Dans le cadre du mémoire de la première année du Master Histoire de l’Université de Paris- Nanterre, j’ai choisi de traiter, dans la lignée des historiens du social et des sociologues du passé, les parcours des enfants de l’Assistance publique de la Seine et Oise à la fin du XIXe siècle, en me centrant sur l’histoire de l’asile départemental de l’enfance. Cette enquête se réalise à partir d’un fonds, celui des archives départementales des Yvelines, et de la série X qui regroupe différents documents sur l’assistance sociale. J’ai choisi dans cet article, de partager mon expérience et mon voyage à travers les archives de l’aide sociale du XIXe siècle.

Présentation de la série X 

La série X « Assistance et prévoyance » des archives départementales des Yvelines rassemble des documents édités entre 1800 et 1968 dans le département de la Seine-et-Oise. Elle est constituée de dossiers administratifs qui concernent l’assistance publique en faveur des plus démunis et la protection sociale, ainsi que la politique menée en matière de santé et de secours. Elle comprend 5 sous-séries. Ces dossiers témoignent, à travers le contrôle exercé par l’État, de la gestion des établissements hospitaliers (1 X), des organismes d’assistance et de bienfaisance (2 X), de l’assistance (3 X), de la prévoyance (4 X) et des assurances sociales (5 X). 

La série X est constituée par des versements successifs des services de Préfecture, puis par les Inspections de l’Assistance publique, les directions départementales de la Santé, et les directions de la population.  

En 2019, tous les dossiers conservés aux archives départementales et relatifs à l’assistance et la prévoyance, font l’objet d’un récolement, c’est à dire d’une réorganisation et d’un nouveau classement. Il débouche sur une ventilation des dossiers sur leur date d’origine. Le travail entrepris sur les dossiers d’enfants assistés est conservé dans son intégralité, en terme de cotation et de bornes chronologiques. En raison de l’épidémie de COVID-19, et des confinements successifs, ce travail de classement intellectuel et matériel est entrepris en 2021.  

Présentation de la sous-série 3X  

Le 3X regroupe un nombre important de dossiers relatifs à l’assistance à l’enfance.  

Les différents versements des services préfectoraux regroupés dans la sous-série 3X dans la partie consacrée à l’assistance à l’enfance permettent d’en prendre la mesure. La sous-série 3 X donne une vision de la politique d’assistance pratiquée entre 1800 et 1940. Elle montre que si la France était en retard sur d’autres pays, sur la mise en place d’un système de protection sociale efficace, de nombreuses lois, essentiellement votées sous la Troisième République, et en particulier à l’époque de la République radicale (1899-1914) ont néanmoins permis d’organiser l’assistance des populations vulnérables. 

Toute une première partie de la sous-série se consacre aux « affaires générales » : inspection et contrôle des lois d’assistance, activités des conseils et commissions divers, dossiers du personnel, et comptabilité générale. Une partie est réservée à l’assistance aux femmes en couche, avec une prégnance de documents comptables sur les allocations journalières et primes d’allaitement. Une autre partie concerne plutôt l’assistance aux familles nombreuses, est centrée sur des données statistiques (nombre d’enfants par famille) et des données d’état civil (listes des familles). L’assistance à l’enfance occupe une très large place (plus des deux tiers des archives de la sous-série 3 X). S’y trouvent des renseignements statistiques et comptables, ainsi que des registres nominatifs d’enfants ainsi que des dossiers individuels. Dans ces dossiers, les correspondances entre enfants, parents, tuteurs, personnels administratifs, constituent les principales sources consultables. La sous-série comporte également un chapitre sur la protection du premier âge et des nourrissons et des archives des premières crèches municipales, une autre section autour des retraites ouvrières et paysannes, des soins gratuits aux victimes de guerre. Enfin, une partie importante de la sous-série se consacre à l’assistance médicale, autour du service médicale gratuit et de l’assistance médicale gratuite.  

Les dossiers individuels au titre de l’Aide à l’enfance (1798-1970) : 3X 107-1141 

Sous l’Ancien Régime, on ne parle pas de dossier mais de bulle établie par l’Hospice des enfants trouvés et déversée auprès de la nourrice. Elle comporte le nom du meneur, de la nourrice, de l’enfant, son sexe, son âge et sa date de réception. Au fil des décennies, on parle de livret, puis de dossier. Sous la Troisième République, le dossier personnel de l’enfant assisté comporte plusieurs types de sources et de pièces que l’on peut classer en trois catégories : les pièces génériques (procès-verbal d’abandon, certificat de naissance, acte de baptême, fiche de visites trimestrielles, livret de pupille, décisions du conseil de famille à propos des récompenses, de la dot ou du mariage), la correspondance générale (lettres des parents, du tuteur, de la nourrice, de l’inspecteur, du directeur de l’Assistance publique, du pupille lui-même ou de ses amis) et les pièces contingentes, qui peuvent témoigner d’un évènement particulier (accident, délit, évasion, viol, décès prématuré).  

