Paru en anglais il y a déjà huit ans, et traduit en français en 2017, L’histoire de l’équilibre de Joel Kaye, professeur au Barnard College de la Columbia University de New York, mérite qu’on y revienne. N’ayant eu qu’un écho limité dans notre pays, l’ouvrage, mélange inédit d’histoire culturelle et d’histoire de la philosophie, constitue pourtant une étude incroyablement stimulante, non seulement pour les médiévistes intéressés par l’étude de la pensée scolastique, mais pour les historiens en général et tous ceux qui s’intéressent aux sciences sociales en général. En effet, comprendre comment les notions d’équilibre et d’égalité se sont construites aux origines de notre pensée contemporaine, en quoi leur relative équivalence a fait l’objet d’une construction historique, et donc en quoi la remise en cause de leurs fondements est toujours possible, semble d’autant plus nécessaire à l’heure du grand bouleversement des équilibres et de l’accroissement des inégalités.

Véritable somme d’histoire culturelle, le livre est qualifié de « génial » par Alain Boureau (Directeur d’études à l’EHESS) dans sa préface à l’édition française. Le qualificatif n’est pas usurpé. Au croisement de plusieurs disciplines (histoire sociale, histoire économique, histoire des sensibilités, épistémologie), J. Kaye bouscule les repères. Là où l’acception commune pourrait considérer la notion d’équilibre comme un invariant quasi anthropologique, une supposée vérité de tous temps en tous lieux, l’auteur démontre au contraire comment la définition et le sentiment même d’équilibre ont une histoire, opérant une bascule au Moyen Âge, précisément entre 1250 et 1375. Réformant ainsi une définition essentialisée et figée de l’équilibre, Kaye en fait un objet d’histoire, voire un moteur de l’évolution de la pensée occidentale, qui trouve une substance nouvelle dans la diachronie proposée.

Le premier parti pris de l’auteur est de saisir l’équilibre non seulement comme un modèle – au sens physique voire physicien du terme – mais aussi comme un sentiment, s’inscrivant dans un imaginaire, et façonnant à son tour une nouvelle image du monde. Ce que l’ouvrage désigne ainsi comme une nouvelle forme d’appréhension de l’équilibre s’applique à des domaines aussi divers que l’ordre social, économique, esthétique ou politique. Mais plutôt que d’en faire un arrière-plan de ces champs d’analyse, J. Kaye en fait un sujet en soi, en forme de fondement (c’est l’auteur qui souligne). C’est bien d’une histoire sociale dont il s’agit et non d’une simple histoire des idées, au détour de laquelle équilibre et égalité surgissent dans leur acception moderne.

Le second parti pris, et ce qu’on pourrait envisager comme une des thèses centrales de l’ouvrage, est précisément de considérer que c’est l’histoire de l’équilibre, du moins de sa notion, qui provoque le changement dans l’histoire des idées, et non l’inverse. Tout part du constat historique, que l’auteur situe à la toute fin du XIIIe siècle, d’un changement de l’idéal d’équilibre dans la pensée scolastique : on passe alors d’un modèle statique – un ordre immuable où chaque chose reste à sa place – à une conception dynamique – un ordre à réaliser où il appartient à l’homme de rétablir les équilibres.

L’auteur en décrit les implications nombreuses et profondes, parmi lesquelles :

• la capacité nouvelle à penser le système social, comme une entité autorégulée, sans intervention divine nécessaire – ainsi la cité, à l’instar du corps physique, est capable de se rétablir pour maintenir l’aequalitasmoyennant la bonne politique ;
• l’émergence d’une pensée relationnelle qui prend le pas sur une pensée hiérarchique – on voit poindre les réseaux pré-humanistes – parce que la complexité des termes de l’équation sociale nécessite la mobilisation du corps social tout entier, du moins de la partie supposée être en charge des équilibres.
• l’acceptation d’une capacité de connaissance limitée donc imparfaite – précisément parce que le tout est trop complexe à appréhender et en mouvement constant – qui ouvre la voie à une pensée probabiliste et favorise la question du « comment » plutôt que du « pourquoi ».

Cette histoire de l’équilibre peut être mise en parallèle de l’évolution du nominalisme philosophique et notamment de la pensée de Guillaume d’Ockham (1285-1347), tout comme elle fait écho à la pensée de Nicole Oresme (1320-1382) dans son De Moneta (1355), qui décrit un corps social auto-égalisateur, écartant le principe même d’un interventionnisme royal. Mais J. Kaye fait remonter encore plus en amont les premiers ferments du changement de modèle, qu’il identifie à la réception des textes antiques d’Aristote et de Galien par les scolastiques du XIIIe siècle : ainsi les théories politiques du premier quant aux formes justes d’égalisation, distinguant forme égalitaire et proportionnelle ; et les écrits du second dans le champ biologique, sur la bonne santé définie comme la juste complexion des éléments contraires constitutifs du corps humain. Les deux approches se combineraient ainsi pour donner lieu au principe de Bien commun, défini comme la supériorité du tout sur les parties mais, et c’est la différence fondamentale avec le modèle antérieur préscolastique, par agencement naturel et progressif, indépendamment de la possible intervention d’une intelligence supérieure divine.

