Ce qui frappe au premier abord, avant même la lecture du livre de Jean-Pierre Devroey, professeur à l’Université libre de Bruxelles et membre de l’Académie royale de Belgique, c’est l’importance de l’appareil critique : détail des notes, abondance de la bibliographie, mais aussi particularité des entrées de l’index thématique. On y trouve : Accaparement et spéculation, Bible et représentation de la Nature, Mycotoxines, Providence divine comme principe régulateur de la Nature, Roi comme nourricier, Sémiologie et narrativité, Village comme écosystème villageois… La précision, l’originalité et l’ambition pluridisciplinaire du propos impressionnent.   

La Nature et le roi. De quelle Nature s’agit-il ? De la nature à la fois imprévisible et généreuse du Haut-Moyen Âge, nature jouet « d’ennemis invisibles », capable de produire « des grains vides » (le mystère fait entièrement l’objet du chapitre 10) comme le signe d’une malédiction, qu’il s’agit de comprendre et de conjurer ; une Nature avec une majuscule, que l’homme domine par délégation divine, à condition qu’il perpétue constamment l’alliance fondatrice, en honorant obligations et dettes envers le Créateur.    

De quel roi est-il question ? De Charlemagne : c’est le choix délibéré de Jean-Pierre Devroey que de se concentrer sur la période du règne de Charlemagne, identifiée dans l’histoire comme une phase de transition difficile du point de vue environnemental, précédant le « petit optimum médiéval » du Xe siècle. Ainsi s’y déploient successivement « l’hiver terrible de 763-764 » (chapitre 6), puis la « grande famine » de 779 (chapitre 7), qui fait place à une période de disette en 791-794 (chapitres 9 et 10), avant une longue période de récoltes problématiques de 800 à 824 (chapitre 11).  Ainsi, l’historien mène son enquête sur une période suffisamment étendue pour pouvoir être examinée à la lumière des longues séries paléo-scientifiques disponibles aujourd’hui. Mais elle constitue également une période suffisamment précise pour permettre une analyse proprement historique – et non seulement climatologique ou anthropologique – c’est-à-dire présentant un objet d’étude spécifiquement localisé dans le temps (740-820) et dans l’espace (l’Europe carolingienne). En outre, l’enquête est documentée par de nombreuses sources, tant historiques que scientifiques, dûment référencées et produites par l’auteur.    

Appliquant sa méthode d’enquête aux crises alimentaires, l’auteur déroule ainsi une analyse micro-historique propre à montrer comment se tissent enjeux de pouvoir, lien social et rapport à l’environnement. Mais l’originalité de la démarche est surtout dans l’utilisation de données disponibles issues des sciences « dures » naturelles (analyses isotopiques des carottages glaciaires, reconstitutions dendrologiques des arbres fossiles) et leur croisement systématique avec les sources historiques. C’est à ce croisement disciplinaire que se définit l’histoire environnementale selon J.-P. Devroey.   

Cela n’est pas sans poser des questions épistémologiques, que l’auteur n’élude pas et rappelle dans son introduction. Dès la préface signée Patrick Boucheron, il est d’ailleurs déjà question du difficile rapport entre histoire des hommes et histoire naturelle, et de « ce chemin étroit », tracé entre d’une part, une modernité dont le cœur du projet serait d’évacuer la Nature du processus historique, et d’autre part, une irréductible tentation déterministe toujours prompte à « relier par des causalités directes des phénomènes sociaux à des événements naturels ».    

A l’issue de l’étude de Jean-Pierre Devroey l’on parvient à une meilleure compréhension des relations entre le roi, le système social de son temps et la nature, qui met en évidence la créativité et la variété des ressources politiques et culturelles mises en œuvre par les institutions et la société carolingiennes, pour rééquilibrer une société déstabilisée par les aléas naturels, dans le cadre aménagé par ce que l’auteur nomme « l’économie morale carolingienne ».  

Au-delà de Charlemagne, c’est la figure générique du roi qui se dessine. Jean-Pierre Devroey montre en effet combien le répertoire de décisions carolingiennes a pu de nouveau constituer une référence tout au long du Moyen Âge, et au-delà dans la période moderne, jusque sous Louis XIV qui, comme le rappelle l’auteur, contribue à mettre fin aux émeutes populaires contre le prix du grain par des mesures appropriées, en faisant directement référence au règne de Charlemagne et à sa « police des grains ».     

A ce propos, les deux derniers chapitres (chapitres 12 et 13) sont particulièrement éclairants, décrivant un ensemble de mesures prises aux IXe et Xe siècles qui préfigurent des modalités d’intervention récurrentes du pouvoir politique tout au long du Moyen Âge, qui feront encore référence jusqu’au XVIIIe siècle face aux pénuries alimentaires. L’auteur montre ainsi comment la politique de Charlemagne – reconduite en partie par Louis le Pieux et Charles le Chauve – vise à contraindre les pratiques de production et d’échange, en organisant le monopole et le contrôle de l’espace du marché. Ainsi, le capitulaire de Nimègue en 806 qui condamne les pratiques économiques immorales d’usure, de spéculation et d’accaparement, et fixe un maximum de prix du pain et des céréales ; les conciles de 813 et 829 qui rappellent les principes et unifient le système de poids et mesures pour une meilleure justice et la transparence des transactions ; l’Édit de Pîtres, en 864, avec des mesures de stabilité monétaire et de contrôle des poids et mesure, assurant la conformité du prix, de la valeur et des volumes vendus. Au-delà de leurs effets correctifs immédiats, et sans pouvoir connaître la réalité de leur mise en œuvre effective, ces promulgations proposent une théorie du bon gouvernement par l’empereur et les évêques. Elles témoignent également de la perception des fléaux climatiques, non comme une fatalité, mais comme une épreuve évitable à force de mesures adaptées.   

En treize chapitres, l’ouvrage de J.-P. Devroey dément, s’il était besoin, la conception d’une société du Haut Moyen-Âge passive face à son environnement, pour faire place à celle d’une société résiliente et imaginative : créativité institutionnelle, mais aussi créativité sociale, capables de s’articuler pour mobiliser et régénérer le réservoir cognitif et symbolique de leur temps. A travers la figure du roi, comme à travers celle de la communauté paysanne, c’est le retour en force de l’acteur politique. Car c’est bien ici la décision politique, rendue possible par un consensus de sens, qui permet de reprendre le contrôle de la narration historique face aux aléas naturels.   

Toute histoire étant écrite au présent, on a du mal à ne pas voir dans La Nature et le roi une forme de miroir tendu au débat contemporain angoissé, opposant la théorie de l’effondrement annoncé à l’idéologie scientiste confiante dans la capacité infinie de l’homme à subjuguer les forces naturelles ; comme un message envoyé à un millénaire de distance – par la grâce du travail de l’historien – par une société pourtant autrement plus vulnérable et dépourvue techniquement, qui a su inventer ses propres solutions. 

 

Éric Bascle

M1 Histoire Médiévale – Histoire et sciences sociales du politique   

(Mémoire sous la direction de Bénédicte Sère)  

 

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