Giovanni Levi est un historien moderniste travaillant dans les universités de Turin, Viterbe puis Venise. Il est l’un des pères de la micro-histoire, qui est pour la décrire le plus simplement possible, une branche de l’histoire sociale novatrice de la fin du XXème siècle. Elle vise à se concentrer sur l’individu et non sur l’étude des masses. Il y avait une volonté de se focaliser sur une histoire économique et sociale en opposition avec une habitude de tradition idéaliste. Un cercle d’historiens italiens se constitue autour du magazine Quaderni Storici, à la fin des années 1970, composé de Giovanni Levi, Edoardo Grendi, Carlo Poni et Carlos Ginzburg. Ce dernier fait, lui aussi, figure de référence en matière de micro-histoire¹ . Ce mouvement se répand en Europe notamment avec Bernard Lepetit et Jacques Revel, historiens français qui développent une approche de recherche plus microscopique que macroscopique.

Cet article s’établit dans une production personnelle assez restreinte. Il est paru dans Annales, un numéro thématique et la revue Histoire et sciences sociales : un tournant critique. Giovanni Levi a majoritairement publié dans les années 1980, notamment Le patrimoine immatériel en 1985, Centre et périphérie dans un état absolu, et il a dirigé, avec Jean-Claude Schmitt, le travail Histoire de la jeunesse en 1994. Il cible son champ de réflexion sur une vision à petite échelle de la société, en partant de la vie d’un individu anodin (un exorciste), et en élargissant sur la société qui l’entoure. Dans Le pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVII^e siècle, il utilise l’exemple d’un village piémontais, ses structures de parenté, son marché foncier, à partir de l’étude de la clientèle d’un exorciste, et dégage des propositions nouvelles sur l’État moderne.

La réflexion de cet article porte sur la place de la biographie dans l’historiographie moderne. C’est un réel problème pour les historiens de nos jours. Aujourd’hui, la biographie occupe une place importante dans les préoccupations des historiens, ce qui ne fut pas toujours le cas. L’objectif de cet article est de mettre en exergue les difficultés à établir une biographie satisfaisante en raison de l’absence de sources et d’une mauvaise interprétation de la vie des acteurs historiques étudiés. Il évoque cette volonté de suivre un contexte historique, social, culturel, c’est-à-dire multi-champs, nécessaire à l’établissement d’une biographie fiable en fonction du climat de l’époque dans lequel cette dernière s’inscrit. Il cherche à mettre en avant que l’histoire est un lien permanent entre histoire générale et histoire localisée. Les enjeux majeurs sont l’étude du rapport entre individu et groupe, à travers une remise en question des modalités sociales, des rapports humains et des relations entre les différentes catégories sociales. Il y a également une réflexion sur l’évolution de la définition du terme même biographie, de son contenu à son format. Le format a en effet évolué au-fur-et-à-mesure des siècles, tendant à devenir davantage un outil historiographique de poids et non plus uniquement un résumé sommaire de la vie d’un individu célèbre. Il met en avant une problématique concernant le rapport entre groupe et individu, avec des problèmes d’échelles et de points de vue.

La bibliographie utilisée renvoie à des contraintes de mise en œuvre, à des obstacles au bon déroulement du travail de l’historien. De nouvelles sources ont été nécessaires pour nourrir l’histoire, dans un but de recherche d’informations. L’usage de sources orales retranscrites est à noter. Les sources utilisées sont différentes selon l’époque abordée : au XVIIIème siècle, l’apparition du premier roman moderne, Tristram Shandy de Sterne, crée le lien entre questionnement et techniques de littérature et historiographie pure. En effet, le roman contient une biographie individuelle avec des variations des temps, des pensées et des langages utilisés. Les Confessions de Rousseau sont un autre exemple et une preuve de la motivation de certains de la motivation à rédiger une biographie ou autobiographie pertinente et se rattachant à des vérités historiques. Cet exemple de bibliographie démontre un aspect unique de la production en lui donnant une connotation inimitable. Il y a cependant un risque d’une mauvaise interprétation sur les éléments de la vie de l’auteur malgré une volonté de retracer un parcours de vie réaliste.

