Filippo Coarelli est un archéologue et chercheur romain dont la bibliographie de plus de 500 titres laisse à peine deviner la grandeur de ses recherches. Son Guide archéologique de Rome, réédité plusieurs fois depuis 1994, est peut-être son ouvrage le plus connu. Ayant participé à de nombreuses fouilles, sa connaissance du terrain est telle qu’il peut proposer de très nombreuses interprétations de sites. C’est ce qu’il fait lors de cette conférence, durant laquelle il propose de voir dans le sanctuaire inférieur de Préneste/ Palestrina un potentiel temple d’Isis et de Sérapis.

Le sanctuaire de Fortuna Primigenia à Préneste est dédié à une forme de la déesse Fortuna, Fortuna Primigenia, la première née, qui agit sur l’incertitude. C’est à elle qu’il faut s’adresser en cas de doutes quant au dénouement à venir. Le sanctuaire se trouve sur le flanc de la colline qui domine la ville antique et ses proportions sont considérables. Le sanctuaire recouvre le flanc de la colline en une succession de terrasses qui partent de la ville, en bas, jusqu’au temple de Fortuna Primigenia, en haut de la colline. L’ensemble du sanctuaire a été conçu pour être visible depuis l’espace urbain. La partie inférieure comporte un mur polygonal qui permet une séparation avec l’espace civil, probablement le forum de la cité de Préneste. Après ce mur se trouvent les premières terrasses auxquelles on accède par une double rampe. Après ces rampes se voit la terrasse aux hémicycles, appelée comme cela car c’est une longue terrasse monumentalisée par un portique et percée sur ses extrémités de deux hémicycles aux colonnades ioniques. Ensuite, un escalier permettait de quitter cette terrasse pour aller d’abord vers une terrasse intermédiaire et enfin vers une vaste terrasse monumentalisée. Se trouve sur cette terrasse finale la cavea d’un théâtre, qui est l’accès aujourd’hui au musée archéologique de Préneste. Le tout était surmonté d’un portique menant au temple de Fortuna Primigenia, qui était une tholos ronde. Ce temple constituait le point focal de l’ensemble de la composition du sanctuaire puisqu’il se trouvait dans l’axe central axial qui a guidé jusqu’à lui. L’ensemble du sanctuaire est construit suivant une organisation mathématique très rigoureuse. Les formes ont des rythmes décroissants. Le but est de forcer la scénographie du lieu pour pousser le regard vers l’axe central et donc vers le temple.

En ce qui concerne l’aspect technique du sanctuaire, le béton, invention romaine, permet d’alléger le poids des substructions, d’où la possibilité de faire se suivre plusieurs terrasses sur le flanc de la colline sans qu’elle ne s’effondre. Cette avancée technique explique aussi pourquoi les sanctuaires du Latium sont réalisés beaucoup plus rapidement que les sanctuaires grecs, qui sont construits plus lentement et souvent inachevés par manque d’argent. Les sanctuaires italiques sont faits en quelques années ou quelques dizaines d’années seulement.

Récemment, de nombreuses fouilles ont eu lieu à Palestrina. Le sanctuaire inférieur a été mieux dégagé, et c’est sur lui que se penchent les réflexions de Filippo Coarelli, dont je vais essayer de rendre compte.

Les sanctuaires du Latium et leur définition

Les sanctuaires républicains du Latium, comme celui de Fortuna Primigenia à Palestrina, d’Hercule à Tivoli, ou encore de Jupiter à Terracina, ont été construits entre 120 et 80 avant notre ère, moment de monumentalisation du culte dans la région. Ils se basent sur des modèles grecs comme le sanctuaire d’Asclépios à Kos ou encore le sanctuaire d’Athéna Lindia à Rhodes mais sont italiques car ils présentent un effort de scénographie, dans la symétrie notamment, plus important que chez leurs modèles grecs. Par ailleurs, ces sanctuaires sont caractéristiques d’une revanche presque nationaliste face à l’hégémonie de Rome. En un sens, les villes du Latium se revalorisent au travers de ces sanctuaires, dédiés à d’anciens cultes locaux du Latium remis à l’honneur. Par ailleurs, ces sanctuaires sont une conséquence des conquêtes en Grèce, qui ont notamment lieu durant le II^ème siècle avant notre ère, soit à l’époque des constructions des sanctuaires du Latium. Cette conquête se produit durant l’époque républicaine, elle prend d’abord la forme d’un interventionnisme romain dans les conflits entre cités grecques avant que les Romains ne décident finalement de pénétrer le territoire grec. Beaucoup d’Italiens ont découverts des villes grecques et donc des sanctuaires au fil des conflits militaires mais aussi du fait des émigrations vers la Grèce, le plus souvent pour y installer des comptoirs de commerce, comme à Délos. C’est précisément à Délos que des registres évoquent des noms de marchands et banquiers italiens dont les mêmes noms se retrouvent dans leurs villes d’origines, dans les registres de constructions publiques. Ce sont donc les mêmes personnes ou des personnes de la même famille qui, rendues riches par ces conquêtes, font des travaux dans leurs villes natales. Il faut aussi souligner que les conquêtes ont rapprochés le monde cultuel italique du monde cultuel méditerranéen. C’est en partie parce que les « cultes orientaux » sont rapportés dans le Latium que ces sanctuaires prennent vie, ce qui serait le cas pour notre sanctuaire de Fortuna si, en effet, sa partie inférieure était destinée au culte égyptien, comme le pense Filippo Coarelli.