C’est ainsi par touches successives, que l’auteur tente une « coupe transversale » de la notion d’équilibre sur la période, traversant les champs disciplinaires, de l’histoire économique (chapitres 1 et 2) à l’histoire de la théorie médicale (chapitres 3 et 4), puis de l’histoire de la pensée politique (chapitre 5, 6 et 7) à l’histoire de la philosophie naturelle (chapitre 8). Chaque chapitre est l’occasion d’une plongée érudite dans la pensée du temps où l’on voit naître les notions de réseau de relations, d’incertitude, de probabilité et d’optimum, qui viennent se superposer – puis se substituer respectivement, au moins un temps – à celles d’ordre hiérarchique, de certitude, d’harmonie et d’idéal. Un monde en mouvement donc, et de débats, poussé notamment par le développement urbain et la production universitaire, venant bousculer un « monde d’avant » où le statu quo était une valeur centrale, du moins dans les imaginaires. Autrement dit un monde qui commence à regarder devant et non plus derrière, alimenté en cela, et ce n’est pas le moindre paradoxe, par la redécouverte de la pensée classique, notamment aristotélicienne.

Puis en fin de période, soit à la toute fin du XIVe siècle, J. Kaye identifie un retour en arrière, soulignant notamment que le même Oresme cité plus haut referme la possibilité de l’agencement naturel pour réclamer l’intervention du prince dans la cité dans le Livre des Politiques (1374). L’historien tente une explication par les grandes calamités survenant alors (guerre de Cent Ans depuis 1337, épidémies récurrentes de peste depuis 1347, crise économique subséquente…) qui soulignent les limites des ajustements naturels. Il suggère en outre que ce sont les épisodes de tentatives affirmées d’autonomisation urbaine (révolte de Paris en 1358, révoltes flamandes, agitation des communes d’Italie) qui finissent par provoquer une volonté politique de rétablissement du contrôle social, le besoin d’ordre redevenant le premier idéal social devant la justice ou l’égalité entendues comme égalisation. Le prince redevient alors le grand ordonnateur de l’équilibre. Mais peut-être le devient-il même seulement à ce moment, l’intervention divine semblant définitivement écartée comme condition nécessaire. Doit-on y chercher là une définition de la modernité politique à l’aube du XVe siècle ?

Tout au long du livre, c’est ainsi à une exploration en profondeur des notions fluctuantes d’équilibre et d’égalité que nous invite J. Kaye, démontant les évidences de façade, dans une forme d’archéologie des savoirs, pour reprendre la formule de Foucault. L’auteur prend bien soin ce faisant de camper le fil historique de l’impressionnante richesse de citations d’auteurs qu’il mobilise. Il replace ainsi son corpus de sources textuelles dans un contexte social, économique et politique, qualifiant l’ouvrage comme un livre d’histoire sociale et non d’histoire de philosophie morale ou politique. Le parti pris érudit et pluridisciplinaire, quoiqu’indéniablement articulé sur une ligne historique, rend parfois difficile de qualifier l’exercice, l’effort à bâtir un modèle unitaire autour de la notion polysémique d’équilibre nous menant d’un chapitre à l’autre tantôt au cœur de doctrines politiques, tantôt d’histoire des sensibilités, avant de mettre en regard anthropologie économique et épistémologie des sciences naturelles. Mais le brio du propos, la finesse et la profondeur des arguments ainsi que l’apparat critique très complet nous donnent tous les points de repères et les références nécessaires, pour autant qu’on se laisse embarquer dans cette déconstruction du savoir. De ce point de vue, il semble difficile de ne pas ressortir bousculé de la lecture de ces 588 pages, tant la mise en relation de systèmes de pensée a priori aussi éloignés les uns des autres que la pensée médicale antique, la philosophie politique scolastique et les sciences naturelles médiévales ouvre des perspectives inédites. En outre, l’écho contemporain du débat médiéval que l’on peut résumer simplement par « l’équilibre tel qu’il est vs. tel qu’il devrait être », fait de la lecture du livre de J. Kaye, non seulement une exploration historique mais aussi une réflexion actuelle. Un ouvrage exigeant mais bienvenu.

Par Eric BASCLE, 40006278 – M1 Histoire et Sciences Sociales du Politique.

Directeur de mémoire : Bénédicte Sère.

Kaye Joel, L’histoire de l’équilibre, 1250-1375 : l’apparition d’un nouveau modèle d’équilibre et son impact sur la pensée, Paris, les Belles lettres, coll. « Histoire », 2017 (Cambridge University Press, 2014)

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