Le cheminement des notions abordées est assez chronologique et thématique. Il y a différentes façons d’aborder l’approche à la biographie, selon les points de vue. Les techniques de réalisation d’une biographie sont nombreuses. Un parallèle est fait entre le XVIIIème siècle et aujourd’hui. Il y eut de nombreuses divergences entre le statut social et l’intérieur du personnage étudié, c’est-à-dire une réelle dissociation entre l’enveloppe corporelle et le for intérieur, entre la notion sociale et ce que l’on perçoit de soi. Après l’étude de certaines œuvres, il ressort une preuve de la possibilité de différentes interprétations. D’un même individu selon la perception et l’angle de vue. Diderot précise que le genre biographique est un bon moyen de connaître un individu autant dans les sphères privées que publiques, malgré un manque de réalisme et de rigueur scientifique² . Il y a un usage du dialogue pour détourner les restrictions de la biographie et les contraintes de réalisation qui étaient fondées sur une recherche poussée et minutieuse. Mais il en résulte récit moins détaillé et scientifique du fait d’une multiplication des points de vue. Le XXème siècle voit la réapparition de la crise de la biographie pure et primitive. De nouveaux concepts apparaissent avec de nouveaux champs disciplinaires tels que la psychanalyse ou les nouvelles conceptions littéraires. Le point de vue sur le protagoniste s’étoffe avec l’apparition de l’inconscient ou d’un autre « moi ». Cela entraîne donc une biographie reposant sur un portrait vu sous un autre angle et abordé différemment, plus en retrait et avec un regard innovant. Cela entraîne des nouveaux problèmes pour l’historien dans sa rédaction biographique avec cette nouvelle dimension plus controversée et complexe, tant en contenant son lot de contradictions. Le cheminement thématique s’effectue par le classement par l’auteur en différentes catégories de biographies, en précisant que ce cheminement révèle les manques et les difficultés de réaliser une biographie complète, notamment par les irrégularités de la vie des individus. Il évoque la prosopographie, ou l’étude collective qui cherche à dégager les caractères communs d’un groupe d’acteurs historiques en se fondant sur l’observation systématique de leurs vies et de leurs parcours. Il décrit donc le fait que la biographie n’est pas purement individuelle mais se base sur des statistiques sociales et des données concrètes. L’individu s’établit au sein d’un groupe, et l’intérêt pour la biographie individuelle est minime. L’individu se définit au sein d’un groupe avec des caractéristiques bien propres, qui font qu’à l’intérieur d’une même classe, on dénombre des styles distinctifs pour chaque individu, avec des combinaisons à l’infini. La biographie s’appuie également sur l’étude du contexte social dans lequel s’établit le personnage étudié, contexte qui peut permettre d’émettre des hypothèses sur la vie du dit personnage en s’appuyant sur les connaissances sur un autre personnage connu à une même période. Ainsi, on pallie les lacunes documentaires. L’historien peut également se baser sur l’herméneutique c’est-à-dire sur l’interprétation des discours et des témoignages historiques.

Les résultats des réflexions amenées par cet article sont d’abord la place faite au doute sur la possibilité de réaliser une biographie à certaines époques. En effet, la différence et l’opposition entre vérité et illusion de l’histoire romancée ne facilite pas l’établissement d’une biographie à haute valeur scientifique. Par la suite, la biographie devient plus morale, avec un rapport aux émotions plus développé. Il y a une liberté de format plus large et une sélection précise des faits marquants. Certaines pratiques semblent être compliquées du point de vue de la mise en place et de la connaissance historique. L’existence de la biographie sommaire et basique est évidente, mais il apparaît intéressant de s’en éloigner en se servant des nouvelles approches de recherche. L’historien dénonce une incohérence entre le rapport au groupe et celui à l’individu ou plus précisément sur le fait que selon comment l’individu au sein de son groupe social est abordé, les transformations de la société amènent à un moment de stabilité. Pour l’auteur, il faut cibler sur la notion de liberté, certes limitée par des normes sociales strictes mais au bon vouloir des principaux personnages concernés par une biographie. Ainsi, plus on prend en compte ces libertés de l’individu au sein de son groupe social, plus la biographie sera complète et pertinente. Un constat est fait concernant le lien intrinsèque entre biographie et contexte historique et social. Selon Giovanni Levi, il existe des habitudes d’écriture propres à chaque période historique, avec son lot d’habitudes et de pratiques en commun au sein d’un même groupe d’individus. Il en conclut que la biographie serait un formidable outil pour pallier les incohérences des schémas sociaux. Il dénonce le fait que l’on ne porte pas assez attention aux spécificités de chaque individu, bien trop souvent noyées dans les confins des normes du groupe et donc oubliées ou mises à l’écart. En omettant ainsi les problématiques individuelles, on met à mal tout le fonctionnement du groupe. En outre, il y a une interaction forte entre les actions de l’individu et les actions du groupe, qui s’entremêlent et se répondent. Si l’individu change, le groupe change également. L’un ne va donc pas sans l’autre.

Cet article est pertinent comme éclaircissement concernant les questions du rapport entre biographie et historiographie. Le fait qu’il date de 1989 peut être considéré comme problématique dans le cadre d’une étude de l’approche historique vue  au XXIème siècle dans lequel nous vivons, alors que l’article date du XXème siècle. Selon moi, l’article est assez complexe dans sa compréhension, abordant la biographie sous différentes échelles avec l’usage de termes précis et ne facilitant pas la compréhension. La trame générale est plutôt philosophique, en restant fidèle aux principes de la micro-histoire. Il est nécessaire d’avoir étudié en amont les réflexions principales qui constituent le cœur de la pensée de ce courant pour prétendre appréhender les approches réalisées par Giovanni Levi. En effet, il utilise de nombreux termes spécifiques aux sciences sociales et aux sciences de l’individu, tendant à une étude sociale et économique poussée, difficile à pour des historiens traditionnels. L’étude de certains concepts sociaux est difficile à percevoir car il y a peu d’exemples précis et concrets qui permettent une compréhension directe. Cet article est extrêmement intéressant et pertinent dans le cadre de recherches portant sur les rapports de hiérarchisation sociale.

1. Carlos Ginzburg, Le Fromage et les vers, 1976. [↩]
2. Denis Diderot, Histoire de Mme de La Pommeraye, 1796. [↩]