Nathan Wachtel fait partie de ces auteurs dont les étudiants en histoire connaissent le nom pour l’avoir entendu tout au long de leurs années de licence. A condition d’avoir été attentif pendant les cours d’historiographie, chacun d’entre nous doit normalement être capable de parler de façon tout à fait convaincante de La vision des vaincus, quand bien même il n’aurait jamais eu le livre entre les mains. Publiée en 1971, cette œuvre cristallise certains des questionnements majeurs qui traversaient la discipline historique depuis les années 1950. Comment mettre à profit l’apport des sciences sociales, et particulièrement de l’anthropologie et de la sociologie, pour renouveler le questionnaire de la recherche historique ? Comment parvenir à faire entendre les voix des vaincus alors que l’écrasante majorité des sources est une production des vainqueurs ? Apportant des propositions nouvelles, l’ouvrage de Nathan Wachtel a fait école et est fréquemment cité comme un tournant de l’historiographie en langue française. Directeur d’études à l’EHESS à partir de 1976, Nathan Wachtel est nommé professeur au collège de France en 1992, où il occupe la chaire d’Histoire et anthropologie des sociétés méso- et sud-américaines.
Au cours de ces années, il continue de fouiller les mémoires des vaincus en engageant un cycle « d’études marranes ». Le résultat est publié sous la forme d’une trilogie, composée de La foi du souvenir. Labyrinthes marranes (2001), La logique des bûchers (2009) et Mémoires marranes : Itinéraires dans le sertao du nordeste brésilien (2011). Il clôt cette trilogie en publiant en 2013 Entre Moïse et Jésus : études marranes (XVe – XXIe siècle).
Dans ce livre, l’auteur rassemble huit études, articles ou exposés prononcés lors de colloques. Abordant des thématiques variées, cet ouvrage permet d’entrer dans les cheminements du travail de l’historien, de comprendre les interrogations qui ont guidé ses recherches. Et d’abord : qu’est-ce que le « marranisme » ? C’est un « fait social total », qui comporte des dimensions religieuse et culturelle, mais également économique, politique ou identitaire. Il se caractérise par des formes diverses et changeantes. Àune extrémité du spectre se trouvent des judaïsants convaincus, appliquant fidèlement et secrètement les préceptes du judaïsme rabbinique. À l’autre extrémité sont des chrétiens sincères, qui par nostalgie ou habitude perpétuent quelques gestes hérités de leurs ancêtres. Entre les deux, ceux dont les croyances et les pratiques varient en fonction des contextes, entre scepticismes et syncrétismes divers. Ce sont eux qui se trouvent véritablement « entre Moïse et Jésus ».
L’histoire des marranes trouve son origine dans la péninsule ibérique au XVe siècle. Marginalisés, victimes de persécutions, un grand nombre de juifs choisissent la conversion. Ces « nouveaux chrétiens » parviennent à s’insérer remarquablement dans la société au cours de la première moitié du siècle. En 1449, face à cette ascension qui menace les élites en place, sont rédigés les premiers « statuts de pureté de sang ». Ce sont des règles de droit privé interdisant aux descendants de juifs l’accès aux différentes institutions qui structurent la société : universités, ordres religieux et militaires… En 1480 c’est la mise en place de l’Inquisition, visant à contrôler la sincérité des conversions. Enfin, l’expulsion de 1492 rend toute pratique judaïque interdite en Espagne et dans les possessions d’outre-mer. La suite de l’histoire des marranes s’écrit principalement dans les procès d’inquisition, qui représentent les principales sources pour aborder cette question, jusqu’au XIXe siècle.
Quelques points du livre de Nathan Wachtel s’avèrent particulièrement originaux. Dans un long premier chapitre (inédit), il montre l’influence qu’ont eu des penseurs judéo-convers sur le renouvellement de la religiosité chrétienne au XVe siècle. Entre autres personnages remarquables, il présente Pablo de Santa Maria, théologien illustre, successivement rabbin puis évêque de Burgos. Son fils, Alonso de Cartagena, chrétien convaincu, s’attache à démontrer l’incroyable hérésie que représentent les statuts de pureté de sang. Sa lecture des évangiles l’amène à élaborer une théologie qui fait des descendants de juifs les plus purs des chrétiens. Nathan Wachtel montre qu’on peut retrouver la trace de ces œuvres de nouveaux chrétiens d’origine juive dans la pensée politique et religieuse de l’Espagne de l’époque moderne.
Un autre aspect passionnant du livre réside dans la proposition de l’auteur d’étendre le concept de marranisme à des phénomènes contemporains. Il étudie la permanence d’une forme de pensée marrane, caractérisée par une « conscience déchirée », et qui se manifeste aussi bien dans les œuvres de Cervantes, Stefan Zweig ou Franz Kafka. Il pointe également des analogies entre la situation des Juifs dans l’Espagne médiévale et dans l’Allemagne du XIXe siècle. Cet exercice comparatif quelque peu périlleux en histoire s’avère ici fort convainquant. L’analogie s’achève avec les lois de Nuremberg, qui comme les statuts de pureté de sang inscrivent dans le droit la racialisation du judaïsme.
Dans le dernier chapitre, l’auteur présente ses enquêtes au Brésil, à la recherche de « marranes contemporains ». Il raconte la difficulté de traquer un phénomène qui se caractérise depuis ses origines par le secret qui l’entoure, et son caractère clandestin. Il raconte ses succès, dus notamment à un mouvement de « retour au judaïsme » dans la région. Il raconte la façon dont il débusque des pratiques lointainement héritées du judaïsme : la bougie allumée le vendredi soir, les rites funéraires et les jeûnes. Interrogés, certains habitants, chrétiens sincères, évoquent des « traditions familiales ». D’autres sont pleinement conscients de ce lourd héritage, appartiennent à des réseaux de solidarité étendus et sont capables de décliner leur généalogie sur plusieurs siècles. Diversité des marranismes, ici aussi.
En définitive, on retrouve là les méthodes qui avaient fait le succès de La vision des vaincus. L’articulation entre histoire et ethnographie, l’attention au présent pour éclairer le passé, la volonté de faire entendre la parole des vaincus. Car c’est là un des formidables paradoxes des Inquisitions ibériques : c’est en voulant faire taire les voix de l’hérésie qu’elles leur ont permis de résonner jusqu’à aujourd’hui.
Sylvio Cady, M1 Histoire et Sciences Sociales du Politique. Mémoire réalisé sous la direction de Baptiste Bonnefoy
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Marine Azcon (9 avril 2023). Sylvio Cady. Compte-rendu de lecture : WACHTEL Nathan, Entre Moïse et Jésus. Master Histoire de Nanterre. Consulté le 9 décembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/mzi3