Résumé : Qualifié de « coup d’état méthodologique » par l’historien Pierre Nora dans la préface rééditée de l’ouvrage en 2005, Le dimanche de Bouvines de Georges Duby peut être considéré comme un fait marquant de l’historiographie française. Il prouve que la recherche historique est un mouvement continu, évolutif, dont la substance appartient à une même matrice. Par son travail, l’historien réhabilite les apports de l’histoire événementielle en matière de recherche, sans néanmoins en négliger ses limites. Il a d’ailleurs rendu hommage à Ernest Lavisse, pape incontesté de l’histoire événementielle pour ses travaux sur l’histoire de France.
Trente-huit ans après Antoine Hadengue, Georges Duby publie le 26 avril 1973 chez Gallimard Le dimanche de Bouvines, un ouvrage qui s’insère dans la collection Trente journées qui ont fait la France. A travers cette collection initiée par le chartiste Georges Tessier en 1964 avec le baptême de Clovis, l’éditeur poursuit l’ambitieux objectif de présenter des événements historiques qui ont participé à la construction de l’identité nationale. Pour ce faire, il fait appel à des contributeurs de statures diverses : historiens, philosophes, romanciers et politiciens. Participent à la rédaction de ces ouvrages, notamment Jean Giono et Edgar Faure avec respectivement, Le désastre de Pavie et La Banque route de Law publiés en 1963 et 1977.
Georges Duby (1919-1996) éminent médiéviste, élu à la chaire d’histoire des sociétés médiévales au Collège de France en 1970, puis à l’Académie française en 1987. S’inscrivant dans la pure lignée de l’École des Annales et en rupture avec l’histoire événementielle, il répond favorablement à ce projet en 1968. Un choix surprenant, voire provoquant, tant la recherche historique dominée par les Annales a mis en lumière depuis sa création en 1929, les limites et les faiblesses de l’histoire événementielle grâce notamment à une analyse du champ historique inscrite dans la longue durée braudélienne et une approche pluridisciplinaire. Mais, Le dimanche de Bouvines de Georges Duby ne ressemble guère à une énième histoire événementielle, ou « histoire-bataille ». Son projet est de démontrer que l’apport de l’école positiviste peut s’inscrire dans une étude sociologique et anthropologique de la société médiévale au XIIIe siècle, ce qui constitue une innovation méthodologique dans le champ historiographique. En 1985, l’ouvrage est réédité dans la collection poche « Folio histoire » avec une nouvelle préface de l’auteur. Enfin en 2005, l’historien Pierre Nora rend hommage à Georges Duby dans une préface élogieuse de la collection renouvelée de Gallimard.
A la découverte du contenu de l’ouvrage, on constate que Georges Duby a fait le choix de ne pas centrer son exposé sur l’événement du 27 juillet 1214. L’ouvrage est un triptyque relativement court et accessible à un large public. L’auteur a fait le choix de ne pas mentionner comme il est d’usage pour un ouvrage scientifique des notes en bas de page, ce qui constitue un choix relativement notable pour un historien. Il est composé de 312 pages, avec un supplément iconographique de 12 pages fournissant diverses représentations de l’esprit chevaleresque au Moyen Âge.
La première partie de l’ouvrage intitulée « L’événement » est relativement brève. L’auteur dresse dans un premier volet le contexte de la bataille qui s’inscrit dans la rivalité entre Capétiens et Plantagenêts. Le ton est théâtral, il écrit : « tous les rôles sont tenus par les hommes comme il convient dans l’ancien théâtre ». Les acteurs sont donc prêts pour la représentation. Deux armées sont face à face. D’un côté, le roi de France Philippe Auguste, de l’autre, une vaste coalition emmenée par l’empereur Otton IV de Brunswick et ses alliés.
Après ce prologue contextuel, Georges Duby nous invite à découvrir le texte en prose de Guillaume le Breton, chapelain de Philippe Auguste et principal témoin de cette bataille. Son récit est manichéen, opposant d’un côté les bons, le roi de France, de l’autre, les mauvais, l’empereur Otton l’excommunié. C’est donc une victoire éclatante du camp de Dieu sur le camp du Diable. La rhétorique de Guillaume le Breton s’inscrit dans la légitimation par Dieu d’une « guerre juste » où le roi de France est le triomphateur d’un ordre rétablit.
La deuxième partie intitulée « Commentaires » est une fine analyse des mentalités qui imprègnent la société médiévale du XIe au XIIIe siècle. Cette partie est le cœur de l’ouvrage, le pivot de l’exposé de Georges Duby. Dans un premier volet il évoque le rôle majeur de l’Eglise dans la régulation des mouvements de paix à partir du XIe siècle.
Le chapitre suivant affirme le rôle central de l’argent dans la guerre. L’auteur montre que la noblesse a besoin d’argent pour maintenir son rang et que la guerre constitue pour elle une source de revenus indispensable. Les tournois constituent, pour les chevaliers, un apprentissage des arts la guerre qui est source d’enrichissement. On ne se tue pas entre nobles, le comte Ferrand est fait prisonnier et rançonné. Par ailleurs, la guerre doit être approuvée par l’Eglise, elle doit être juste.
