Mon mémoire de première année de Master d’Histoire des sociétés modernes et contemporaines dans les mondialisations, sous la direction de Madame Le Gac, propose d’étudier le premier Congrès international des races en 1911 à travers le regard des féministes britanniques. Il s’agit de s’intéresser à la vision que ces femmes ont de l’empire, de la race et de l’identité.

Pour étudier ce sujet, plusieurs sources ont été choisies. En premier lieu, la compilation écrite des différents discours des intervenant.e.s du Congrès. Ces différentes interventions sont consultables au sein de l’ouvrage Papers on Inter-racial problems publié par Gustav Spiller en 1911. D’autre part, le traitement de cet évènement par les revues féministes britanniques constitue le second objet de ma recherche. Trois revues The Vote, Common Cause, Votes for women offrent la possibilité de s’intéresser à la portée du Congrès dans les mouvements féministes britanniques du début du XXe siècle. Ces trois journaux féministes sont disponibles, de manière exhaustive, dans la banque de données de The British News Paper Archives.

Papers on Inter-racial problems constitue ainsi l’ouvrage préalable au Congrès international des races de 1911 et propose à la fois une introduction au Congrès ainsi que la transcription écrite de toutes les interventions. Cet évènement londonien organisé en plein été 1911 par Gustav Spiller, s’inscrit comme une tentative de réflexion autour de la question de la race et des relations entre les « peuples de l’Occident » et « ceux de l’Orient ». Les différent.e.s intervenant.e.s originaires des quatre coins du globe ont répondu, au préalable, à un questionnaire révélant d’ores et déjà l’objet et la nature du congrès. En effet, les questions figurant dans l’ouvrage se rapportent à l’état des connaissances scientifiques sur les races et leur supposée hiérarchie, au rapport entre, ce que nous appellerions aujourd’hui, culture versus nature et enfin aux propositions d’actions possibles pour améliorer les relations entre l’Occident et l’Orient, entre les « blancs » et les « gens de couleurs ». Pour reprendre les termes du président du Congrès, Lord Weardale, l’objet du Congrès est ainsi « de discuter à la lumière de la science et de la conscience moderne, les relations générales existant entre les peuples de l’Occident et ceux de l’Orient, entre ceux appelés « les blancs » et ceux appelés « les gens de couleur » dans le but d’encourager entre eux une meilleure compréhension, les meilleurs sentiments et une coopération plus chaleureuse » [1]. Que ce congrès s’inscrit comme l’apothéose, à la veille de la Première Guerre mondiale, des mouvements pacifistes, anticoloniaux[2] et libéraux[3], les historien.ne.s ont pu souscrire à l’idée.  Néanmoins, il s’agit de rappeler, avant tout, ce qu’est l’Empire britannique au début de ce XXe siècle.

L’Empire britannique regroupe des colonies de la Couronne gouvernées par des administrateurs britanniques, des colonies de peuplement et dominions autonomes, des protectorats, des colonies privées administrées par des compagnies et enfin des possessions personnelles[4]. En 1900, l’Empire britannique s’étend du Canada à l’Océan Pacifique en passant par l’Égypte ou encore l’Inde.  En 1914, il s’étend ainsi sur un peu moins de 3 milliards d’hectares et regroupe pas moins de onze millions de sujets[5]. Selon Stephen How, le tournant du XXe siècle est marqué en métropole par une idéologie pro-impériale. Cette montée du sentiment impérial dans la culture populaire ne recoupe pourtant pas un pic de l’extension territoriale ni de l’apogée politique de l’Empire. La culture nationale de la Grande-Bretagne peut être comprise alors comme profondément impérialiste. Pourtant, Bernard Porter rappelle que les croyances autour de l’Empire ne sont pas uniformes sur l’île britannique. La diversité de l’Empire se retrouve aussi bien dans ses territoires géographiques que dans ses mentalités.  Il reste un fait certain :  les opposants actifs de l’Empire constituent un groupe rare au début de ce XXe siècle et les intervenants au Congrès sur les races de 1911 ne dérogent pas à cette règle. Catherine Hall nous rappelle aussi que la culture britannique est perméable avec celle de l’Empire où l’identité se construit en se distinguant de l’autre, le colonisé[6] .En effet, la sphère de l’idéologie impériale repose sur l’idée de différence et souvent de croyance en une supériorité britannique. Cette idée prend spécialement racine au tournant de l’année 1900 avec l’élaboration de théories pseudo-scientifiques proposant un classement des races. En concept, la race britannique se situe en haut de l’échelle au-dessus des autres races (européennes également). A l’opposé se situent les peuples d’Afrique. Ce racisme pseudo-scientifique se diffuse dans un contexte particulier de crainte infondée d’un effondrement de l’Empire et d’une dégénérescence de la race. Ces théories offrent également une justification à la colonisation. Pour les britanniques, la colonisation est l’essence même d’une mission de civilisation et d’éducation. Par ailleurs, l’établissement d’inégalité naturelle justifie et légitime les règles coloniales. Ce Congrès se révèle donc comme une parenthèse scientifique et humaniste ou plutôt humanitaire dans les mentalités du début du XXe siècle. Il serait néanmoins trompeur d’imaginer un Congrès constitué d’avis homogènes et consensuels. En effet, la diversité des opinions prime. Pourtant malgré certaines divergences, cet évènement est marqué par l’acceptation scientifique d’une origine commune aux hommes et aux femmes blanc.he.s et noir.e.s, par la réfutation de la suprématie raciale blanche britannique et par l’affaiblissement des théories raciales scientifiques.

