« La nature a fait en sorte que nous ne puissions pas vivre avec elles de manière particulièrement confortable, mais nous ne pouvons pas du tout vivre sans elles », dit Auguste à propos des femmes, en citant Metellus Numidicus 1 . Cette citation illustre bien toute la complexité du rôle que jouent ces dernières dans la société romaine, souvent dépréciées mais néanmoins influentes dans la vie de la cité. Darja Šterbenc Erker, agrégée slovène et spécialiste des études de genre et des femmes, étudie dans son article « Voix dangereuses et force des larmes : le deuil féminin dans la Rome antique » le deuil par le prisme féminin, lequel leur confère une certaine importance et un pouvoir dans une société romaine pourtant patriarcale. Actuellement assistante de recherche à l’Institut de philologie classique de l’Université Humboldt de Berlin, l’autrice a rédigé de nombreux articles en français et en allemand, notamment sur son sujet de prédilection, tel que « Les pratiques religieuses des matrones dans la Rome ancienne : les Jeux séculaires sous Auguste et sous Septime Sévère » 2 . La démarche d’Erker s’inscrit dans une approche novatrice représentée par les “Gender Studies“, un concept né aux États-Unis dans les années 1970, qui propose de repenser les rapports hommes/femmes tout en donnant une voix au mouvement féministe. À la fois histoire sociale et histoire religieuse, l’autrice s’appuie sur un savant mélange de sources anciennes (textes d’auteurs tels que Plutarque, Cicéron, Tite-Live…) et de sources contemporaines (ouvrages, articles d’Egon Flaig, Nicole Loraux…) afin d’affiner son analyse et de démontrer que « le deuil peut tout autant marginaliser les femmes que les valoriser » 3 . Darja Šterbenc Erker délimite son étude entre le dernier siècle de la République et les deux premiers siècles de l’Empire, en se concentrant uniquement sur l’aristocratie romaine. Il aurait cependant été intéressant d’élargir le thème du deuil à la plèbe, qui constitue une grande partie de la société romaine. Trop peu abordée dans les études actuelles, comme dans celles plus anciennes, la plèbe aurait permis d’élargir davantage l’horizon de recherche.
Elle structure son argumentation en quatre étapes, auxquelles s’ajoutent une partie introductive intitulée « Le deuil féminin, pratique positive ou négative ? » et une conclusion intitulée « L’identité ambivalente des femmes à Rome ». Elle commence par examiner les dimensions symboliques du deuil, aussi bien féminin que masculin, avant d’étudier les interprétations philosophiques du deuil féminin, souvent qualifié de négatif, car il symbolise l’expression directe des émotions chez les femmes. Puis, en s’appuyant sur cette argumentation, l’autrice montre que cette conception masculine est influencée par la peur de la tristesse, des peines, en somme des émotions liées au deuil féminin. Cependant, bien que ces émotions soient perçues comme négatives, voire dangereuses pour la cité, elles peuvent parfois au contraire la servir, comme le montre la dernière partie de son étude.
La première partie, intitulée « Les dimensions symboliques du deuil dans le rituel funéraire », introduit la notion et la construction des rituels funéraires dans l’aristocratie romaine, concernant aussi bien les hommes que les femmes. Néanmoins, bien que les deux sexes semblent réunis, le rituel funéraire est une pratique genrée, creusant encore davantage cette inéquité Par exemple, la durée du deuil est différente : les femmes restent en deuil plus longtemps que les hommes. L’autrice évoque également à plusieurs reprises la lex Oppia, ce qui permet d’approfondir le contexte légal et moral de la Rome antique à cette époque. Cette loi, votée en 215 av. J.-C., interdisait le luxe ostentatoire chez les femmes, associé à la mollesse et à la décadence des mœurs, notamment dans le cadre des funérailles.
