L’ouvrage posthume d’Henri-Irénée Marrou, Décadence romaine ou Antiquité tardive ? publié en 1977, synthétise les nombreux travaux de l’historien concernant cette période et a pour ambition d’emmener son lecteur au-delà d’un poncif historiographique : le déclin de l’Empire romain et de sa civilisation à partir du IIIe siècle. Pour ce faire, l’auteur esquisse un portrait de la période en soulignant sa richesse artistique et ses innovations diverses.

Henri-Irénée Marrou (1904-1977) figure parmi les plus éminents spécialistes de l’Antiquité tardive. Ses travaux ont porté sur des thématiques générales au sein de cette période (avec par exemple une Histoire de l’éducation dans l’Antiquité), mais aussi, plus particulièrement, sur Augustin d’Hippone et l’augustinisme. 

Décadence romaine ou Antiquité tardive ? est un ouvrage posthume, publié en 1977. Il constitue une sorte de synthèse des travaux de l’historien sur ce thème historiographique qui alimente de nombreux débats depuis plusieurs siècles, et à propos duquel la position de H.-I. Marrou lui-même a d’ailleurs évolué au cours de sa carrière. L’objectif de l’historien, formulé dès l’avant-propos, est de réhabiliter l’image de l’Antiquité tardive en prenant en compte les évolutions qu’a connues cette période dans plusieurs domaines (arts plastiques, lettres, spiritualité, organisation politique, évolution des techniques…). 

Le constat de départ est le suivant : la redécouverte de la culture classique par les humanistes de la Renaissance s’est accompagnée de la formation d’un cliché, à savoir la décadence inhérente à la fin de l’Empire romain. Ce mépris est encore plus marqué après le XVIIIe siècle, selon H.-I. Marrou, en raison de “l’aversion” des Lumières pour le christianisme qui est devenu la religion dominante du monde méditerranéen durant cette période. Montesquieu est le premier à s’emparer du sujet dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734). A la fin du siècle, l’historien britannique Edward Gibbon résume en ces mots les événements de la période : “Ainsi avons-nous assisté au triomphe de la religion et de la barbarie”¹ . Les progrès de la recherche historique au XIXe siècle ont permis de relativiser ce jugement. Au milieu du XXe siècle, la notion d’Antiquité tardive est élaborée par Peter Brown et H.-I. Marrou. Néanmoins, cette période est encore trop souvent évoquée en termes négatifs. En 2005 par exemple, l’historien britannique Bryan Ward-Perkins a publié un ouvrage intitulé The Fall of Rome and the End of Civilization. Pourtant, l’Antiquité tardive constitue une période fondamentale de mutation de l’histoire.  

Pour H.-I. Marrou, c’est sur le plan religieux que se produit la transformation la plus profonde et aux conséquences les plus considérables. Qu’il soit chrétien ou non, l’homme de l’Antiquité tardive est profondément religieux. Cet esprit nouveau ne constitue pas pour autant une rupture, car il s’est construit sur l’héritage du passé. Certes, au IIIe siècle l’Empire romain connaît une crise, mais les institutions politiques ne sont pas abolies et les formes traditionnelles de l’existence demeurent. C’est bien le même empire qui continue de vivre, et si les souverains comme Dioclétien ou Constantin réalisent des restructurations qui peuvent parfois paraître révolutionnaires, c’est bien pour permettre à la patrie romaine et à la civilisation traditionnelle héritée de l’hellénisme de se perpétuer, les sauvant des périls intérieurs comme extérieurs. La même civilisation se prolonge avec une vitalité renouvelée, sous des formes et des modalités différentes. En témoigne par exemple la passion persistante pour les jeux de l’amphithéâtre, du cirque et de l’hippodrome, qui demeurent une composante essentielle de la vie romaine. 

La nouvelle religiosité imprègne toutes les communautés religieuses. La conception générale de l’homme, de la vie et du monde présente beaucoup de traits communs entre chrétiens et non chrétiens : l’idée de Dieu anime la période et inspire son art. Le salut prend une importance croissante dans la mentalité du temps : la vie après la mort devient paradoxalement l’aspect le plus réel et le plus important de l’existence humaine. Les similarités entre chrétiens et non chrétiens sont également nombreuses dans le domaine de l’art : le premier art chrétien a adopté les thèmes iconographiques par lesquels les non chrétiens exprimaient des sentiments analogues. De même, le christianisme a repris à son compte la culture classique.  

Tous les cultes se recentrent autour des lectures et de la prière. Toutes les religions peuvent alors être qualifiées de cultes à mystères, c’est-à-dire réservés à une communauté de croyants rassemblés par une même profession de foi, et au sein de laquelle le croyant est agrégé suite à une initiation. En effet, même chez les chrétiens, seul le baptême reçu autorise le nouveau fidèle à participer à la totalité de l’assemblée liturgique et à apprendre la signification du sacrement de l’Eucharistie.  

Contrairement à l’image négative souvent véhiculée, il existe un véritable héritage de l’Antiquité tardive. C’est une ère de vitalité et de création dans l’art et l’architecture² , ainsi que dans d’autres domaines comme le droit³ , H.-I. Marrou insiste là encore sur le fait historique le plus important selon lui, à savoir le triomphe du christianisme, devenu la religion sociologiquement dominante du monde méditerranéen. Il rappelle le le legs fait aux siècles suivants par les Pères de l’Église, penseurs ayant élaboré l’essentiel de la dogmatique, de la discipline ecclésiastique et de la liturgie, et qui connaissent leur âge d’or à la charnière des IVe et Ve siècles. Néanmoins, l’historien signale aussi des inventions remarquables et riches de conséquences sur le plan de l’innovation technique, comme le moulin à eau. 

