La programmation militaire engendre une armée à deux vitesses : d’une part un système d’arme nucléaire réalisé à un rythme soutenu et d’autre part des forces conventionnelles avec moins d’effectifs et équipées de matériels vieillissants.

PRESENTATION DE L’AUTEUR

Fabien Cardoni est un historien habilité à diriger des recherches (HDR). Il est chargé d’études historiques au bureau de la recherche de l’Institut de la gestion publique et du développement économique (IGPDE). Il inscrit son activité au sein du comité pour l’histoire économique et financière de la France. Cet auteur est rattaché au laboratoire de recherche « Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société » (IDHE.S) qui est une unité mixte de recherche (UMR 8533) en histoire, économie et sociologie[1]. Ce laboratoire permet une rencontre interdisciplinaire entre des historiens, des sociologues et des économistes sur les activités économiques et la coordination d’une pluralité d’acteurs dans une longue durée (XVIIIe – XXIe siècle).

Fabien Cardoni est un historien contemporanéiste. Il s’intéresse à différentes thématiques telles que l’histoire des finances publiques, l’histoire militaire et l’histoire des sciences du XIXe et XXe siècle. Sa thèse porte sur de l’histoire militaire et étudie plus précisément la Garde Républicaine[2]. C’est un auteur prolifique[3]. Dans son ouvrage, le futur empêché, l’auteur s’intéresse à la pratique naissante de la programmation militaire au-début de la cinquième République et en éclaire ainsi les processus cachés comme le jeu de différents acteurs (politiques, militaires).

PRESENTATION DES SOURCES UTILISEES ET INTERET

L’auteur utilise différentes sources écrites qu’il complète avec des archives orales. Il utilise notamment les archives des chefs d’Etat de la période étudiée (1945 à 1974) aux Archives nationales. Il consulte également les fonds privés de Joël le Theule (Archives nationales[4]), de Michel Debré (Science PO)[5] et de Pierre Mesmer (Service historique de la défense, SHD).

Ces fonds sont particulièrement importants car ils permettent d’approcher le rôle de différents acteurs dans la programmation militaire. Ainsi, Joël le Theule (1930-1980) a présidé la commission de la défense nationale et des forces armées à l’Assemblée nationale de 1967 à 1968. Pierre Mesmer fut quant à lui, le ministre des armées du général de Gaulle de 1960 à 1969. Enfin, Michel Debré occupa cette fonction entre 1969 à 1973. L’utilisation de ces fonds d’archives permet à l’auteur de faire comprendre que la programmation militaire est un processus complexe dans lequel les acteurs négocient. A titre d’exemple, l’utilisation du fonds d’archives de Pierre Messmer permet de montrer une utilisation politique par le général de Gaulle de la programmation militaire. Celui-ci s’en sert pour solenniser sa décision de se doter de la force de frappe et ainsi obliger le parlement à s’y rallier. De même, la loi de programme a pour objet d’imposer aux militaires les priorités du général de Gaulle.

En outre, l’auteur explore de nombreuses archives[6] du Service historique de la défense (SHD) et du service d’archives économiques et financières de la France (SAEF)[7]. L’utilisation de ces fonds d’archives permet de replacer la programmation militaire dans le contexte plus large de rationalisation de l’Etat et de montrer l’échec de la réforme de la planification-programmation-préparation du budget (3PB) mis en place entre 1964 et 1974. Par-ailleurs, l’auteur constate que les archives de la direction du budget sont lacunaires pour son objet de recherche car contenues dans seulement 24 cartons d’archives du bureau des affaires militaires pour 1958 à 1984. En conséquence, il complète donc ces sources écrites avec des archives orales[8] « pour combler le manque d’archives et en partie pour sentir les relations interpersonnelles entre les quelques acteurs concernés ». Ainsi, Fabien Cardoni enregistre le témoignage de plusieurs témoins financiers comme Dominique Lewandowski en 2016 ou Pierre Cortès. Ces témoignages ont été versés dans le fond des témoignages oraux du comité pour l’histoire économique et financière de la France de l’IGPDE. L’auteur a également écouté de nombreux témoignages oraux du comité pour l’histoire économique et financière de la France. Ces sources orales sont intéressantes car elles permettent de croiser les points de vue entre des acteurs aux finalités différentes (les armées versus la direction du budget).

PROBLEMATIQUE, DEMARCHE ET HISTORIOGRAPHIE

L’auteur cherche à comprendre le paradoxe d’une armée tout à la fois affaiblie et plus puissante au début des années 1970. Pour ce faire, il s’intéresse aux premières lois de programmes mises en œuvre pour développer la force de frappe. Fabien Cardoni s’inscrit dans une historiographie déjà ancienne mais actuellement en cours de renouvellement. A la fin des années 1960, plusieurs historiens s’intéressent à la gestion publique comme Michel Bruguière[9] ou Jean Bouvier[10] et posent les bases d’une histoire des structures étatiques et des acteurs en charge des finances publiques. D’autres historiens poursuivent sur cette thématique en s’intéressant à d’autres domaines. On peut citer Robert Franck[11] se focalisant sur le déclin de la France ou Michel Margairaz[12] s’intéressant à l’Etat, aux finances et à l’économie.

