La biographie politique de Didier Motchane résume cinquante années de recomposition de vie politique française : 1965-2017. Depuis celles qui accompagnent la reconstruction d’un nouveau parti socialiste prônant la rupture avec le capitalisme précédant sa conquête du pouvoir et jusqu’à celles de sa lente agonie à l’épreuve d’un néolibéralisme triomphant mais plus que jamais contesté. Il convient de  mettre en perspective les aspects saillants de la biographie d’un intellectuel paradoxalement méconnu des nouvelles générations. Son rayonnement  militant, idéologique et politique, point d’appui des confrontations majeures d’une période chargée d’enjeux précède son éloignement progressif du cœur d’une vie politique en cours d’américanisation accélérée!  L’exercice des fonctions publiques donne à voir l’autre visage de ce haut fonctionnaire et magistrat¹  au service du bien commun.

Notre article pour ce blog de master en Histoire s’organise, par commodité pédagogique, sous deux angles : le premier avec la présentation d’un intellectuel organique converti en républicain résistant à l’air du temps, trame de cette biographie projet de notre mémoire ; le second avec l’arrière-plan idéologique et politique de la période, également à la source de nos recherches en cours.

1- Motchane d’un siècle à l’autre ou la volonté de rupture d’un bâtisseur en République

Militant, fondateur du CERES (centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste) aux côtés de Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane a participé à la création et au développement du Parti socialiste dont il a largement inspiré l’écriture de la motion majoritaire, « Unité et rénovation », du congrès d’Epinay (1971). Il en a été le secrétaire national chargé du « Tiers-Monde », de l’action socio-culturelle et de la formation.

La rose au poing pour changer la vie

Doté d’une réelle sensibilité artistique, il fut à l’origine de l’adoption initiale du logo socialiste, « le poing et la rose » par la Fédération de Paris, dirigée alors par Georges Sarre, avant d’en faire l’emblème du parti socialiste. Il inspira le contenu du programme socialiste au titre d’une résonnance poétique toute rimbaldienne : « changer la vie ». Ce chef de courant a représenté le CERES dans différentes instances nationales, comité directeur du P.S, bureau exécutif, secrétariat national et commission des résolutions lors des congrès socialistes. Il a siégé dix ans au parlement européen ( 1979 – 1989 ) et n’a cessé de dénoncer la dérive européiste et social-libérale. Personnalité charismatique et orateur cinglant, sa rhétorique pouvait même déstabiliser le premier secrétaire du parti socialiste, F.Mitterrand qu’il soutint dans sa volonté de changement social et combattit dans son atlantisme. Il fonde le MDC (Mouvement des citoyens) en 1993 depuis lequel il engage une résistance farouche contre l’ordre néolibéral, dénonçant « les socialistes virés libéraux » en préservant des espaces de rencontre auprès des jeunes générations socialistes. Il encouragea néanmoins ceux-ci dans la création des « archives du CERES »²  .

Motchane, intellectuel organique du CERES

La place de D. Motchane dans l’histoire du socialisme français des années Mitterrand commande l’intérêt de cette recherche biographique. Venu de la haute fonction publique, après des études supérieures de lettres, d’histoire et de sciences politiques, cet énarque (promotion 1954-1956) a choisi de rentrer dans la vieille section française de l’Internationale ouvrière ( SFIO ) en 1965 pour y créer le CERES (1966 ) et refonder le socialisme. Après son pamphlet contre « l’Énarchie et les mandarins de la société bourgeoise³ » , cet intellectuel, passionné de littérature, poète à ses heures et cinéphile, est vite promu au rang de secrétaire général du CERES. Intellectuel et idéologue charismatique, dans ses « Clefs pour le socialisme⁴ » , D. Motchane revisite un réformisme révolutionnaire pour dépasser la vision étriquée de « la social-médiocratie⁵ » et du marxisme dogmatique, tous deux contestés dans la dynamique de Mai 68. Il faut un renouvellement complet des approches pour sortir du capitalisme en crise. D. Motchane s’y emploie avec cette capacité phénoménale de théorisation qui accompagne une praxis audacieuse et courageuse toujours emprunte de réalisme.

