Document d’illustration : première page de couverture de l’ouvrage.

Stéphanie Latte Abdallah est une historienne, anthropologue et politiste. Elle est rattachée au Centre de recherche internationale (CERI), un laboratoire commun entre le CNRS et SciencesPo. Au cours de ces dernières années, elle a travaillé sur de multiples terrains. Sa thèse a porté sur l’histoire des femmes dans les camps de réfugiés palestiniens en Jordanie. À la suite de cela, elle s’est intéressée aux féminismes, notamment islamiques, pour finalement étendre son champ de recherche à la question des genres et des sexualités au Moyen-Orient et dans les sociétés arabes. Mais c’est sur le conflit israélo-palestinien qu’elle s’est beaucoup attardée. Elle a co-dirigé le travail intitulé Israël-Palestine : l’illusion de la séparation¹ , en 2017. Son ouvrage datant de 2021, La toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine² , relie ses deux terrains d’études que sont le militantisme et la question des mobilités, des frontières et de l’enfermement.

Afin de présenter son ouvrage paru récemment, la chercheuse a mené une conférence organisée par le Collectif chalonnais pour la solidarité internationale, à Chalon-sur-Saône, le 26 novembre 2021. Enregistrée et mise en ligne sur YouTube³ , l’intervention est menée en plusieurs temps.

Après avoir noté la carence de la recherche sur la détention politique dans le contexte israélo-palestinien, Stéphanie Latte Abdallah introduit son travail en fournissant certaines données quantitatives et quelques faits d’actualité. Les arrestations de Palestiniens de citoyenneté israélienne sont toujours aussi massives aujourd’hui. Elle estime que 40% des hommes sont passés par la prison depuis 1967 pour différents motifs. La participation à un parti politique et/ou à une manifestation, les actions armées et violentes, et le militantisme sur les réseaux sociaux sont les accusations les plus récurrentes.

Après ces premiers éléments de contexte, la chercheuse présente son objet de recherche de manière plus spécifique. Elle a essentiellement travaillé sur les détenus politiques palestiniens des prisons israéliennes même si son propos s’étend également aux prisons palestiniennes depuis la scission entre le Hamas et le Fatah en 2006. Les prisonniers politiques palestiniens de nationalité israélienne sont qualifiés de « détenus de sécurité » par l’administration pénitentiaire d’Israël. Cette qualification est « ethno-nationale » selon la chercheuse, puisqu’elle n’est jamais appliquée aux Israéliens juifs. Dans le cadre d’une réflexion sur la question des frontières, de l’enfermement et des mobilités, son travail a porté sur les interconnexions entre le « dedans » et le « dehors » pour ces prisonniers politiques. Elle s’est interrogée sur la manière dont la prison influence le dehors tant au niveau du politique que des relations personnelles, et réciproquement.

Pour rendre compte de l’omniprésence de l’univers carcéral, elle forge cette notion de « toile carcérale » qu’elle définit à la fois comme une « réalité » et comme une « virtualité ». C’est d’abord une « virtualité » puisque la toile correspond à « la détention suspendue », à « la possibilité d’être incarcéré ». Les militants palestiniens sont toujours confrontés au risque de l’incarcération. La « toile carcérale » est aussi une « réalité » puisqu’elle envahit le champ social d’autant plus que « la détention n’est pas un moment clos dans les existences ». Nombreux sont ceux qui font des allers-retours entre le « dedans » et le « dehors », encore aujourd’hui.

