Il y a des bâtiments devant lesquels nous passons, auxquels nous sommes habitués ou auxquels nous ne prêtons pas vraiment attention ; pourtant certains d’entre eux gagneraient à être plus connus qu’ils ne le sont et méritent une attention toute particulière. Cela, je l’ai constaté une fois de plus lors des journées européennes du patrimoines les 17 et 18 septembre 2022 qui m’ont permis de découvrir ce monument emblématique de la région du Haut Bugey : la Grande Vapeur.

Situé en plein cœur de la ville d’Oyonnax, ce bâtiment industriel construit en 1905 représente bien l’architecture du XXe siècle mais aussi l’économie de toute la région. Surnommées « la Plastics vallée », la ville d’Oyonnax et ses environs ont une longue histoire industrielle, comme le montre le musée du Peigne et qui, comme nous le verrons, justifie son surnom.

Déjà au XVIIe siècle, la vallée était marquée par une « proto-industrie » (comme de nombreuses régions françaises) : lors de la saison hivernale, quand les travaux des champs se voyaient allégés, les habitants de la vallée se tournaient vers la confection de peignes en bois pour agrémenter leurs revenus. C’est au XIXe siècle que vint l’essor et que la production se vit changer ; il y eut d’abord un changement dans la matière puisque dans le courant du XIXe siècle : le buis (dont les peignes des décennies précédentes étaient faits) vint à manquer. On se tourna donc vers d’autres matériaux tels que d’autres types de bois, la corne des sabots des chevaux ou des bœufs. Ceux qui fabriquaient les peignes changent aussi puisque Oyonnax n’échappe pas aux bouleversements sociétaux du XIXe qui voient l’arrivée d’une classe ouvrière, ce qui marque un changement : d’une activité de subsistance faite par de nombreux habitants, la confection de peignes devient de plus en plus une affaire d’ouvriers spécialisés.

1889 marque un tournant puisque c’est cette année-là qu’arrivèrent dans la ville, l’électricité et le celluloïd inventé outre-Atlantique quelques années plus tôt. Une première usine de production de ce nouveau matériau, l’Oyonaxienne, ouvre ses portes et propulse l’industrie. L’industrie du peigne et du celluloïd semblent bel et bien être l’or de la région mais dans les années 1920 l’activité se doit de se diversifier. En effet, Les années folles sont aussi les années qui voient la mode des cheveux courts arriver ; cette mode aurait pu avoir un effet dévastateur mais il n’en fut rien puisque c’est très habilement que les fabricants ont réussi à diversifier leur production dans d’autres secteurs tels que celui des jouets, des accessoires de mode ou encore dans la lunetterie.

Les « Trente Glorieuses » et leurs besoins croissants en produits plastiques, entrainent l’apparition de nombreuses entreprises dans une région déjà familière de ce produit désormais en vogue plus que jamais plébiscité. C’est dans ce contexte, que nous pouvons peut-être décrire comme l’apogée de l’industrie plastique dans la région, que la vallée se voit octroyer le surnom de « Plastics vallée », appellation dont elle bénéficie toujours aujourd’hui.

Après cette brève présentation du contexte dans lequel le bâtiment a vu le jour, penchons-nous sur son architecture.

Comme nous l’avons vu, au XIXe siècle, une spécialisation des ouvriers (sur une seule phase de fabrication) s’est opérée, tout en accompagnant le passage de la production de peignes, d’une activité artisanale à une activité industrielle. Cela a eu pour corollaire une multiplication d’ateliers familiaux pratiquant le travail à domicile. Mais le celluloïd provoque fréquemment des incendies, d’où le besoin d’un environnement plus sécurisant. En 1904, l’Union électrique confie à l’architecte Auguste Chanard le soin de construire une usine plus adaptée au nouveau matériau, dans laquelle les ouvriers spécialisés pourront louer un atelier pour y travailler dans des conditions sécuritaires et de confort optimal ; ce fut chose faite.

Cette usine, appelée à devenir une usine modèle, fut très moderne en son temps, et ce pour plusieurs raisons.

La première est la sécurité contre les incendies (fréquents lors du travail sur celluloïd). Comme nous pouvons le voir sur la photographie ci-dessous, chaque atelier est équipé d’un système d’arrivée d’eau visant à éteindre un éventuel départ de feu. L’eau, stockée dans un bassin situé sur le toit, peut ainsi être utilisée dans tous les ateliers.

 

Pour contenir l’incendie dans un atelier, et éviter qu’il ne se propage, tous les ateliers sont équipés de portes en fer : 

 

Plus ingénieux encore : la forme du bâtiment. En effet, Auguste Chanard dessina un bâtiment dont les deux ailes forment un « V » ; cette forme singulière a l’avantage de contenir l’incendie dans une seule aile et, dans le pire des cas de limiter les dégâts à « seulement » la moitié de l’édifice. Nous voyons très bien dans la photographie ci-dessous, prise au point de jonction entre les deux ailes, cette architecture singulière.

 

Outre la sécurité très poussée, cet édifice représente un autre atout pour les ouvriers : celui du confort. Chaque atelier est équipé du chauffage, appréciable dans une vallée particulièrement froide, que nous pouvons voir sous l’établi de cet atelier. Vous remarquerez aussi, dans la photographie ci-après, au-dessus de la fenêtre, des « roues » ; ces dernières, reliées à l’outillage des ouvriers par une courroie, étaient propulsées par l’électricité dont était pourvu le bâtiment.

 

Depuis l’interruption de l’activité du lieu, le site, dont la ville est propriétaire, demeure fermé. L’objectif serait de le réhabiliter, afin de restaurer ce bâtiment, qui a joué un rôle central dans la ville. Le musée de la Grande-Vapeur est en discussion, sans que le projet soit lancé. En effet, cela nécessite un engagement financier important, que la politique municipale n’est pas prête à entamer.

Nous espérons qu’une restauration, qui redonne chair à cet endroit, pourra un jour être lancée, afin que ce lieu ne soit plus fermé au public quasiment toute l’année ; ce qui permettrait aux oyonnaxiens de se réapproprier ce patrimoine local méconnu des plus jeunes. 

 

Léo Noraz
Étudiant en Master 1 – Histoire des civilisations anciennes et médiévales
Mémoire de recherches sous la direction de Laurent Jégou

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