Résumé : Le règne de Pépin le Bref (751-768) fut longtemps éclipsé par celui de son fils Charlemagne (768-814). En 2020 paraissaient les actes d’un colloque qui s’est tenu à Cologne en 2018, lesquels nous offrent un aperçu du profond renouvellement de la recherche sur le règne du premier roi carolingien, renouvellement initié par le colloque qui s’est tenu à Bonn en 2002 sur le thème du changement dynastique de 751.
En dépit de la faiblesse numérique et de la pauvreté des sources du haut Moyen Âge, la recherche sur cette période s’est profondément renouvelée ces trente dernières années. De très nombreux travaux se sont notamment intéressés à l’écriture de l’histoire au haut Moyen Âge et ont ainsi permis un approfondissement de l’analyse critique des sources, ce qui a grandement contribué à ce renouvellement, dont a bénéficié le règne de Pépin le Bref (751-768)[1].
En 2020 sont ainsi parus les actes d’un colloque qui s’est tenu à Cologne les 24 et 25 septembre 2018, pour le 1250e anniversaire de la mort de Pépin le Bref, et qui a réuni quelques-uns des plus éminents spécialistes du haut Moyen Âge en langue germanique, française et anglaise[2]. Pour mémoire, Pépin le Bref, qui dirigeait le royaume des Francs en tant que maire du palais au nom du roi mérovingien Childéric III (743-751), est monté sur le trône en 751 après avoir évincé ce dernier, inaugurant ainsi la dynastie des Carolingiens[3]. Ce colloque vient utilement compléter celui qui s’est tenu à Bonn en 2002[4]. Tandis que ce-dernier portait exclusivement sur le thème du changement dynastique de 751, la table ronde de 2018 s’intéressait désormais au règne du premier roi carolingien.
Comme le rappelle Karl Ubl dans la préface de l’ouvrage, le règne du premier roi carolingien a longtemps été négligé par les historiens, avant tout – au-delà du manque de sources contemporaines – parce que son règne fut éclipsé par l’ombre de son fils Charlemagne (768-814)[5]. Le colloque de Bonn de 2002 a en ce sens amorcé un changement de perspective, ce qui a permis une réévaluation du règne de Pépin le Bref ces dernières décennies. Pépin n’est plus uniquement considéré en tant que roi ayant grandement préparé la voie à son fils, mais aussi en tant que souverain autonome – c’est ce dont souhaite rendre compte l’ouvrage, qui entend ainsi montrer dans quelle mesure le royaume des Francs a changé pendant le règne de Pépin le Bref. Le volume s’organise ainsi en deux temps et s’intéresse d’abord aux changements intervenus au sein du royaume des Francs lui-même avant de se pencher sur les relations entre centre et périphéries.
Yitzhak Hen inaugure la première partie et met en avant le rôle de Pépin en tant que patron de la culture et de la liturgie, dans la tradition de ses prédécesseurs mérovingiens[6]. En effet, ainsi que l’historien l’avait déjà démontré en 2002, le patronage de la culture et de la liturgie n’est pas une innovation carolingienne, même si ces derniers l’ont développé à une bien plus grande échelle[7]. Alain Stoclet revient sur le poids des succès militaires de Pépin dans la Continuation de Frédégaire et montre que le discours de triomphe présent dans ce récit est enraciné dans un système de représentation romain[8]. Ludger Körntgen se penche quant à lui sur le récit des Annales Royales, annales entreprises à partir de 788 à la cour de Charlemagne et qui couvrent les années 741 à 829. Il plaide pour une remise en question plus ferme encore de leur récit – les enjeux idéologiques de ces annales ont été très tôt soulevés mais les travaux de ces trente dernières années ont montré combien ces derniers avaient été sous-estimés[9]. Ainsi, contrairement à ce que nous laissent penser les Annales Royales, l’élément décisif dans l’accession au trône de Pépin ne serait pas l’ordre du pape de faire Pépin roi, mais bien l’élection par les Francs. Michael Glatthaar se penche quant à lui sur le concile de Ver organisé par Pépin le Bref et l’évêque Chrodegang de Metz en 755[10]. Il montre que Pépin a fortement innové en instaurant un nouveau style de gouvernement, par une coopération toujours plus intense entre le roi et les évêques.