La seconde partie, intitulée « Spéculations philosophiques sur les hommes et les femmes dans le rituel du deuil », examine la représentation du deuil féminin chez les philosophes antiques, notamment Sénèque et Cicéron. Ces derniers affirment que la maîtrise des émotions lors du deuil est une caractéristique propre à l’homme, mais impossible à appliquer à la femme, qui serait incapable de se contrôler. L’autrice réfute cette argumentation, soulignant que les hommes et les femmes suivent les mêmes gestes traditionnels et les mêmes pratiques du deuil. En effet, Cicéron et Sénèque déclarent que « les hommes doivent exprimer la tristesse de la même manière que les femmes : pleurer, se frapper la poitrine, s’arracher les cheveux, sans quoi ils pourraient passer pour impies » 4 . Cette construction repose non seulement sur une société romaine profondément misogyne, mais aussi sur l’idée que les émotions liées au deuil féminin pourraient menacer l’ordre établi de la cité.
La troisième partie de l’article, intitulée « Voix dangereuses et force des larmes », met en lumière l’ambivalence du deuil féminin, qui, dans ce contexte, se manifeste comme une arme redoutable pouvant menacer la cité. D’abord, nous dit Darja Šterbenc Erker, en contexte funéraire, les femmes ne peuvent s’exprimer en public qu’au travers de trois méthodes : la lamentatio (lamentation), les eiulatio lessum (cris de douleurs) et le nenia (chant funèbre), par le biais des praeficae (pleureuses) payées pour montrer de manière ostentatoire le chagrin et la douleur lors des funérailles « Le comportement sauvage : des pleureuses qui chantent et hurlent […]. » Il apparaît clairement que les émotions de deuil dans l’Antiquité sont l’objet d’une large mise en scène (également notable dans le déroulement de funérailles aristocratiques : maison du défunt tendues de noir, branches de cyprès/sapin…) instrumentalisées et utilisées à des fins politiques 5 . Cependant, il n’aurait pas été dénué de sens ici de s’intéresser davantage au cas des hommes endeuillés (certes l’autrice mentionne brièvement Enée et Evandre). Pour cela, l’exemple le plus frappant aurait été celui d’Achille, héros de l’Iliade, symbole de la virilité par excellence, pleurant de chagrin la mort de Patrocle, tombant à terre, coupant sa chevelure et en la déposant dans les mains du défunt. L’article de Jean-Noël Allard & Pascal Montlahuc, « La construction genrée des émotions dans les mondes grec et romain » dans la revue Clio 6 , est tout à fait pertinent en ce sens car il relève une évolution du contrôle des émotions de plus en plus net chez les hommes, notamment de l’Iliade à l’Odyssée. L’autrice poursuit sa démonstration avec comme principale ligne directrice l’idée que les Anciens étaient effrayés des femmes qui se lamentent, pleurent leurs défunts, mues par un sentiment de vengeance. On le voit bien dans le cas d’Agrippine rapporté par Tacite « Il décrit à plusieurs reprises Agrippine en train de rapporter à Rome le vase contenant les cendres de Germanicus, de se lamenter et de demander la vengeance du meurtre de son mari » 7 .
Si les femmes ont un certain pouvoir au sein de la cité, Erker se demande de quelle manière la cité réagit face à cela. La cité décide alors de la promulgation de lois limitant ces rites, notamment la « Loi des XII tables » mentionnée par Cicéron : « […] d’enterrer avec le mort plus de trois châles (rici-nia) et une tunique pourpre, et d’accompagner la pompe funéraire avec plus de dix joueurs de flûte (tibiae). Les lois funéraires contre le luxe (sumptus) interdisent aussi la lamentation : les femmes ne doivent pas se déchirer le visage et le lessum est interdit lors du convoi funèbre » 8 .