Le sanctuaire de Préneste

En ce qui concerne plus précisément le sanctuaire de Préneste, c’est le sanctuaire le mieux conservé et le plus impressionnant du Latium. Nous l’avons dit, il est dédié à Fortuna Primigenia et il s’agit comme pour les autres sanctuaires d’une véritable colline architecturée faite de plusieurs terrasses qui, par des rampes et escaliers, conduisent jusqu’à un temple plus élevé, conclusion physique et idéale de l’ensemble. La construction du sanctuaire a eu lieu dans le dernier quart du II^ème siècle (vers 130/100) avant notre ère, d’après les inscriptions trouvées sur le site. La datation n’est plus questionnée mais la fonction de l’ensemble est encore débattue à ce jour.

La structure est double : la partie inférieure et la partie supérieure. Dans un premier temps, le sanctuaire inférieur était pensé être le lieu de culte principal, composé d’une terrasse avec un temple à abside à l’est et un lieu oraculaire à l’ouest de la terrasse. L’oracle de ce lieu est, en effet, décrit par Cicéron. Pour Filippo Coarelli, cette première thèse est entièrement erronée. Elle était simplement due au fait que le sanctuaire supérieur était alors mal connu. Les bombardements de la guerre ont dégagé le sanctuaire supérieur, et il est apparu, de nombreuses années après toutefois, que seule la partie supérieure était le sanctuaire. Se posait alors la question du sanctuaire inférieur : s’il n’était pas un sanctuaire, qu’était-il ? Certains ont d’abord avancé que la partie inférieure du sanctuaire appartenait en fait au forum de la ville. L’ensemble du sanctuaire inférieur aurait donc fait partie du forum. La partie centrale de cet espace aurait alors été occupée par une basilique, bâtiment typique des forums antiques. Les édifices latéraux (que Coarelli estime être le temple à abside et la salle à oracle) auraient été de simples nymphées sans fonction particulière. Cette proposition a été généralement acceptée dans un premier temps. Certains ont même dit que les nymphées (car effectivement ces pièces sont en lien avec l’eau) auraient pu être une curie ou une bibliothèque (quoique la présence de l’eau semble dire le contraire) et donc des bâtiments en lien avec un forum potentiel. C’est Mario Torelli qui, le premier, a vu dans cette partie inférieure du sanctuaire un temple égyptien. C’est cette thèse que Filippo Coarelli appuie, en se basant sur plusieurs arguments : d’abord, des recherches ont prouvé que la partie centrale n’était pas couverte (ce n’était donc pas une basilique). En outre, les propositions évoquaient une basilique à quatre nefs, ce qui n’est pas commun dans les plans des basiliques antiques, et ces quatre rangées de colonnes n’ont pas été retrouvées. Ensuite, le dallage de cet espace était en calcaire, ce qui est presque toujours le dallage choisi pour une place ouverte. Pour les deux chercheurs, il s’agit bien d’une cour ouverte et non d’une basilique. Les bâtiments latéraux seraient alors des portiques s’ouvrant sur la place ouverte. Le sanctuaire inférieur (prenant la forme d’une place ouverte, dallée de calcaire, avec une double rangée de colonnes) est donc à distinguer du forum.

Quel sanctuaire ?