Une stratégie de rupture

Le contexte des années 70, se caractérise par la bataille politique et le débat d’idées autour des conditions d’une alternative politique. Le débat est vif entre le CERES et la deuxième gauche rocardienne. L’évolution des rapports de force en Europe du Sud, maillon faible de l’impérialisme, laisse une perspective à la stratégie de rupture avec le capitalisme en France. D. Motchane apparait comme le mentor de cette politique. Il théorise cette stratégie dans les revues⁶ et les colloques socialistes. Sa pratique militante prolonge cette propagande dans les positions internes au parti et dans sa représentation publique. D. Motchane a fort à faire sur tous les fronts. Et d’abord celui de l’unité populaire qui suppose l’union de la gauche sur la base de la stratégie affirmée au congrès d’Epinay (1971) et confirmée à celui de Metz (1979).

Le socialisme français à l’épreuve du pouvoir

1981 représente une date équivoque : celle de la victoire électorale de F. Mitterrand concomitante au triomphe de la révolution conservatrice anglo-saxonne, Outre-Manche et Outre-Atlantique. La politique socialiste cède vite la place à la parenthèse libérale, jamais refermée. Le CERES mute en « Socialisme et république ». D.Motchane prend toute sa place dans cette évolution doctrinale et politique issue d’un colloque historique. Le tournant de 1983 avait été vivement combattu. Sous le pseudonyme de Jacques Mandrin, Didier Motchane écrit avec Pierre Guidoni « Le socialisme et la France⁷  » , ouvrage qui présente les enjeux d’une période décisive. La diplomatie trop atlantiste de la France mitterrandienne (affaire des euro-missiles et 1e guerre du Golfe) et la construction de l’Union européenne par la voie du grand marché (Acte Unique de 1986 puis Traités de Maastricht et d’Amsterdam) sonnent le glas d’une politique socialiste. D.Motchane dénonce « un Atlantisme à la Charentaise⁸ » ! C’est la rupture de Didier Motchane d’avec le PS et une partie de ses amis pour fonder avec Jean-Pierre Chevènement le MDC en 1993.

L’émergence du Mouvement des citoyens

Ce mouvement des citoyens conservera l’idée d’une souveraineté populaire abandonnée par « les socialistes virés libéraux » des années Mitterrand quand des retrouvailles éphémères verront à nouveau se faire et se défaire des alliances d’opportunité sur lesquelles D. Motchane restait sans doute très circonspect. Cette période voit l’échec relatif de la liste animée par les amis de Chevènement, Gisèle Halimi et d’autres secteurs de la gauche, aux élections européennes de 1994. Plus tard ce sera le succès de la gauche plurielle aux législatives anticipées de 1997. On imagine les raisons qui laissent D. Motchane très réservé face au ralliement du MDC à la nouvelle majorité. Il accompagne néanmoins Jean Pierre Chevènement dans son ministère de l’Intérieur avant de le suivre dans la rupture d’avec Lionel Jospin sur la question Corse. Le MDC connait un relatif rebond dans la stratégie du pôle républicain aux élections présidentielles de 2002. Depuis le pôle républicain, qu’il conduisit et inspira initialement avec Max Gallo et Jean-Yves Autexier, son éloignement des instances dirigeantes marque un essoufflement certain des héritiers du CERES (MDC, MRC, mouvement républicain et citoyen dans la filiation du pôle républicain), eux-mêmes orphelins de leur mentor, J-P;Chevènement, démissionnaire de la présidence du MRC lors de son congrès de 2015 pour des raisons sans doute bien étrangères à D.Motchane. Ce dernier inclinait en 2012 au soutien à Jean-Luc Mélenchon. Sa disparition à l’automne 2017⁹  est presque concomitante à l’installation du président Macron.