L’auteur évoque aussi le point de vue des contemporains sur le processus historique à l’œuvre. Ces derniers n’ont pas pris conscience de l’écroulement de l’Empire romain d’Occident. Certes, le thème du déclin est présent dans les sources, mais il se conjugue à des thèmes contraires lorsque la conjoncture est favorable. Seuls les chrétiens, dans la mesure où ils attendent la fin du monde et la résurrection, estiment, à chaque crise, que la dernière heure est arrivée. Les Romains de l’Antiquité tardive sont certes parfois accablés par les événements, mais ils conservent leur conscience d’une continuité de l’Empire. C’est pourquoi la limite avec le Moyen Âge byzantin est artificielle. De même, la date traditionnelle de 476 n’a pas pour les contemporains la valeur symbolique que nous lui accordons aujourd’hui dans le cadre scolaire. Les territoires réellement soumis à l’autorité de l’empereur ont déjà, à cette date, fortement reculé. L’Orient a réussi à neutraliser les Barbares mais en se soumettant à une tyrannie et à une terreur policière, bureaucratique et fiscale menée par l’État impérial. En Gaule, au contraire, les masses paysannes se sont révoltées contre l’oppression dès 285-286 (révoltes des Bagaudes). Pour les populations rurales soumises à la domination des grands propriétaires terriens, il n’y a que deux issues : se révolter ou se réfugier chez les Barbares. Ainsi, lorsque le pouvoir passe de fait aux mains des rois germaniques, cela n’est pas nécessairement vécu comme une régression par la majorité de la population.  

H.-I. Marrou met toutefois en garde le lecteur : il ne faudrait pas non plus, en voulant nuancer la notion de déclin, dresser un portrait idyllique des “invasions barbares”, qui ont tout de même des aspects négatifs, à commencer par la brutalité des guerres qu’elles ont entraînées. Selon lui, la culture des lettrés a bel et bien connu une forme de décadence, et c’est cet aspect qui a entraîné le jugement sommaire des humanistes de la Renaissance. L’historien va jusqu’à parler des « âges obscurs de la civilisation occidentale ». La rhétorique, par exemple, discipline reine de la culture hellénistique, se sclérose. Certes, l’utilisation de l’écrit est conservée pour l’administration et le droit ; mais le niveau culturel des notaires est très bas. Seule l’Église maintient une certaine stabilité de la culture lettrée et porte la possibilité d’un renouveau. Le christianisme étant en effet une religion savante, fondée sur des textes et leur interprétation, une formation lettrée est indispensable pour son clergé qui va devenir le vecteur de cette culture. 

Il se produit en somme un syncrétisme duquel naissent des peuples nouveaux. Dès le Ve siècle, ces peuples s’expriment pleinement à travers des formes d’art originales et très variées, comme l’illustre l’exemple de l’entrelacs, motif ornemental à l’origine de tant de chefs-d’œuvre notamment en Irlande. 

Ainsi, les peuples celtiques et germaniques ont joué un rôle important par l’apport de leur culture propre mais sans oublier le lien originel les unissant aux pays méditerranéens dont ils ont recueilli l’héritage. Deux thèmes se superposent lors de l’étude de la civilisation de l’Antiquité tardive : un certain déclin de la splendeur de la culture classique issue des siècles précédents, à cause des crises subies par l’Occident, mais aussi, en parallèle, l’acculturation des peuples venus du Nord, posant les jalons de l’Europe chrétienne de l’époque médiévale. 

Dans cet ouvrage, H.-I. Marrou apporte donc des nuances à l’idée reçue de la décadence romaine sans verser non plus dans la candeur en niant l’existence d’un quelconque déclin, notamment dans le domaine des lettres. Il porte même un jugement sévère sur certains auteurs comme Grégoire de Tours ou Isidore de Séville. Néanmoins, il énumère avec pertinence les différents aspects qui peuvent conduire à considérer l’Antiquité tardive comme une période riche et fondatrice pour l’Europe. Il utilise des sources de natures variées : sources littéraires, mais aussi archéologiques ou iconographiques (statues, mosaïques, arts décoratifs). Du fait de sa foi et de ses convictions personnelles, sa vision demeure centrée sur l’avènement du christianisme ; le croisement avec la lecture d’autres spécialistes de la période permettra au lecteur d’élargir les perspectives. En tout état de cause, H.-I. Marrou offre un panorama de la civilisation de l’Empire romain tardif, proposant un regard nouveau sur des thématiques maintes fois évoquées par ses prédécesseurs.  

 

Jody CIEUTAT 

Master 1 EAD Histoire des civilisations anciennes et médiévales sous la direction d’Hervé Inglebert

1. E. Gibbon, Déclin et Chute de l’Empire romain (1776-1788). [↩]
2. Cf par exemple les Thermes de Dioclétien à Rome, inaugurés en 306. [↩]
3. Cf par exemple les Codes de Théodose et de Justinien [↩]

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