Après avoir établi que cet espace était bien un lieu de culte et non une partie du forum, il s’agit de se demander ce que pouvait être ce sanctuaire. Longé de deux bâtiments, il est possible de penser que les monuments latéraux auraient été deux temples abritant des statues de culte. Les deux temples latéraux présentent chacun une exèdre (côte colline) or dans l’une des deux a été trouvée une statue en pierre rhodienne, aujourd’hui au musée de Palestrina. Cette statue serait par ailleurs une statue d’Isis car les vêtements noirs sont une de ses caractéristiques (elle est en deuil du fait de la mort d’Osiris). D’autres statues d’elles bicolores nous sont parvenues, la montrant blanche avec des vêtements noirs. Pour Filippo Coarelli, il est alors facile d’imaginer qu’elle aurait été l’autre statue, dans l’abside de l’autre temple : une statue de Sérapis. Ces temples seraient alors un Isaréum et un Sérapéum. La forme du sanctuaire inférieur rappelle effectivement la forme d’autres sérapéums, antérieurs à celui de Palestrina mais dans une composition analogique : avec deux temples, un pour Isis et un pour Sérapis, reliés entre eux par un dromos (une voie ouverte). Cette même disposition est vraie aussi pour le temple de Sérapis sur le champ de Mars de Rome.

Enfin, Filippo Coarelli se base sur le décor pour appuyer son argumentation. En effet, une des absides présente une mosaïque, longtemps jugée être un simple décor. Mais Filippo Coarelli estime que la notion de décor n’existe pas dans l’Antiquité, la décoration antique a toujours une utilité, un but, et est toujours en rapport avec la fonction du bâtiment. Puisque ce n’est pas une simple décoration, cette mosaïque en devient un indice sur la nature du bâtiment qui l’abrite. Cette mosaïque figure un motif nilotique (paysage du Nil, souvent habité de plusieurs espèces animales et végétales et parfois de pygmées). Elle s’adapte à la forme du bâtiment (absidiale) et a donc été réalisée en même temps que le temple dans lequel elle prend place, soit au II^ème siècle avant notre ère. Pour Filippo Coarelli, cette mosaïque prouve que le temple est celui d’un culte égyptien. L’importance du Nil dans le culte égyptien est avérée puisque Isis est assimilée, dans de nombreux textes, au Nil et que la crue du Nil est le moment de l’union entre Isis et Sérapis. Une mosaïque nilotique serait donc un décor logique pour appuyer le culte à Isis réalisé dans cette pièce. La mosaïque du sérapéum d’Ostie date de l’époque d’Hadrien, et est donc bien plus tardive, mais prouve que le thème nilotique est effectivement choisi pour orner un temple égyptien.

Pour conclure, Filippo Coarelli estime que tous ces éléments semblent prouver que le sanctuaire inférieur était un temple égyptien dont les deux temples auraient été dédiés pour l’un à Isis et pour l’autre à Sérapis. À ceux qui estiment cette hypothèse trop incohérente avec le reste du sanctuaire (car, rappelons-le, les deux sanctuaires, inférieur et supérieur, ont été réalisés en même temps, dans une composition unitaire), Filippo Coarelli rappelle que Fortuna Primigenia a été mise en lien plusieurs fois avec les cultes égyptiens. Fortuna appartient à une première génération de dieux, les dieux archaïques, mais elle est souvent liée à d’autres générations de dieux : elle allaite par exemple Jupiter sur une statue, la statue d’Isis lactans décrite par Cicéron, or il appartient à la deuxième génération de dieux. Pourquoi alors n’aurait-elle pas pu être mise en lien avec la troisième génération de dieux, les dieux issus des cultes orientaux ? Par ailleurs, un syncrétisme a assimilé Isis et Primigenia. À Délos, Isis est appelée parfois Fortuna Primigenia par les Italiens qui y vivent. Cette assimilation n’existe pas en Grèce ailleurs que dans ce milieu fréquenté par de nombreux italiens, dont nous avons dit qu’ils étaient souvent des habitants de Préneste. Puisqu’ils faisaient cette assimilation à Délos (que les Grecs ne faisaient pas), pourquoi ne l’auraient-ils pas fait dans le nouveau sanctuaire qu’ils étaient en train de construire dans leur ville natale ?

En une petite heure, dans la salle de conférence du musée du Louvre, Filippo Coarelli est parvenu à exposer tous ces arguments, à les justifier un à un, laissant son public sortir convaincu que le sanctuaire inférieur de Préneste n’est autre qu’un temple à Isis et Sérapis.

Emma Toledano, M1 EAD Histoire des civilisations anciennes et médiévales.

Mémoire de recherche sous la direction d’Hervé Inglebert

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