Une biographie dans l’historiographie socialiste

Nos recherches s’appuient sur une documentation mobilisable pour approfondir la connaissance de la trajectoire de D. Motchane dans ces cinquante ans de vie politique française (1965-2015). Dans ce large champ, l’historiographie nous permet d’envisager notre étude biographique sous le prisme d’une praxis qui évolue aux regards des enjeux des différentes périodes retenues : Motchane, incarnation de la praxis d’un intellectuel organique du front de classe ; Motchane dans la dynamique de recomposition des gauches à l’épreuve du pouvoir ; Motchane dans la résistance d’une gauche républicaine et citoyenne contre le néolibéralisme.
Trois temps schématiques de confrontation avec l’histoire qui se chevauchent et qui correspondent aux combats menés : pour entamer l’hégémonie du grand capital en soudant un front de classe autour d’un projet socialiste (Pour la période 1965-1971) ; pour un programme commun de gouvernement d’union de la gauche, expression de l’unité populaire. (1971-1981) ; pour faire de la victoire électorale de la gauche une occasion de créer les conditions d’une avancée vers la perspective socialiste. (1981- 1986) qui se confond ensuite avec l’épanouissement de la république ( en référence avec. le courant « Socialisme et république », (1986 – 1993) ; pour une résistance citoyenne au néolibéralisme dans un monde marqué par la rivalité Chine-Amérique après la disparition du bloc soviétique ( 1993-2017 ).
L’historiographie privilégiée sera celle des propres témoignages des acteurs de la période confrontés au regard historique des observateurs politiques du monde médiatique ou intellectuel. Ces regards croisés, dans les livres, revues, journaux, émissions et documentations diverses, méritent une exploitation méthodique pour cerner de plus près la contribution et les postures de D. Motchane qui nous renseigne lui-même sur cette histoire au travers de ces écrits, prises de positions et expressions publiques.
L’approche transversale du théoricien Motchane dans l’histoire intellectuelle et politique de la gauche suppose une exploration fouillée des sources archivistiques du CERES, du PS et du MDC-MRC (circulaires, motions, bulletins, C.R ou P.V des réunions d’instances partisanes, notes de travail, etc.). Cette recherche s’accompagne de recueils ciblés de témoignages et surtout d’analyses des textes et écrits de D. Motchane qui jalonnent ces périodes. L’ensemble permettra de valider quelques hypothèses quant aux postures plus nuancées du personnage dans les processus d’émergence et de recomposition en œuvre tout au long de ce parcours militant. Nous aurons ainsi l’éclairage sur des zones d’incertitude actuelles quant aux dispositions d’esprit ou à l’adhésion de D. Motchane dans les bifurcations nombreuses de son courant de pensée qu’il a lui-même entrainé après avoir mûri sa propre ligne de conduite. Nous savons qu’elle pouvait être parfois la difficulté à trancher ( Cf. le retour dans la majorité du parti au congrès de Bourg en Bresse, le retour au sein de la gauche plurielle après la création du MDC, l’adhésion au pôle républicain, etc.).
On s’intéressera aussi aux prémices de l’engagement politique de D. Motchane sans oublier d’explorer l’héritage intellectuel et politique de cet « intellectuel organique » aux références éclectiques : de Babeuf, Robespierre, Marx, Gramsci, Jaurès, Otto Bauer et l’austro-marxisme à Clémenceau, Mendès-France et De Gaulle. C’est à l’écoute d’enregistrements et de témoignages qu’il faut avancer ici en complément des écrits des intellectuels du CERES.
Une vision rétrospective de cette histoire intellectuelle et politique force l’interrogation sur quelques fragilités d’analyse et de soutenabilité des lignes dont la pensée de Motchane reste l’expression sinon l’inspiratrice. Pour cela, nous avons ainsi matière à réexaminer les bases mêmes d’un corpus théorique et d’une pratique qui soudaient ce collectif socialiste néomarxiste, évoluant plus tard vers le jauressisme puis le républicanisme mal dénommé souverainiste. Dans cet ordre d’interrogations, Motchane aurait-il engagé, dans son dernier parcours, cette invitation à un dépassement des praxis ou à un retour aux fondamentaux socialistes? Cette interrogation nous conduit à explorer plus largement une dynamique de confrontation intellectuelle et politique des courants rivaux du socialisme français en recomposition respective concomitante au rayonnement et à l’effondrement de la mouvance socialiste à gauche.