Ces pièces administratives contiennent des informations précises, durables et personnelles. Elles possèdent un intérêt particulier pour l’historien, puisque s’établit une homologie entre l’enfant et son dossier, particulièrement dans la mesure où il lui permet de faire valoir des droits.  

Les archives de l’Asile départemental de l’enfance (3X 1637-1673) 

Ces fonds constituent un des apports principaux de la présente recherche puisqu’ils concernent l’institution de bienfaisance publique sous tous ses aspects. Il s’agit de trente-six cartons que l’on peut regrouper en quatre grandes catégories. Les premières boites concernent  l’administration de l’asile lors de son processus de création, et contiennent des correspondances, des archives de presse, des rapports médicaux, des listes d’admission, des plans et des bails d’acquisition de terrain, des procès-verbaux de décisions, ou encore des projets de budgets, de travaux et de construction, ainsi que des documents comptables. Les cartons suivants contiennent des éléments concernant l’organisation interne de l’asile pendant son développement. On y trouve des réglementations, des rapports de préfets, des rapports moraux des directeurs et inspecteurs, des attributions de bourses départementales ou d’allocations militaires, des suivis de pensionnaires, des demandes d’admission, des attributions de certificats d’étude, des rapports de gendarmerie et gestion d’évasion, des séances de commission administrative avec rapports de séances, ordres du jour, tableaux de recettes ; des fournitures d’habillement, des demandes de renseignements ou encore des tableaux d’effectifs. Le troisième grand ensemble concerne l’admission des pensionnaires et comportent des dossiers regroupant le bulletin de naissance, le certificat médical, ou encore l’engagement du tuteur, le bulletin d’entrée ainsi que des correspondances. Ces pièces administratives contiennent des informations précises, durables et personnelles. Elles possèdent un intérêt particulier pour l’historien, puisque s’établit une homologie entre l’enfant et son dossier, particulièrement dans la mesure où il lui permet de faire valoir des droits. Enfin, le quatrième ensemble regroupe les archives des séances de la commission de surveillance, et contient des rapports, des cahiers de dépenses et de recettes, des règlements, des comptes-rendus de réunions, des données de gestion du personnel et des horaires de travail, de gestion des salaires et des indemnités.  

Ces trente-six cartons permettent d’analyser l’institution de manière transversale. Les sources de plusieurs types permettent autant d’étudier la création de l’institution que son évolution. La circulation entre le conseil général, le fonctionnement interne, et la vie quotidienne des bénéficiaires et du personnel.

Les archives départementales : lieu codifié de solennité 

C’est un matin de l’année 2012 que je fis ma première entrée aux archives aux côtés de mon directeur de recherche de l’époque : Jean-Charles Geslot. J’ai tout de suite remarqué, que de ce grand espace, se dégage des codes, des manières de faire, de voir, de sentir, en somme une véritable culture de l’archive. La première étape consiste à créer sa carte de lecteur, elle n’est pas si simple car il faut justifier de la légitimité d’accès en décrivant précisant les contours de sa recherche. Puis, direction les casiers pour déposer ses affaires : en effet, il est imposé d’entrer dans la salle de consultation avec un sac fermé. Il faut tout prendre à la main, tout doit être apparent, pas de stylos ou d’objets tachants, surtout pas de nourriture, seuls des crayons à papier et feuilles volantes sont autorisés. Aucun objet susceptible de détériorer les documents ou de camoufler un vol n’est autorisé. Dans la salle de consultation, où se dresse le pupitre du président de salle, émane un véritable silence, une solennité, comme autant de respect pour toutes ces vies enfouies dans les cartons. En général, peu de gens sont présents, toujours moins de cinq personnes sur de grandes tablées. Pour obtenir les dossiers, il faut faire une commande enregistrée par le magasinier qui se dirige vers les grandes salles de stockage : impossible de faire plus de cinq commandes par jour. Un carton à la fois sur la table, pour éviter les mélanges. Il est interdit de manipuler les documents verticalement, ou encore de s’échanger des documents entre lecteurs. Tout est extrêmement codifié. Et il faut penser à anticiper : les déplacements du magasinier peuvent être longs. Il arrive par la suite avec le carton sanglé sur son chariot, puis vient le moment d’ouvrir le carton et de découvrir tous les documents qui s’y trouvent.  