Puis vient un chapitre sur la bataille, qui pour l’auteur n’est pas la guerre, mais « une procédure de paix », car elle est soumise au jugement de Dieu. Une bataille qui de surcroit a lieu un dimanche, le jour consacré à Dieu.
Enfin, cette partie se clôture par un chapitre sur la victoire. La victoire de Dieu est totale, c’est le triomphe du trône et de l’autel, du Bien sur le Mal, et le retour à l’ordre d’une société apaisée par ses maux.
La dernière partie de l’ouvrage intitulé « Légendaire » mesure la portée du mythe de Bouvines dans le temps. Pour ce faire, l’auteur analyse 275 sources écrites, chroniques et annales rédigées dans toute la chrétienté pendant les années qui suivirent Bouvines. Le retentissement du souffle de Bouvines est ainsi réajusté par rapport au récit initial de Guillaume le Breton. Puis, l’empreinte de Bouvines resurgit plus intensément aux XIXe et XXe siècles. Bouvines est une variable d’ajustement, tantôt elle est le serviteur du nationalisme pour justifier l’anti-germanisme, tantôt plus discrète lorsqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale le projet européen pointe le bout de son nez.
A travers la construction de son exposé, Georges Duby démontre que l’histoire événementielle peut se conjuguer avec l’approche de la nouvelle histoire. Son exposé s’inscrit dans la lignée de l’école des Annales héritière de Marc Bloch et de Lucien Febvre. Qualifié de « coup d’état méthodologique » par Pierre Nora dans la préface rééditée de l’ouvrage en 2005, Le dimanche de Bouvines de Georges Duby peut être considéré comme un fait marquant de l’historiographie française. Il prouve que la recherche historique est un mouvement continu, évolutif, dont la substance appartient à une même matrice. Par son travail, l’historien réhabilite les apports de l’histoire événementielle en matière de recherche, sans néanmoins en négliger ses limites. Il a d’ailleurs rendu hommage à Ernest Lavisse[1], pape incontesté de l’histoire événementielle pour ses travaux sur l’histoire de France.
Le deuxième apport de cet ouvrage est incontestablement la qualité de son exposé. Outre sa remarquable synthèse sur la sociologie de la guerre du XIe au XIIIe siècle, Georges Duby en historien chevronné enquête sur plus de 275 sources écrites dans les provinces de la chrétienté pendant les années qui suivirent Bouvines. Ces sources sont croisées avec celle partisane d’un Guillaume le Breton chapelain du roi. Ceci apporte un éclairage plus précis sur la réelle portée de la journée du 27 juillet 1214 et du sentiment national qui en fut suivi. Un sentiment national qui se résume principalement à la région parisienne et le Nord de la France, une résonnance qui est donc loin d’être nationale.
Enfin, un dernier apport sur la partie légendaire de l’ouvrage, qu’il convient certainement de nuancer. Car si l’auteur nous éclaire brillamment sur les manipulations politiques de cet événement, en faisant notamment référence à son utilisation dans la propagande anti allemande qui a envahi la France à partir de 1870. On peut s’interroger lorsqu’il établit un comparatif entre la propagande du Moyen Âge et celle des régimes totalitaires du XXe siècle. Le médiéviste Bernard Guenée[2] ne manquant pas de souligner son scepticisme dans son compte-rendu publié dans la revue des Annales en 1974. Il cite : « Il convient sans doute de ne pas aller trop loin, de ne pas voir partout de la propagande consciente, et de ne pas mettre sur le même plan tel grand historien du XIIe ou du XIIIe siècle et tel pamphlétaire du XXe ».
En guise de conclusion, on peut dire que Le dimanche de Bouvines de Georges Duby est un ouvrage qui s’inscrit pleinement dans l’esprit de l’École des Annales, dans la mesure où il dresse une fidèle représentation de la sociologie médiévale sur un temps relativement long de deux siècles. Si l’événement est relayé au second plan, il est néanmoins un point d’accroche nécessaire dans la recherche de vérité du récit historique. Une recherche que l’historien s’efforce d’interroger à travers l’analyse des sources sur la transmission du récit historique qui nous est parvenu. Incontestablement, cet ouvrage est une référence dans le champ historiographique français.
Cyril Grépier
M1 EAD Histoire contemporaine
Mémoire d’histoire contemporaine sous la direction de Xavier Vigna
Notes
[1] Jean-Christophe Cassard, L’âge d’or capétien : 1180-1328, Paris, Belin, 2014, 776 p. L’atelier de l’historien, chapitre 12.
[2] Bernard Guenée, « Georges Duby, Le dimanche de Bouvines. 27 juillet 1214 », Annales, 1974, vol. 29, no 6, p. 1523‑1526.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Hugues des Ligneris (18 avril 2022). Cyril Grépier. Compte rendu de lecture : « Le dimanche de Bouvines » de Georges Duby. Master Histoire de Nanterre. Consulté le 12 décembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/mzfw