2- Un cheminement au cœur des dynamiques d’opposition et de recomposition du CERES, de la « deuxième gauche » et de leurs héritiers putatifs : 1965-2017

Depuis la formation du CERES et l’émergence de la deuxième gauche jusqu’au stade actuel de leur recomposition respective, cette biographie s’inscrit dans une « histoire intellectuelle et politique » d’un demi-siècle. Cette histoire est d’abord celle des confrontations des deux gauches issues de la mouvance socialiste autogestionnaire, recomposées aujourd’hui dans les mal-nommés « social-libéralisme » et « souverainisme républicain », stigmatisées hier en « gauche moderniste » et « gauche étatiste et jacobine », « gauche américaine » et « gauche archaïque ». Autant de désignations polémiques croisées, récusées par leurs destinataires respectifs, qui invitent à un travail de décryptage des enjeux historiques concrets d’une « polémique » permanente pour l’hégémonie socialiste et donc pour l’orientation de toute la gauche (songeons aussi à la rivalité syndicale entre la CFDT et la CGT, à la compétition politique entre les gauches socialistes et communistes) dès la période qui suit la fin de la guerre d’Algérie qui voyait une SFIO à bout de souffle, l’émergence de forces nouvelles ( PSU, UNEF, CFDT, extrême-gauche communiste ou libertaire) et une percée électorale de Mitterrand mettant en ballotage le général De Gaulle au premier tour de l’élection présidentielle de 1965. Dans la foulée de mai 68, la génération montante porte de nouveaux questionnements politiques qui nourrissent le débat des deux gauches, objet de nos réflexions.
Ce cadre historique doit être largement exploré pour situer les retombées concrètes d’une « polémique » dont il convient de tracer l’histoire jusqu’à son épuisement et son dépassement. Il s’agit là des sources même de notre projet de travail.

Une histoire politique des gauches de l’après-68 polarisées autour de stratégies divergentes

Enjeux historiques autour de « la conquête du/(des) pouvoir(s) », du « projet de transformation sociale » ou de « rupture avec le capitalisme » porté par « le mouvement social » ou « le front de classe(s) anticapitaliste », et plus largement de « la stratégie politique » précédant ou accompagnant la montée de la gauche. Après l’adoption du socialisme autogestionnaire par la CFDT en 1970 ( Edmond Maire devient secrétaire général en avril 1971 ), la création du parti socialiste à Epinay sur Seine en mai 1971 ( alliance Mitterrand-CERES ) met à l’ordre du jour la rupture avec le capitalisme et l’Union de la Gauche autour d’un programme commun, cap maintenu au congrès de Metz ( 1979 : Alliance Mitterrand-CERES contre Mauroy-Rocard ) malgré le ralliement dès 1974 du « courant des assises pour le socialisme » ( militants en provenance du parti socialiste unifié et de la CFDT derrière Michel Rocard ) au nouveau parti socialiste et le congrès de Pau qui vise à marginaliser le CERES (1975). Dans le même temps, la CFDT entreprend sa « resyndicalisation », c’est-à-dire son recentrage, souhaité par une courte majorité au congrès de Brest en 1979.
La France reste secouée par « les évènements et les idées de Mai » et fait sa mutation vers un « capitalisme de la séduction » promouvant « une consommation mondaine, libidinale, ludique et marginale » des couches supérieures de la jeunesse sous tendue par « l’idéologie libérale-libertaire ». Processus analysé par le marxiste Michel Clouscard, parallèle, cependant à la montée « des luttes de classes » des organisations ouvrières avec les dits « débordements gauchistes » et l’engagement d’intellectuels et d’étudiants dans cette France d’Europe du Sud « maillon faible de l’impérialisme » (fin des dictatures au Portugal (1974) en Espagne (1976) et en Grèce ( 1974 ), compromis historique en Italie, XXIIe congrès du PCF, celui du «socialisme aux couleurs de la France », émergence de l’eurocommunisme (à la définition introuvable sinon celle de la stratégie pacifique et gradualiste de passage au socialisme qui était jusqu’alors celle du courant socialiste démocratique qualifié de réformiste…).