Les obstacles des archives 

Une autre grande caractéristique des archives se trouve dans les obstacles et les limites que leur fonctionnement peut constituer dans les recherches. Beaucoup de dossiers, particulièrement en ce qui concerne les dossiers des enfants de l’Assistance publique, sont protégés par des délais de communicabilité. En l’occurrence, ici, impossible d’ouvrir les dossiers d’enfants nés après 1921, le délai étant ici de 100 ans. Arme pour l’historien, c’est donc l’écriture d’une demande de dérogation, qui m’a ici permis d’accéder à certains dossiers d’enfants nés après cette date.  

Une seconde difficulté est liée au nombre important de cartons et de dossiers. Une des premières missions des archives, c’est donc de détruire, de récoler, de réorganiser pour éviter la surcharge et le surplus de documents. Les dossiers d’enfants placés sont répartis dans 1 034 boîtes (chaque boîte contient une dizaine de dossiers).  

Au final, un échantillonnage des dossiers d’enfants est nécessaire pour pouvoir réaliser une étude historique dans le cadre du M1. Une troisième difficulté peut être liée à la paléographie ou à l’état de conservation de certains documents : l’écriture du XIXe siècle est très particulière, particulièrement pour les dossiers allant de 1880 à 1895. Au fur et à mesure des découvertes, l’œil s’affûte et les écritures paraissent de plus en plus familières.  

Des archives manuscrites pour donner la parole 

L’ensemble des dossiers des enfants de l’Assistance publique sont des archives manuscrites. A l’heure où beaucoup d’archives sont imprimées, numérisées, l’archive manuscrite semble lointaine, voire désuète. Mais, lorsque l’on ouvre les dossiers d’enfants placés, il y a, dans cette impression d’entrer en communication, la mise en œuvre d’une pensée, et les correspondances des dossiers sont truffées de corrections, de brouillons, d’ébauches. Ceci permet donc d’analyser plus finement ce qui se joue lors de l’écriture et de la constitution de ces dossiers.  

Devant l’effet de vérité de l’archive, l’historien doit travailler sur son récit, son écriture. L’énonciation ne doit ni annuler ni dissoudre l’archive. Il faut donc chercher un langage, qui laisse subsister de la méconnaissance, mais en offrant des parcelles de savoir neuf et inattendu. L’écriture doit se chercher en dehors de toute idée de commentaire : c’est l’écart entre elle et nous qu’il convient d’interroger. On ne prétend pas découvrir le sens absolu du monde, mais on y trouve de nouveaux éléments d’interprétation.  

Avec ces dossiers, ces archives, on rentre en lien avec la petite histoire, avec ceux qui sont invisibles, dont on ne sait rien normalement. On donne la parole à ceux qui ne l’ont jamais eue. On rencontre des petits bouts de vie que l’on analyse, que l’on croise. Ces dossiers d’enfants placés décuplent cet effet déjà constaté par Arlette Farge1 auprès des archives judiciaires du XVIIIe siècle : Ici, ce ne sont plus des procès-verbaux ponctuels, mais des dossiers retraçant la vie entière des pupilles. On les accompagne dans leurs combats, leurs embûches, leurs difficultés, leurs réussites, leur bonheur, parfois on tombe sur une lettre annonçant leur mort, ce qui clôt le dossier. Il y a devant nous un flux de vie,, on croit alors que le passé s’est éloigné, et qu’il a indéniablement rejoint le présent devant nos yeux.  

Dé-romantiviser les archives : pour une approche matérialiste du lien à l’archive 

Devant toutes ces vies minuscules, devant cet endroit particulier, qui construit une véritable culture, l’apprenti historien doit prendre garde à dé-romantiviser son approche, afin de rationaliser son propos et de contribuer à l’élaboration d’une véritable démarche scientifique. La rationalité permet d’inhiber l’émotion qui se dégage, la contrôler. Car on peut ressentir toutes sortes d’émotions devant les dossiers des enfants de l’Assistance publique, particulièrement de la colère lorsque l’on apprend les sévices, les supplices, et la torture que certains vivent dans leurs lieux de placement. Cela change beaucoup de choses en nous, même notre présent. L’émotion est très forte lorsque l’on entre dans toutes ces petites vies, et leurs grands moments. L’historien doit prendre garde à matérialiser son approche de l’archive, afin d’entrer en symbiose avec elle et éviter toute forme d’anachronismes ou d’approche romantiviste qui viendrait constituer un frein à sa démarche scientifique.

Kylian GUENEC