La seconde partie de l’ouvrage aborde les relations du royaume avec les périphéries. Les contributions de Patrick Breternitz, de Roman Deutinger et d’Adrien Bayard relativisent les relations d’inimitié à l’époque de Pépin le Bref, respectivement, entre les Francs et les Frisons, entre les Francs et les élites régionales d’Alémanie et de Bavière, et entre les Francs et les élites d’Aquitaine[11]. Les relations n’étaient pas uniquement ou systématiquement conflictuelles, mais pouvaient laisser la place à des collaborations. Sören Kaschke, en étudiant les campagnes de Pépin en Italie telles que nous les rapportent les annales dites « mineures », apporte des éclairages nouveaux sur l’écriture de ce genre historiographique qui, s’il contribue à la formation de l’identité franque, ne peut encore être qualifié de « propagande de cour », à la différence des annales majeures, et en particulier des Annales Royales[12]. Florian Hartmann montre que, dans l’unique copie du manuscrit du Codex Carolinus qui nous est parvenu, les lettres ont été réagencées non plus dans l’ordre chronologique des pontificats, mais de façon à suggérer une collaboration étroite et continue entre Pépin et Etienne II, ce qui donnait l’impression que les appels du pape se faisaient de plus en plus insistants, faisant ainsi apparaître Pépin comme un sauveur[13].
Matthias Becher conclut sur les apports de l’ouvrage en le mettant en perspective avec le colloque qui s’est tenu à Bonn en 2002, lequel a ouvert la voie vers une recherche qui s’intéresse davantage aux processus dynamiques du règne de Pépin[14]. Ainsi, un discours plus nuancé sur les récits dominants se laisse entrevoir aujourd’hui, particulièrement démontré dans l’analyse critique des Annales Royales ; les développements et les tendances à long terme sont considérés comme plus importants que les événements symboliques ; enfin, le regard s’est encore élargi et les périphéries sont de plus en plus incluses dans la considération du sujet.
Pour faciliter le travail du chercheur, l’ensemble de la bibliographie – assez exhaustive – est reprise en fin d’ouvrage. Elle est complétée par un très utile index onomastique et topographique. Le renouvellement de la recherche sur le règne du premier roi carolingien prend ainsi un nouveau souffle.
France Augé
Master 2 EAD Histoire des civilisations anciennes et médiévales.
Mémoire d’histoire moderne sous la direction de Josiane Barbier.
[1] La bibliographie à ce sujet est surabondante ; au milieu cette intense production, cf. Innes Matthew et McKitterick Rosamond, « The Writting of History », dans Matthew Innes et Rosamond McKitterick (dir.), Carolingian Culture. Emulation and Innovation, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 193‑220 ; Collins Roger, « Deception and Misrepresentation in Early Eight-Century Frankish Historiography. Two Case Studies », dans Jörg Jarnut, Ulrich Nonn et Mickaël Richter (dir.), Karl Martell in seiner Zeit, Sigmaringen, Thorbecke, 1994, p. 227‑247 ; McKitterick Rosamond, « Constructing the Past in the Early Middle Ages. The Case of the Royal Frankish Annales », Transactions of the Royal Historical Society, no 7, 1997, p. 101‑129 ; McKitterick Rosamond, « L’idéologie politique dans l’historiographie carolingienne », dans Régine Le Jan (dir.), La Royauté et les élites dans l’Europe carolingienne (du début du IXe siècle aux environs de 920), Villeneuve d’Ascq, Centre d’histoire de l’Europe du Nord-Ouest, 1998, p. 59‑70 ; McKitterick Rosamond, « The Illusion of Royal Power in the Carolingian Annals », The English Historical Review, vol. 115, no 460, 2000, p. 1‑20 ; Gantner Clemens, McKitterick Rosamond et Meeder Sven (dir.), The Resources of the Past in Early Medieval Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2015 ; Kramer Rutger, Reimitz Helmut et Ward Graeme (dir.), Historiography and Identity III. Carolingian Approaches, Turnhout, Brepols, 2021.
[2] Breternitz Patrick et Ubl Karl (dir.), Pippin der Jüngere und die Erneuerung des Frankenreichs, Ostfildern, Thorbecke, 2020.
[3] Jusqu’à cette date, le roi des Francs était choisi exclusivement parmi les princes de la famille mérovingienne, laquelle remontait à Clovis (481-511).
[4] Becher Matthias et Jarnut Jörg (dir.), Der Dynastiewechsel von 751. Vorgeschichte, Legitimationsstrategien und Erinnerung, Münster, Scriptorium, 2004.