Une nouvelle polarisation des deux gauches dans l’épreuve du pouvoir

Dans la phase « d’exercice du pouvoir » qui suit les victoires électorales de l’Union de la gauche, et après l’échec de « la politique de relance » et la difficulté de fait à « rompre avec les capitalisme » ou à « sortir du capitalisme en crise » malgré un programme sans précédent ( et très controversé par le courant rocardien dès son adoption et jusqu’à sa mise en place ) de nationalisation des secteurs bancaires, industriels et commerciaux qui touche « le grand capital », le débat fait rage autour des choix de politique économique et sociale¹⁰ . Ce débat intéresse au premier chef les organisations syndicales qui manifestent des options parfois antagonistes sur des sujets majeurs¹¹ . Ces sujets qui appellent des réponses variées, en cohérence avec la nature des syndicats (réformistes, de classe et de masse, autogestionnaires…), offrent autant de clés de compréhension des logiques syndicales et des types de stratégie : quelles bases de compromis sur ces différentes questions ? quelle recherche de négociation ou d’épreuve de force ? quels moyens de lutte ? quelle articulation avec le champ politique ? Ces questions ne sont pas sans liens avec les débats entre les deux gauches, la CFDT étant historiquement très liée avec la deuxième gauche et avec l’un de ses meilleurs théoriciens, Pierre Rosanvallon¹² .
Les réponses gouvernementales restent bien en deçà des attentes des protagonistes de ces gauches critiques dans ce renoncement à mettre en œuvre « l’autre politique » (sur la méthode ou sur le fond) – annonçant ainsi la déception parallèle des Français qui sanctionneront la gauche aux élections cantonales de 1982, municipales de 1983 (dans une moindre mesure), européennes de 1984, législatives de 1986 – malgré les réformes¹³ . Politique qui précède celle de « la modernisation du tissu productif » conduite par le jeune Premier Ministre, Laurent Fabius (1984-1986). Ce que d’aucuns considèrent (après « la parenthèse de la rigueur » de 1983, celle du tournant libéral vivement dénoncé par le CERES), non sans raisons, comme une gestion sociale au service de la modernisation du capitalisme quand la deuxième gauche cédétiste et rocardienne comprend ce retour à la raison inspiré par Jacques Delors, tout en déplorant que cette nécessaire rigueur ne s’accompagne pas d’une poursuite dans la réduction des inégalités.
Ce débat d’ensemble et continu se développe dans une période de montée du néolibéralisme en Europe et aux Etats-Unis sous l’impulsion des dirigeants D . Reagan et M .Thatcher notamment. Il se situe aussi dans la perspective d’un élargissement de l’Europe et d’une place diminuée de la France dans un ensemble mondial restructuré autour d’une nouvelle division internationale du travail ( NDIT ) favorisant la montée d’une nouvelle petite bourgeoisie au « genre de vie » plus proche de la grande bourgeoisie que des couches populaires touchées, dans leur « mode de vie » plus homogène, par un certain consumérisme ( NPB dont une partie se fait l’écho des problématiques de la nouvelle gauche et sera sensible aux préoccupations environnementales et écologiques dans sa composante bourgeois-bohême ). Cette NPB est liée à la mondialisation, processus de « modernisation économique » sanctionnant « la compétitivité des entreprises » avec « la stratégie des créneaux rentables », « l’ouverture à la concurrence mondiale » et le début de la dérégulation, ces éléments de langage traduisant ce processus déjà promu par le prédécesseur de F . Mitterrand à l’Elysée, V . Giscard d’Estaing, chantre par ailleurs des réformes sociétales attendues de ces nouvelles couches sociales