En outre, notre intérêt se porte particulièrement sur la position des femmes britanniques dans ce Congrès et à leur production médiatique à l’issue de l’évènement. Bien que largement sous-représentées, les femmes sont néanmoins sur place en cette fin de juillet 1911. Elles le sont, du reste, de deux façons : les femmes « blanches » qui parlent et les femmes « de couleur » dont on parle. Plusieurs intervenantes à ce Congrès dont la fameuse Margaret Noble nous permettent ainsi de nous intéresser plus profondément à notre objet de recherche. La question des femmes, des féministes et de leur vision lors du Congrès n’a pas fait l’objet d’un travail historiographique particulier et donne ainsi son intérêt à ce sujet. En revanche, la question de l’impérialisme chez les féministes dans l’Empire britannique demeure un sujet traité par quelques spécialistes. Il s’agit ainsi de rappeler que les féministes du début du XXe siècle se saisissent également de l’enjeu impérial dans leur démarche d’émancipation. Antoinette Burton s’impose comme la spécialiste de la question. En s’intéressant aux revues féministes, à la littérature féminine et aux biographies de femmes, cette historienne s’est saisie du concept du « fardeau de l’homme blanc » mais imposé aux femmes[7]. A priori, féminisme et impérialisme semblent contradictoires. Pourtant, les féministes, de la fin de l’époque victorienne jusqu’à la Première Guerre mondiale, s’appuient sur la culture impériale pour revendiquer plus de droits comme celui du droit de vote. Ces femmes s’approprient ainsi la rhétorique de l’idéologie impériale. Pour des personnalités militantes comme Millicent Garrett Fawcett, les femmes contribuent grandement à la mission civilisatrice impériale en proposant leur aide en soin et en éducation aux femmes indiennes du British Raj, par exemple. Les femmes sont des agents du progrès impérial et participent à la vitalité de l’Empire. La crainte de la chute de l’Empire, si le droit de vote des femmes est accordé, n’est donc plus un argument valide selon ces dernières.  Du reste, les féministes déclarent que leur exclusion de la vie politique est en opposition à la supposée supériorité de la race britannique (base justificative de la colonisation). De plus, en se distinguant des femmes indiennes, elles se targuent d’une autorité morale supérieure et revendiquent, de fait, une meilleure position dans la société anglaise. En dernier exemple, dans ce contexte de crainte d’avilissement de l’empire, les femmes sont responsables de la régénération de la race britannique à travers la maternité. Cette responsabilité les élève à un nouveau rang. Cette dernière rhétorique s’associe également à un discours plus chrétien. Les féministes se sont ainsi servies de ce contexte impérial pour justifier leur émancipation politique. Les revues des groupes militants constituent donc une source chargée d’informations pour les historien.ne.s s’intéressant à la question du droit de vote ou à des questions plus larges. Par conséquent, la presse féministe nous apporte également de précieuses informations sur le Congrès de 1911 et ses répercussions dans le monde féministe. Cet évènement a ainsi fait l’objet d’un traitement particulier ou bien limité selon les périodiques. Ce traitement disparate du sujet rappelle ainsi la diversité des groupes féministes et de leurs modes de pensée. Ainsi, les journaux The Vote, Common Cause et Votes for women constituent également des sources pour ma recherche.

