition.
Les expositions du musée des Arts Décoratifs jouissent généralement d’une scénographie soignée et moderne. C’est le cas de cette exposition, très agréable à visiter, et qui fait participer plusieurs sens. La vue au premier plan, mais aussi l’ouïe avec de la musique et des vidéos dans la partie consacrée aux réseaux sociaux. Il est possible de sentir une dizaine de parfums grâce à un bouton pulvérisant leur odeur. Le visiteur est ainsi immergé dans ce voyage à travers les différentes versions de l’intime.
La deuxième partie de l’exposition peut paraître se disperser par moments, adoptant une définition plus large de l’intime. Le design illustre l’intime sous la forme du cocon et du ventre maternel par des conceptions rondes et protectrices. Les montres connectées ou les caméras de surveillance sont des exemples de ces éléments qui appellent à un positionnement plus large quant à la question de l’intime. C’est aussi le cas des drones dont la présence dans cette exposition ne paraît pas nécessaire.
La dernière salle de l’exposition présente une idée intéressante. Des cahiers sont mis à la disposition du public pour y écrire ce que l’intime représente pour chacun. C’est bien à cette question que l’exposition incite les visiteurs à réfléchir : « qu’est-ce que l’intime ? ». Différent pour chacun, il est difficile de répondre à cette question en quelques mots. A noter pour les sociologues et futurs historiens : ces journaux seront gardés et conservés dans les archives de l’exposition. Il y a fort à croire que l’intime, toujours en mouvement, verra sa définition évoluer dans les décennies à venir.
Victoria VEREL
Master 1 – Sociétés modernes et contemporaines dans les mondialisations
Mémoire sous la direction de Laurence Croq
- Voir notamment la collection de livres Histoire de la vie privée (cinq tomes), dirigée par Philippe Ariès et Georges Duby, Paris, Le Seuil, 1999 (1re édition 1985-1987). [↩]
- Toutes les citations sont extraites de l’exposition, sauf mentionné autrement. [↩]
- Interiør, Strandgade 30, 1906-1908, Huile sur toile, Aarhus, ARoS Kunstmuseum. [↩]
- Woolf Virginia, Une chambre à soi, Paris, Le livre de poche, 2020 (1ère éd. 1928). [↩]
- Voir notamment Elias Norbert, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 (1re édition 1969) sur la codification du quotidien, et Roche Daniel, Histoire des choses banales : naissance de la consommation dans les sociétés traditionnelles, XVIIe-XIXe siècle, Paris, Fayard, 1997. [↩]
- Edgar Degas, Femme assise sur le bord d’une baignoire et s’épongeant le cou, 1880-1895, Musée d’Orsay. [↩]
- Au premier plan le miroir Ultrafragola encadré de néons roses d’Ettore Sottsas conçu en 1970. A l’arrière une psyché du XIXe siècle. [↩]
- Huile sur toile, Musée du Louvre, département des Peintures. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
mariesacareau (3 avril 2025). VICTORIA VEREL. L’EXPOSITION « L’INTIME DE LA CHAMBRE AUX RÉSEAUX SOCIAUX », AU MUSÉE DES ARTS DÉCORATIFS. Master Histoire de Nanterre. Consulté le 14 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13ojv