Ce cadre nouveau déplace les problématiques, plus anciennes et chères aux deux gauches, autour de « l’autogestion », thématique supplantée par de nouveaux sujets. Il s’agit alors de tracer les perspectives concrètes pour une France insérée dans le grand marché européen qui s’épanouira avec l’Union européenne.et ses réformes institutionnelles garantissant « une concurrence libre et non faussée » sous l’égide de la commission et « une politique monétariste » garantie par les missions d’une « Banque centrale européenne indépendante ». La perte de souveraineté monétaire et les règles budgétaires contraignantes avec l’adoption du traité de Maastricht ( grand sujet de discorde à gauche et dans le monde syndical ) participent d’un déclin de l’indépendance nationale qui se manifeste aussi dans les choix de politique extérieure atlantiste du président Mitterrand malgré le discours de Cancún (affaire des euromissiles, participation de la France à la guerre en Irak donnant lieu à la démission du Ministre de la Défense J.P Chevènement). Cet « Atlantisme à la Charentaise » sera suivie par les successeurs de F. Mitterrand (réintégration du commandement intégré de l’OTAN sous Sarkozy après cette courageuse prise d’autonomie du gouvernement Villepin dans le refus de la seconde guerre d’Irak).
Les réformes très libérales de « dérégulation » et « la politique de l’offre » conduites dans ces phases de cohabitation ou d’alternance entre la gauche et la droite accentuent la désindustrialisation du pays et conduisent à la désaffection des couches populaires envers la gauche. En 2005, le Non au référendum sur « la constitution européenne » constitue le point d’orgue d’un refus d’orientation néolibérale. Le P.S va alors jusqu’à théoriser cet abandon de la classe populaire au profit de nouvelles alliances (Cf. La fameuse note du think tank Terra Nova de 2011). Cette situation exacerbe les confrontations autour de la question sociale, la politique économique, « la planification écologique » ( les questions autour de la transition énergétique, portées par la poussée écologiste, rejoignent celles initialement posées par la nouvelle gauche questionnant le sens de la croissance et prônant déjà une certaine sobriété dans l’éloge de la société post-industrielle ), les relations extérieures, l’évolution de l’Europe dans ses formes ( fédéralisme ou gouvernement de la zone euro? besoin d’inflexion des règles monétaires et budgétaires ravivé pendant la crise liée à la COVID avec ce débat entre les frugaux et les dépensiers ) et ses projets.

Une histoire intellectuelle de « la polémique » des deux gauches venues de la mouvance socialiste autogestionnaire

Cette « polémique » se déroule sur une longue période après l’épuisement des réflexions autour de l’autogestion, dans une dynamique de recomposition et de dépassement des perspectives initiales¹⁴ . Il s’agit de reprendre l’ensemble des thématiques portées par les courants respectifs en faisant d’abord retour sur la quasi-disparition des références autogestionnaires dans les années 80.
Les confrontations autour de la place de la société civile et des mouvements sociaux, du rôle de l’Etat et des partis, de la place de l’expérimentation sociale, du noyau dur des réformes, des débats sur les contours et formes de nationalisation ou de socialisation des entreprises, des rôle respectifs du plan et du marché, des formes de planification, etc., se prolongent en matière d’alliances de classes et de base sociale pour le changement et de stratégie politique ( Cf. développements précédents ).
Ce débat est conduit ou arbitré par des intellectuels organiques ( Rosanvallon, Viveret, Rocard, Julliard, d’une part, Motchane, Chevènement, Guidoni, Charzat, d’autre part ), des revues ( Faire, CFDT aujourd’hui, Frontières, Repères… ) et des collectifs ( CERES, CFDT, courant rocardien… ). Ces derniers connaissent par ailleurs des mutations et des retournements significatifs dans des dynamiques de recomposition à l’épreuve du/des pouvoir(s).