[5] Ubl Karl, « Vorwort », dans Patrick Breternitz et Karl Ubl (dir.), Pippin der Jüngere und die Erneuerung des Frankenreichs, op. cit, p. 7-10.
[6] Hen Yitzhak, « Kultur und Religion zur Zeit Pippins des Jüngeren », dans Patrick Breternitz et Karl Ubl (dir.), Pippin der Jüngere und die Erneuerung des Frankenreichs, op. cit., p. 11‑20.
[7] Hen Yitzhak, « The Christianisation of Kingship », dans Matthias Becher et Jörg Jarnut (dir.), Der Dynastiewechsel vom 751…, op. cit., p. 163‑177.
[8] Stoclet Alain, « On the Mayoralcy of Charles Martel’s Sons. Trying to Make Sens of Childebrand », dans Patrick Breternitz et Karl Ubl (dir.), Pippin der Jüngere und die Erneuerung des Frankenreichs, op. cit., p. 21-38. Sans entrer dans les détails des « Continuations » de la Chronique de Frédégaire, retenons ici qu’il s’agit d’une œuvre historiographique commencée à l’avènement de Pépin le Bref et rédigée par son oncle Childebrand avant d’être poursuivie par le fils de ce-dernier, Nibelung. Il s’agit donc d’une chronique carolingienne et familiale.
[9] Körntgen Ludger, « Pippins Königserhebung von 751 und der Papst. Die Narrative der Reichsannalen und der Fredegar-Fortsetzung », dans Patrick Breternitz et Karl Ubl (dir.), Pippin der Jüngere und die Erneuerung des Frankenreichs, op. cit., p. 39‑67. Sur les enjeux idéologiques de l’écriture de l’histoire au haut Moyen Âge, particulièrement dans les Annales Royales, cf. n. 1 supra.
[10] Glatthaar Michael, « Das Konzilsdekret von Ver (755) – Ausdruck eines neuen Regierungsstils », dans Patrick Breternitz et Karl Ubl (dir.), Pippin der Jüngere und die Erneuerung des Frankenreichs, op. cit., p. 69-90.
[11] Breternitz Patrick, « Pippins Münzprägung als Medium im Konflikt mit dem Friesen », dans Patrick Breternitz et Karl Ubl (dir.), Pippin der Jüngere und die Erneuerung des Frankenreichs, op. cit., p. 91-106 ; Deutinger Roman, « Pippin, Alemannien und Bayern », ibid., p. 107-119 ; Bayard Adrien, « Pépin le Bref et les élites aquitaines, entre négociation et soumission », ibid., p. 155-171.
[12] Kaschke Sören, « Die Italienfeldzüge Pippins des Jüngeren im Geschichtsbild der “kleinen Annalen” », dans Patrick Breternitz et Karl Ubl (dir.), Pippin der Jüngere und die Erneuerung des Frankenreichs, op. cit., p. 121‑135. Les annales « mineures » dérivent des annales pascales – qui contenaient des notes inscrites dans les marges des tables pascales lesquelles indiquaient les éléments de datation permettant de calculer la date de Pâques – et sont constituées de simples notes assez sèches. Le genre se développe à partir du règne de Charlemagne et les annales dites « majeures » présentent alors une forme d’écriture historique plus développée.
[13] Hartmann Florian, « Pippin und die römische Kirsche im Spiegel der Briefe des Codex epistolaris Carolinus », dans Patrick Breternitz et Karl Ubl (dir.), Pippin der Jüngere und die Erneuerung des Frankenreichs, op. cit., p. 137‑153. Le Codex Carolinus est un recueil, composé vers 791 à la demande de Charlemagne, des lettres reçues des papes par Charles Martel, Pépin le Bref et Charlemagne de 739 à 791.
[14] Becher Matthias, « Pippin der Jüngere und die Erneuerung des Frankenreichs. Ergebnisse und Perspektiven zweier Tagungen 2002 und 2018 », dans Patrick Breternitz et Karl Ubl (dir.), Pippin der Jüngere und die Erneuerung des Frankenreichs, op. cit., p. 173‑181 ; Becher Matthias et Jarnut Jörg (dir.), Der Dynastiewechsel von 751…, op. cit.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
chloeleribaut (10 mars 2022). France Auge. Compte-rendu de lecture. Breternitz Patrick et Ubl Karl (dir.), Pippin der Jüngere und die Erneuerung des Frankenreichs, Ostfildern, Thorbecke, 2020. Master Histoire de Nanterre. Consulté le 13 décembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/mzfe