Ces journaux s’inscrivent dans le courant très marqué du début du siècle des périodiques féministes. En effet, Le premier journal se consacrant à la cause féministe sur l’île britannique est l’English Woman’s Journal (1858-1864). Objet de culture et de littérature en premier lieu, le journal se spécialise rapidement dans les premiers combats féministes consacrés, entre autres, à l’éducation.  A partir de la fin des années 1880, une nouvelle génération de féministes émerge, bénéficiant des accomplissements de leurs aînées. Cette nouvelle génération, incarnée par de jeunes femmes talentueuses comme Annie Besant, participe activement à la production de nouveaux périodiques. Néanmoins, l’édition de journaux féministes s’intensifie réellement entre 1907 et 1918, selon David J T Doughan[8]. Cette période est, en effet, marquée par le militantisme des féministes pour le droit de vote. L’explosion des nouveaux journaux féministes comme The Vote ou Britannia est à l’image de la diversité des groupes féministes alors présents sur la sphère publique britannique. Les différents mouvements féministes répondant à l’appel du militantisme suffragiste propagent leurs idées et leur combat à travers leur propre journal vendu[9] dans les rues par des bénévoles. Pour l’objet de cette étude et selon la disponibilité des fonds d’archives de la British Newspaper Archives, trois revues retiennent donc mon attention.  Common Cause (1909-1920) constitue ainsi la revue féministe du groupe NUWSS (National Union of Women’s Suffrage Societies) qui rassemble le plus d’adhérentes à la veille de la Première Guerre mondiale. Millicent Garrett Fawcett est à la présidence du mouvement de 1897 à 1919. Ce groupe analysé comme modéré et constitutionnel dans leur mode d’action représente l’organisation la plus large défendant le suffrage des femmes britanniques[10]. Leur journal Common Cause est une revue hebdomadaire financée en grande partie par Margaret Ashton et éditée par Helena Swanwick jusqu’en 1912.  Votes for women (1907-1912) et The Suffragette (1912-1918) sont les journaux mensuels puis hebdomadaires appartenant au mouvement, non moins connu, des féministes de la WSPU (Women’s Social and Political Union). The Suffragette mensuel remplace, à partir de 1912, la revue Votes for Women fondée en 1907. Le mouvement WSPU est formé en 1903 à Manchester par Emmeline Pankhurst (1858- 1928) accompagnée de ses trois filles (Christabel, Sylvia et Adela).  A partir de 1905, le groupe est connu pour employer des stratégies de violence et de destruction dans leur lutte pour le droit de vote des femmes. L’autocratie observée des Pankhurst dans la gestion de la WSPU divise le groupe. De fait, en 1907, la Women’s Freedom League (WFL) est formée. The Vote (1909-1933) est la revue féministe hebdomadaire du groupe dissident Women’s Freedom League fondé par Charlotte Despard (1844-1939) en 1907. Ce groupe militant mais démocratique se rapproche des femmes de la classe ouvrière pour augmenter leur rang d’adhérentes.

Ainsi, les sources de la presse féministe et l’ouvrage issu du Congrès universel des races de 1911 constituent une mine d’informations pour l’étude des femmes, des races et de l’Empire. A la croisée de plusieurs champs d’études, le premier congrès universel des races cristallise un évènement particulier : une tentative de pensée « fraternelle » sur les races ; tentative avortée subitement par le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Néanmoins, cette ouverture, considérée comme une avancée et portée à la force des mots par des femmes et des hommes aux convictions fortes et parfois à contre-courant, interpelle. Aborder cet essai de pensées philanthropes et universelles en plein milieu d’un discours impérialiste du début du XXe siècle apporte ainsi des éléments de réponses plus larges aux questions de l’impérialisme, de la construction de l’identité et du genre avant la décolonisation. Par ailleurs, s’intéresser spécifiquement aux femmes à travers ce Congrès impose une interdisciplinarité supplémentaire à mon objet de recherche. Féminisme, histoire, genre et anthropologie sont autant de champs d’investigation qui s’ouvrent à la lecture de mes sources. Ces sources sont également prégnantes d’un désir fort d’émancipation politique et intellectuelle de la part des femmes.  Ces dernières expriment avec ardeur et parfois opiniâtreté la force de leur combat et leur volonté de changer le monde dans lequel elles vivent. Elles s’imposent comme des agents de leur propre histoire et poussent leurs idéaux jusqu’à vouloir imposer leur destin, comme seule vérité possible, à d’autres. Papers on inter-racial problems et la presse féministe du début du XXe siècle s’imposent comme de véritables objets d’histoire pour les spécialistes de l’empire britannique, du genre et de la race.

Gladys Ledan
Master 1 Histoire des sociétés modernes et contemporaines dans les mondialisations.
Mémoire d’histoire moderne sous la direction de Julie Le Gac.

[1] « Papers on Inter-Racial Problems », Papers on Inter-Racial Problems: Communicated to the First Universal Races Congress Held at the University of London, July 26-29, 1911, vol. 1, 1911, p. i‑iv.
[2] Fletcher Ian Christopher, « Introduction: New Historical Perspectives on the First Universal Races Congress of 1911 », Radical History Review, vol. 2005, n^o 92, 2005, p. 99‑102.
[3] Rich Paul, « The Baptism of a New Era: The 1911 Universal Races Congress and the Liberal ideology of race », Ethnic and Racial Studies, vol. 7, n^o 4, 1984, p. 534‑550.
[4] Singaravélou P. (dir.), Les empires coloniaux: XIXe – XXe siècle, Paris, Editions Points, coll. « Points », 2013.
[5] Stockwell S. (dir.), The British Empire: themes and perspectives, Blackwell Publishing., Malden, Oxford, Blackwell Publishing, 2008.
[6] Hall Catherine, « Culture and Identity in Imperial Britain », dans Sarah Stockwell (dir.), The British Empire: themes and perspectives, Malden ; Oxford, Blackwell Publishing, 2008, p. 199‑218.
[7] Burton Antoinette M., Burdens of history: British feminists, Indian women, and imperial culture, 1865-1915, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1994.14
[8] Doughan David T. J., « Periodicals by, for, and about women in Britain », Women’s Studies International Forum, vol. 10, n^o 3, 1987, p. 261‑273.
[9] Green Barbara, Feminist Periodicals and Daily Life: Women and Modernity in British Culture, Palgrave Macmillan, 2017.
[10] Bolt Christine, The women’s movements in the United States and Britain from the 1790s to the 1920s, New York, Harvester Wheatsheaf, 1993.

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