D’une rétrospective à une prospective ou les fragilités d’analyse et de soutenabilité des lignes en question

En changeant de cadre, « le macronisme », cuvée 2017, qui voulait bien se présenter, un temps, comme une synthèse entre « le rocardisme » et le « chevènementisme »¹⁵  constituait-il un possible dépassement de cette polarisation des deux gauches quand les anciens Premiers ministres, Valls et Cazeneuve, à l’instar du président Macron, parlaient de gauches irréconciliables ciblant alors la France insoumise comme trop radicale? Les représentants des deux camps¹⁶  ne semblaient-ils pas signifier une certaine allégeance au « nouveau monde » dans sa revendication affichée de filiation avec le mendésisme ? Á moins qu’il ne s’agisse d’une complète subversion des grands enjeux qui ont porté cette noble « polémique » ( CERES-deuxième gauche) utile à toute la gauche dans une opposition réductrice, habillage d’une instrumentalisation idéologique bourgeoise entre néo-sociaux-libéraux et souverainistes-républicains qui auraient en commun leur abandon de tout réformisme authentique et épouseraient les modes d’Outre-Atlantique! Mais alors, ne tomberions-nous pas dans la caricature d’une opposition entre « libertariens » et « sécuritaires » quand la réalité du contour des sensibilités évoquées plus avant ne saurait enfermer celles-ci dans un tel schéma ?

 

 

Xavier Dumoulin, étudiant en Master 1 HSSP sous la direction de François Chaubet.

 

 