Elle finit cette introduction en évoquant les sources et la méthodologie mobilisées. Afin de mener une démarche ethnographique, la chercheuse est entrée dans des prisons d’Israël en passant par des canaux officiels. C’est ainsi qu’elle a pu mener des entretiens avec le personnel de l’administration pénitentiaire qui est à 15%-30% issu de populations arabes (Palestiniens et Druzes d’Israël). Toutefois aucun contact n’a été possible avec les détenus. Liée aux institutions, la chercheuse n’a pas pu établir un lien de confiance avec les prisonniers. Elle a essentiellement rencontré d’anciens prisonniers par des canaux non officiels. Elle a complété cette recherche par une étude des témoignages écrits d’anciens détenus, mais aussi des témoignages d’avocats, des archives du Comité international de la Croix-Rouge ou encore des sources radios. Puisque cette recherche porte sur la porosité entre l’intérieur et l’extérieur, une enquête ethnographique a été menée au sein des tribunaux militaires, chargés de juger « les détenus de sécurité ». Écrit dans un souci particulier de narration, l’ouvrage n’a pas une structure traditionnelle. C’est une « écriture scénographique » qui restitue l’enquête et revient sur des scènes particulières en prison, dans les cours militaires ou lors des entretiens. Cette structure a été adoptée afin de faire sortir cette recherche de l’opacité des sciences sociales et pour l’introduire dans le débat public.

  L’intervention a été menée en trois temps. D’abord, la chercheuse évoque la dimension systémique des incarcérations. Ensuite, elle traite l’aspect politique pour finir sur les dimensions plus personnelles de la détention.

 

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Par « dimension systémique des incarcérations », Stéphanie Latte Abdallah entend le rôle joué par les emprisonnements dans la mise en place d’un « business pénal » et dans la gestion des frontières et des mobilités.

Ce « business pénal » commence dans les tribunaux militaires. Parmi les cas traités, 20% concernent les « activités terroristes hostiles ». Cette catégorie comprend les homicides⁴ , le trafic d’armes mais aussi l’appartenance à des organisations illégales (c’est-à-dire tous les partis palestiniens), à certaines ONG et à des organisations caritatives. Pour ces derniers groupes, la détention est « suspendue » : ils sont susceptibles d’être arrêtés, mais ne le sont pas toujours dans les faits. À côté de ces crimes, il y a les délits routiers qui représentent 50% des cas étudiés par les cours militaires. Selon la chercheuse, cette implication de l’armée dans les affaires de droit commun participe pleinement à une monétarisation du système pénal. En effet, pour subvenir au coût des incarcérations massives pour les groupes « terroristes », des logiques de rentabilité sont à l’œuvre. C’est d’ailleurs pour cela que la majorité des cas sont traités par négociation ce qui signifie que l’accusé a plaidé coupable, certainement par le biais de la violence (interrogatoire, torture) selon la chercheuse. La négociation permet ainsi de faire l’économie de procès et d’augmenter la rentabilité.

En plus de mettre en place un « business pénal », l’aspect systémique des incarcérations contribue à la gestion des frontières et des mobilités. Après avoir dit quelques mots sur le système de permis⁵ , Stéphanie Latte Abdallah s’attarde sur l’enfermement comme méthode de limitation des mobilités pour les Palestiniens de nationalité israélienne. Ces derniers ont la possibilité de circuler librement, contrairement aux habitants de Gaza. C’est pourquoi, la politique pénitentiaire israélienne accorde des peines plus lourdes aux Palestiniens de nationalité israélienne, d’autant plus qu’ils sont des « ennemis de l’intérieur ». L’incarcération devient ainsi une méthode pour limiter les mobilités.

Après ce premier temps, la chercheuse s’interroge sur l’aspect politique de la détention. Elle forge les notions de « citoyenneté carcérale » et de « démocratie carcérale » pour illustrer un phénomène visible dans les prisons israéliennes et palestiniennes : la reconstitution du politique. Ce processus qui atteint un certain paroxysme après la première Intifada instaure un « contre modèle carcéral ». En effet, la prison devient un lieu de pédagogie révolutionnaire et de prolongement de la vie politique : les partis politiques de l’extérieur se restructurent à l’intérieur, forment les détenus et organisent une vie démocratique au sein de la prison.