Ce qui fait l’intérêt de la démarche historiographique de Fabien Cardoni, c’est de croiser l’histoire militaire avec l’histoire financière et de s’enrichir d’autres disciplines. Ainsi, l’auteur utilise des ouvrages et des articles de recherche de différentes disciplines (en histoire du droit, en sciences politiques, en sociologie, et en économie). Ce choix méthodologique s’explique aussi par le fait que les historiens se sont peu intéressés aux finances en temps de paix. En revanche, cette matière est très investie par les juristes. L’objectif de l’auteur est de montrer la complémentarité des approches sur la programmation et également sa singularité. Cette singularité des finances publiques est d’ailleurs étudiée dans un ouvrage spécifique de l’auteur qu’il écrit avec des juristes[13].

RESULTATS DE LA RECHERCHE

Ce livre montre que la programmation met la priorité sur les forces nucléaires au détriment d’une armée conventionnelle dont les effectifs baissent et les équipements vieillissent. Ce résultat de recherche est mis en évidence par Fabien Cardoni car celui-ci ouvre la « boite noire » de la programmation et laisse voir un processus décisionnel assez peu rationnel quant à l’élaboration des hypothèses chiffrées[14]. Par-ailleurs, l’auteur révèle l’importance de la conflictualité entre plusieurs acteurs au sein du processus de programmation. Il met en exergue l’opposition et la négociation entre le ministère des armées et la direction du budget (Bercy) avec des arbitrages qui se font plutôt en faveur de cette dernière notamment à partir de la crise économique de 1973.

L’auteur explique le discrédit qui touche la programmation en raison de son inexécution en loi de finance et donc du futur empêché. Il montre aussi un intérêt différencié de la programmation selon les acteurs. Pour les armées, il s’agit de répondre à un besoin de rationalité et de sécurité. Pour la direction du budget, il s’agit de fixer des bornes de dépenses aux ambitions des armées. Pour les politiques, cela permet de faire un discours ambitieux qui n’engage à rien puisque seule l’exécution est engageante.

Au-delà de la programmation militaire, l’auteur indique que la programmation s’est généralisée à l’ensemble des finances publiques pour encadrer les dépenses des collectivités, s’inscrire dans les programmes européens et respecter le cadre budgétaire de la Loi organique relatif aux lois de finances (LOLF) de 2001 qui prévoie des projections triennales du budget. Ainsi, à travers le décryptage de la fabrique des premières lois de programmes, l’auteur dresse des caractéristiques actuelles relatives   aux finances publiques (processus de négociations, discours politique non engageant).

AVIS PERSONNEL

Ce livre est intéressant car il montre que les lois de programme servent d’outil efficace au général de Gaulle pour imposer au monde politique et militaire ses priorités en matière de force de frappe. Pour l’auteur, le futur est empêché car les crédits portés sur la dissuasion se sont fait au détriment de ceux mis sur la modernisation des armements conventionnels. Toutefois, il est bien difficile de savoir si l’effort de défense aurait réellement été à la hauteur des attentes des armées (conventionnelles) sans la dissuasion. En effet, la France se serait peut-être davantage intégrée à l’OTAN et aurait alors eu moins le sentiment de l’urgence de sa défense. 

 

Alexandre MALLET

 

[1] L’IDHE.S associe aujourd’hui cinq pôles universitaires : l’École normale Supérieure Paris-Saclay, les universités Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris 8 Vincennes Saint-Denis, Paris Nanterre, Université Paris-Saclay – Université d’Évry et le CNRS autour d’un projet scientifique à dimension européenne.

[2] Cardoni, Fabien. La Garde Républicaine D’une République à L’autre, 1848-1871 (2019). Web.

[3] pour avoir un aperçu des publications récentes de cet auteur : Microsoft Word – PAGE PERSO CARDONI IDHES PARIS 1 2022 PUBLI (pantheonsorbonne.fr)

[4] Fonds Joël Le Theule (1950-1980) (FranceArchives)

[5] Debré, Michel | Sciences Po Centre d’histoire

[6] Archives du secrétariat général de la défense nationale (8Q), du contrôle général des armées (9R), du centre de prospective et d’évaluation (14R), de la direction des services financiers et des programmes, du secrétariat général pour l’administration (20R), ainsi que celle du cabinet du ministre (2S) de la division Etudes (4S), de la division organisation logistique (8S) et de la division plan programme (9S) de l’état-major des armées.

[7] Utilisation des archives de la mission de rationalisation des choix budgétaires (RCB) et du fonds statistique.

[8] Voir p.251 de son ouvrage « le futur empêché ».

[9] Bruguière Michel, La Première Restauration et son budget, Genève Paris, Droz, coll. « Centre de recherches d’histoire et de philologie de la IVe section de l’Ecole pratique des hautes études V Hautes études médiévales et modernes 10 », 1969.

[10] Bouvier Jean, « Histoire financière et problèmes d’analyse des dépenses publiques », Annales : histoire, sciences sociales (French ed.), vol. 33, n^o 2, 1978, p. 207‑215.

[11] Frank Robert, La hantise du déclin: le rang de la France en Europe, 1920-1960 finances, défense et identité nationale, Paris, Belin, coll. « Temps présents », 1994.

[12] Margairaz Michel, L’Etat, les finances et l’économie: histoire d’une conversion 1932-1952. 2, Vincennes, Institut de la gestion publique et du développement économique, coll. « Histoire économique et financière de la France », 2013.

[13] Cardoni F. (dir.), Singularité des finances de la défense et de la sécurité, Paris, Éditions Mare & Martin, coll. « Collection Droit & gestions publiques », 2021.

[14] p229  « Enfin, les projections financières sont arrêtées au sein d’un cercle confidentiel d’experts, et les méthodologies pour réaliser  les projections financières sont rarement explicitées. Or les processus de quantification reposent sur des croyances partagées, une vision de l’avenir et des conventions implicites qui préjugent du résultat »

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