Quand on travaille sur les registres matricules de l’armée du premier Empire, on trouve parfois chez les plus jeunes soldats des prénoms qui interrompent la litanie sans fin des Jean, des Pierre, des Joseph et autres François. C’est le cas d’un certain Junius Brutus Mayeur, jeune bonnetier de Troyes rejoignant l’armée en 1814 et de son compatriote Jacques Liberté Larate¹ . Les prénoms de ces conscrits nés en 1794 viennent tout droit de la première République, ils illustrent à la fois les enthousiasmes ou prudences politiques de leurs parents et la volonté de changement symbolique des années révolutionnaires.

Nouveau calendrier, nouvelles unités de mesures, parfois nouveaux noms de ville… La fin de l’Ancien régime se caractérise par une importante ambition de transformation des mentalités que l’on retrouve aussi dans la façon d’appeler les enfants. Si les prénoms traditionnels restent majoritaires pendant cette période, certains parents profitent de l’état-civil pour marquer leur adhésion au nouveau régime. Par enthousiasme sincère, principe de précaution ou opportunisme politique, ils choisissent des prénoms aux accents républicains tirés de l’Antiquité, des hommes d’Etat du moment ou encore du calendrier révolutionnaire.

Ainsi, quand les Mayeur choisissent le nom de leur petit Junius Brutus, ils rendent hommage à l’un des deux premiers consuls de la République romaine, réputé avoir renversé le roi Tarquin le Superbe. L’historien Jacques Péret, qui voit dans les changements symboliques encouragés par la Révolution une véritable tentative de révolution culturelle, recense ainsi 24 Brutus nés après 1793 dans la seule ville de Niort, aux côtés de cinq Régulus et deux Scævola, autres personnages de l’histoire romaine. Si les références à l’Antiquité dominent, sept jeunes niortais sont aussi à la même époque nommés Guillaume Tell, vu comme une figure de la lutte contre un pouvoir arbitraire² .

Patriophile, Sanculotide et Jeanne Artichaud

Outre les références historiques ou légendaires, des enfants sont appelés en l’honneur des évènements historiques du moment, auxquels les parents adhérent ou qu’ils redoutent, tout en étant attentif à suivre les soubresauts politiques de Paris. Ainsi, si un sans-culotte montpellierain écrit à Robespierre en juillet 1794 : « la nature vient de me donner un fils, j’ai voulu le charger du poids de ton nom », un mois plus tard un Breton baptise sa fille Désirée Rosalie Thérèze Dix-Thermidor, d’après la date de la chute de Robespierre³.

Si certains prénoms sont inventés pour l’occasion, tel le jeune Patriophile né à Versailles en 1793 ou la petite Anne Sanculotide dans l’Yonne, beaucoup se créent à l’aide du calendrier révolutionnaire. Les noms de mois sont particulièrement populaires : huit Floréal, quatre Fructidor et autant de Thermidor naissent ainsi à Niort. Les huit Décadi (six garçons et deux filles) recensés dans cette même ville sont un hommage au jour terminant chaque décade⁴ . Les prénoms tirés de la nature sont eux aussi souvent empruntés au calendrier de Fabre d’Eglantine, qui remplace le saint associé à chaque jour dans le ci-devant calendrier grégorien par un mot issu du domaine agricole. 40 Roses et 21 Marguerite sont ainsi inscrites à l’état-civil pendant la Révolution dans la préfecture des Deux-Sèvres, prénoms qui sont davantage restés dans les usages que les six petites Tubéreuse, l’Abricot et l’Ananas nés dans le même temps dans cette ville. Certains officiers d’état-civil zélés prennent d’ailleurs parfois à cœur d’associer le prénom choisit par les parents et son équivalent révolutionnaire, à l’exemple d’une « Jeanne (vieux style) et Artichaud (nouveau style) » qui nait en Côte-d’Or en l’an II.

Les valeurs révolutionnaires ont elles aussi la cote et les prénoms Egalité, Liberté (des prénoms mixtes) sont fréquents, comme Montagne pour les garçons et Victoire pour les filles.

Cette tendance ne concerne pas que les nouveaux-nés et certains adultes n’hésitent pas à changer de prénom pour s’adapter aux changements politiques, tel ce Lotois délaissant son trop royal nom de baptême Louis pour le plus républicain Montagnard en 1793. Les patronymes peuvent aussi être remplacés et la famille Le Prince préfère ainsi la même année emprunter le moins aristocratique nom du général républicain Beauvais.

Un héritage parfois encombrant

Les prénoms républicains ont l’inconvénient d’être parfois vite dépassés, voire source d’embarras, en fonction des changements politiques. Un père de famille du Mans juge ainsi plus prudent, sous la Convention thermidorienne, de rebaptiser René son fils de deux ans qu’il avait d’abord appelé Marat Montagne. Le lieutenant Murat eut lui à se justifier après la chute de Robespierre d’avoir pris l’année précédente le nom de Marat, référence devenue entretemps plus qu’encombrante⁵ . Le futur maréchal d’empire fit valoir au Comité de salut public qu’il n’avait adopté ce nom que pour se soustraire aux persécutions des robespierristes à une époque où passer pour un républicain trop tiède pouvait être dangereux, ce qui illustre la diversité des raisons, réelles ou alléguées, qui purent présider au choix des noms et prénoms révolutionnaires.

A la fin de la Révolution, les prénoms jugés trop jacobins de certains jeunes Français semblent parfois devenir gênants et certains demandent à en changer. A la veille du premier Empire, le jeune breton Messidor est ainsi rebaptisé catholiquement sous le prénom moins connoté et proche phonétiquement d’Isidor⁶ . Si de nos jours, on ne croise plus guère de Dix-Thermidor, d’Arrosoir ou de Convention, certains prénoms popularisés à la Révolution sont tout de même encore fréquents tels que Rose, Marguerite ou Victoire, ainsi qu’une poignée de Kléber.

Le conscrit troyen de 1814 Junius Brutus, lui, portait toujours son prénom républicain en rejoignant l’armée l’année de ses 20 ans. Il survécu aux batailles de la fin de l’Empire et la chute de Napoléon transforma celui qui portait le prénom d’un pourfendeur de roi en soldat de l’armée de Louis XVIII.

Valentine Schira
Étudiante en Master 1 – Sociétés Modernes et Contemporaines dans la Mondialisation
Mémoire de recherches en histoire contemporaine sous la direction de Claire Fredj