Latte Abdallah a travaillé sur six générations de prisonniers en prenant en compte deux moments charnières à l’origine d’une transformation dans la sociologie carcérale : les accords d’Oslo⁶ (1995) et la seconde Intifada (2000-2005). Après 1995, les groupes opposés aux négociations entrent en prison alors que certains membres du Fatah⁷  en sortent. C’est alors que naît une scission dans l’espace carcéral qui vient prolonger la scission de l’extérieur. À cela s’ajoute une transformation dans les identités politiques en détention, phénomène qui apparait après la seconde Intifada. Certains partis politiques, morcelés à l’extérieur, n’ont plus réussi à maintenir une cohésion avec les militants enfermés. En même temps, l’administration pénitentiaire israélienne a favorisé une individualisation de la vie en détention ce qui a contribué à casser le corps collectif carcéral. Pour éviter cette fragmentation, un « document des prisonniers » a été signé en 2006 par les prisonniers politiques palestiniens en vue d’une union mais sans grand succès, selon la chercheuse.

À la fin de son exposé, elle revient sur des dimensions personnelles de l’incarcération en s’interrogeant d’abord sur les phénomènes de genre. Pour cela, elle brosse un portrait comparatif entre la détention chez les hommes et chez les femmes. Ces dernières, moins nombreuses et plus isolées des canaux de circulation entre l’intérieur et l’extérieur, ont formé une société indépendante en prison. Selon Stéphanie Latte Abdallah, cela est particulièrement visible pour la génération des années 1970-1980. Cette même génération se structure autour de diverses organisations féministes après la libération. Mais la chercheuse observe une configuration différente aujourd’hui avec une génération davantage religieuse. Du côté des hommes, elle observe l’émergence d’une « masculinité iconique » qui opère un lien entre identité masculine et appartenance militante.

Après ce premier point, la chercheuse s’attarde sur la place de l’intime dans la détention. Différentes stratégies sont mobilisées par les familles et le détenu afin de communiquer et de garder un lien. C’est ainsi que se forment des « intimités publiques ». Pour clarifier cette expression, la chercheuse évoque cet exemple : les émissions radiophoniques deviennent des parloirs pour les familles qui les utilisent pour transmettre des messages au proche en prison. Toutefois, la chercheuse nuance le poids de l’intime dans la détention en rappelant que dans la logique militante, l’individu est écarté au profit du corps collectif même si elle observe un changement récent : les vies individuelles permettent de construire le collectif. En effet, en se mariant, en continuant ses études ou en devenant parent depuis la prison, le détenu renforce les liens avec l’extérieur et permet au corps collectif carcéral de se maintenir.

 

Sidal Sonmez. Master 2 – Histoire et sciences sociales du politique. Mémoire en histoire contemporaine sous la direction de Raphaëlle Branche

 

1. LATTE ABDALLAH, Stéphanie et Cédric PARIZOT. Israël-Palestine: l’illusion de la séparation. Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2017, 312 p. [↩]
2. LATTE ABDALLAH, Stephanie. La toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine. Paris, Bayard Éditions, 2021, 496 p. [↩]
3. LATTE ABDALLAH, Stéphanie. La toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine. Chalon-sur-Saône, Festival des solidarités, 24 novembre 2021. https://www.youtube.com/watch?v=oT6oqshHznE&ab_channel=LucTorr%C3%A8s [↩]
4. Cette catégorie ne concerne qu’1% des cas. [↩]
5. Pour certaines franges de la population palestinienne (par exemple les habitants de Gaza), un système de permis est mis en place afin de pouvoir circuler en Israël. Plusieurs critères sont pris en compte pour y avoir droit (âge, famille, engagement, genre, etc.) qui permettent d’établir un « profil de dangerosité ». [↩]
6. Accords signés entre Israël et l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) sous la supervision des Américains. Ces accords provoquent des tensions entre les groupes palestiniens. Dans ce contexte, la guerre entre le Hamas et le Fatah éclate en 2006. [↩]
7. Le Fatah est le parti politique le plus important au sein de l’OLP. [↩]

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