1. Conseiller commercial et chef de bureau au ministère des affaires étrangères, plus tard conseiller à la Cour des comptes, puis membre du cabinet du ministre Jean-Pierre Chevènement avant de siéger à la tête de la commission de recours des réfugiés [↩]
2. MOTCHANE (DIDIER), Gauche : conversion républicaine ou conversion libérale, Paris, , Bruno Leprince, (Archives du CERES, no 3), 2010. MOTCHANE (Didier), Industrie, l’esprit d’une politique industrielle, Paris, Bruno Leprince, (Archives du CERES, no 1), 2010. MOTCHANE (Didier), Europe, États-Unis d’Europe, Europe des États-Unis ou indépendance, Paris, Bruno Leprince, (Archives du CERES, no 2) [↩]
3. Mandrin (Jacques),L’énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise, La table ronde, (les brulots, vol. 5), 1968 [↩]
4. MOTCHANE (Didier), Clefs pour le socialisme, Seghers, (Clefs, no 24), 1973 [↩]
5. Mandrin Jacques, Socialisme ou social-médiocratie, Seuil, 1969. [↩]
6. ENJEUX pour la République et le Socialisme, Revue, mensuel N°1 (avril 1983) à 26 (décembre 1985-janvier 1986), collection entière ; FRONTIERE Socialisme aujourd’hui, Revue théorique, collection entière N°1 décembre 1972 au N°24 1975 ; La lettre de République Moderne à partir de mai 1986 puis parution irrégulière ; Le crayon entre les dents, publication des jeunes du CERES, 1975-1976 ; Les cahiers du CERES, Paris, «cahiers thématiques abordant les questions doctrinales», 10 numéros parus entre 1967 et 1972 ; NON! REPÈRES POUR LE SOCIALISME, Revue théorique, bimestriel parait du N°1 (mai-juin 1980) au N°16 (1982), collection entière ; REPERES les cahiers du CERES, revue théorique, collection entière, poursuit la numérotation de Frontières du N°25 (1975) à N°67 (1979) ; République moderne, revue trimestrielle à partir de1985 (3 numéros disponibles) ; Volonté socialiste, Bulletin du CERES, parait de 1969 à 1986; irrégulier de 1969 à 1975 puis bimensuel à partir de janvier 1976 avec un nouvelle série «Réservé aux militants du PS» du N°1 au N° 98 (1981), puis mensuel ou bimensuel entre 1981 et (N°56)1986, puis change de formule et devient Socialisme et république mensuel de liaison et d’information d’avril1986 à N°51 décembre 1991, remplacé en février 1992 par Actualités pour la refondation, mensuel de Socialisme et république, puis Citoyens actualités à partir d’août 1992 comme bulletin interne du MDC puis du MRC avec livraison irrégulière. [↩]
7. MANDRIN (Jacques), Le socialisme et la France, Paris, Le Sycomore, 1983. [↩]
8. Motchane (Didier), Un atlantisme à la charentaise : de Jarnac à Maastricht, dix ans de politique étrangère, Paris, 1992 (Essais). [↩]
9. « Didier Motchane, figure du Parti socialiste et inventeur du logo « Le poing et la rose », est mort », Le Monde.fr (octobre 2017) [↩]
10. « Rigueur et pause sociale » ou bien « stratégie des filières industrielles » et de la « croissance sociale » ? « maintien du « franc fort » ou « sortie du SME » ? « politique de l’offre, flexibilité du travail et rigueur salariale», acceptation du « chômage de masse et de la précarité du travail», négociation dérogatoire au cadre légal ou strict respect de l’ordre public social ? [↩]
11. Les accords de flexibilité, la place de la négociation dans l’entreprise, le temps de travail, la défense de l’ordre public social, la flexibilité du droit du travail, les approches autour de la sécurité sociale – sa gestion, son financement, ses missions, son extension à d’autres domaines tels que la garantie d’emploi -, l’assurance chômage, l’emploi, les retraites, le travail… [↩]
12. Rosanvallon, Pierre, Notre histoire intellectuelle et politique : 1968 – 2018, Paris, Seuil, 2018. [↩]
13. Réformes structurelles (décentralisation et nationalisations), sociales (les lois Auroux), sociétales (radios libres, prix unique du livre, réformes judiciaires) et bien d’autres dans la foulée du relèvement du SMIC et des minima sociaux, du passage au 39 h, de la retraite à 60 ans (les emplois solidarité, la formation des jeunes en alternance, le chantier des nouvelles qualifications, la création des missions locales et des comité de bassin d’emploi, la recherche de marges de manœuvre dans la durée d’utilisation des équipements et l’accompagnement des nouvelles technologies de l’information et de la communication et de la robotique, la place de la recherche et de la culture, les emplois formation-recherche…). [↩]
14. Selon Clouscard, (dans une définition reprenant la note 1 de l’introduction à « l’être et le code »), « la démarche polémique permet : 1° de localiser la problématique la plus actuelle ; 2° de définir la méthode en fonction de cette actualité culturelle ; 3° de reprendre une démarche exemplaire (celle de Marx). ». [↩]
15. Emmanuel Macron a par ailleurs largement débordé sur leur droite ces deux gauches depuis sa gestion ministérielle sous la présidence Hollande et à présent en sa qualité de président avec la réforme des retraites notamment. [↩]
16. Sensibilité social-libérale des personnalités ralliées venues du P.S ou de l’écologie et sensibilité « souverainiste républicaine » d’un Chevènement peut être séduit par le « républicanisme » des discours présidentiels et le ralliement du président au nucléaire. [↩]

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