Dans la partie « la force positive des larmes féminines », l’autrice montre que, loin d’être un simple signe de faiblesse, le deuil féminin et l’expression de ses émotions peuvent venir en aide à la cité, notamment les matrones, qui interviennent dans la guerre entre les Romains et les Sabins par exemple. Ovide, Tite-Live, Denys d’Halicarnasse et Cassius Dion ont tenté de comprendre comment de simples femmes ont pu arrêter la guerre, et concluent qu’elles interviennent en tant que pleureuses « […] l’unique recours des femmes pour mettre fin aux guerres » 9 . Darja Šterbenc Erker confronte la théorie de ces quatre auteurs anciens à celle de Plutarque qui ajoute une nouvelle complexité, la « dimension d’amour conjugal » qui réconcilierait les combattants. De plus, la démonstration ne se limite pas seulement au monde humain, mais comprend également le monde divin, notamment avec l’exemple de la déesse Vénus qui, les larmes aux yeux supplie son mari Vulcain de fabriquer des armes pour son fils Enée. Erker peut donc en conclure que « Les larmes féminines peuvent donc persuader les dieux et les hommes de leur rendre un service » 10 .
Darja Šterbenc Erker finit par une conclusion générale nommée très justement « l’identité ambivalente des femmes ». D’abord, elle résume point par point les arguments avancés à chaque étapes de sa démonstration, elle démontre bien la dualité qui existe dans le deuil féminin : d’une part une conception négative -la douleur des femmes dans leur deuil peut être interprétée comme un élément perturbateur pouvant susciter des troubles sociaux- et d’une autre part, une conception positive (supplications et rituels peuvent être perçus comme des services rendus à la société). Ensuite, l’autrice aborde la construction de l’identité sexuelle à Rome qui se construit fatalement par opposition hommes/femmes, notamment chez Cicéron et Sénèque. En somme, les femmes forment une identité sociale ambivalente de part leur agissement dans les rites de deuil, qui reflète la complexité de leur rôle social, à la fois requis et marginalisé.
En conclusion, l’article de madame Šterbenc Erker est un travail bien rédigé et intelligemment articulé. Surtout, il met en avant le rôle des femmes et le pouvoir que le deuil peut leur conférer dans une société romaine patriarcale et misogyne. Il s’inscrit dans un courant historiographique des plus novateurs où l’histoire des femmes est enfin prise en compte et devient un réel élément de poids dans les travaux de recherche actuels. Cependant, l’autrice aurait peut-être pu également s’appuyer sur des sources archéologiques ou épigraphiques pour étayer davantage ses propos et ne pas se limiter aux seules sources littéraires, dont la fiabilité n’est pas toujours assurée.
Pianaro Emma, M1.
Parcours : histoire des mondes antiques et médiévaux.
Mémoire sous la direction de Robinson Baudry et Pauline Duchêne.
- Cartwright Mark, « Le Rôle des Femmes dans le Monde Romain », Encyclopédie de l’Histoire du Monde, 2014. [↩]
- Šterbenc Erker, Darja. « Les pratiques religieuses des matrones dans la Rome ancienne: les Jeux séculaires sous Auguste et sous Septime Sévère », Religion sous contrôle: pratiques et expériences religieuses de la marge? (2016), p. 97-115. [↩]
- Šterbenc Erker, Darja. « Voix dangereuses et force des larmes : le deuil féminin dans la Rome antique. » Revue de l’histoire des religions, n°3 (2004), p. 259. [↩]
- Ibid., p.. 268. [↩]
- Plutarque, Vie de Paul-Émile, chap. XXXIX, 6-9. [↩]
- ALLARD Jean-Noël, MONTLAHUC Pascal. « La construction genrée des émotions dans les mondes grec et romain », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 47, 2018, p. 23-43. [↩]
- Šterbenc Erker, Darja. « Voix dangereuses et force des larmes : le deuil féminin dans la Rome antique. » Revue de l’histoire des religions, n°3 (2004), p. 275. [↩]
- Ibid., p. 277. [↩]
- Ibid., p. 280. [↩]
- Ibid., p. 283. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
mariesacareau (1 juin 2025). Emma Pianaro. Compte rendu d’article. Šterbenc Erker Darja : « Voix dangereuses et force des larmes : le deuil féminin dans la Rome antique », Revue de l’histoire des religions, n°3, 2004, p. 259-291. Master Histoire de Nanterre. Consulté le 15 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/141c8