Image d’illustration : HPM/MRNH-F-592
Revue de la XXVIème Division Dalmate de Choc, Vis, 12 septembre 1944

L’épopée héroïque des partisans yougoslaves a coïncidé avec la « grande alliance » (Union Soviétique, Etats-Unis, Grande-Bretagne) scellée en novembre 1943 à Téhéran. L’île de Vis, la plus éloignée du littoral dalmate, est devenue le refuge de Tito et le point d’ancrage de ce soutien allié. Les Allemands renoncent à envahir cette « dernière » île yougoslave.  Dans ce travail de M2, nous nous penchons sur les photos – principalement de propagande – qui capturent des instants de cet épisode peu connu de la guerre en Méditerranée.

Vis, l’île dalmate la plus éloignée du littoral croate, a été le seul coin de terre yougoslave jamais conquis par les troupes allemandes. Le premier point de l’accord militaire signé par Staline, Roosevelt et Churchill à la Conférence de Téhéran (fin 1943) spécifie que les Alliés aideront les partisans yougoslaves de Tito. Ce qu’ils font. Début 1944, Vis devient une « forteresse » d’où Partisans et commandos  alliés peuvent lancer des attaques navales, aériennes et terrestres contre l’ennemi nazi et ses associés. Tout un symbole, abondamment illustré dans les journaux et les magazines. Fin juin 1944, pour échapper à la pression allemande, Tito est forcé d’établir son QG sur l’île de Vis.

Pour le mémoire de M1, sous la direction de Julie Le Gac, j’ai retracé – en consultant les archives de Zagreb, Split et Londres, en reprenant le récit des « grands » témoins et acteurs directs de l’épisode Vis 1943-1945 et en parcourant les historiographies yougoslaves et autres – les différentes phases de cette relation entre partisans et alliés (anglo-américains et soviétiques) sur l’île de Vis.

Pour le Mémoire de M2, j’ai voulu « observer autrement »¹   le même sujet, en tournant le champ de la recherche vers les images prises  Il ne s’agit pas de photos « de combat » mais surtout « de propagande ». Ce sont tout spécialement ces clichés-là, ces regards-là, où « l’image abstraite »²  du Partisan et de la Partisane côtoie celle du Commando britannique, du Ranger américain et, plus rarement, de l’officier soviétique, qui nous intéressent.

Le Musée d’Histoire Croate (Hrvatski Povjesni Muzej ou HPM) situé à Zagreb³ abrite une vaste collection de photographies, de négatifs et de films traitant de la Seconde Guerre Mondiale. Sur plus de cent mille clichés, un bon millier concerne Vis (pendant et après la Seconde Guerre mondiale).

La collection en question s’est enrichie au fil des années, « depuis 1943 » plus précisément, avec l’idée, comme l’écrit l’historienne et archiviste, Natasa Matausic, de « rassembler et de conserver ce témoignage d’une révolution historique ».⁴  Ces images ont été capturées par des photographes yougoslaves mais s’y retrouvent aussi des photos prises par des Britanniques, des Américains et des Italiens.

Certaines de ces photos ont fait la une des journaux, à l’époque et bien après. Il est vrai que, dans l’entre-deux-guerres, « les hommes et les femmes avaient appris à voir la réalité à travers l’objectif des appareils photo ».⁵ Et comme l’écrit Susan Sontag : « La guerre était et reste le type de nouvelles le plus séduisant et pittoresque. »⁶

La violence de la guerre semble presque absente des photographies prises à Vis (si l’on met de côté celles de soldats blessés, celles de réfugiés exténués ou encore d’avions détruits). En grand nombre, on retrouve des portraits de Partisans et de commandos – de préférence ensemble – sans oublier Tito, leader iconique de la révolution yougoslave. Ensuite, on trouve certains clichés yougoslaves de réunions et de panneaux d’agit-prop, clairement destinés à la propagande interne. « La propagande à l’usage externe différait profondément de l’enseignement doctrinal destinés aux communistes », remarque ainsi Branko Lazitch.⁷

Les photographes yougoslaves et les photographes de guerre anglo-saxons se chargent d’illustrer la nouvelle amitié contre l’ennemi nazi. Les « styles » sont différents mais la quasi-totalité des clichés de Vis se ressemblent bien qu’ils soient destinés à des publics différents, résidant à Split, Londres, Washington ou Moscou.

En parallèle aux images du Musée d’Histoire Croate, nous nous pencherons dans ce M2 sur une série de photos prises par le Sergent Johnson (britannique ; photos en ligne sur le site de l’Imperial War Museum) ainsi que celles de Tito prises à Vis par une star américaine du magazine Life, John Phillips. Phillips écrit dans ses mémoires, à propos de la fameuse photo en contre-plongée des trois grands leaders assis à Téhéran : « J’avais été transféré du job de correspondant de guerre accrédité à un poste auprès de l’Office Américain d’Information de Guerre (ndr : OWI) pour être prêté au Ministère de l’Information Britannique afin d’être le photographe officiel de Churchill à Téhéran »⁸ .

Ce sont des images de « l’après-Téhéran » (nous traiterons à part la période de l’occupation italienne de l’île allant du printemps 1941 à l’été 1943) qui, dans la chronologie de l’évolution des relations entre Alliés, amèneront vite à celles de « Trieste, la dernière phase de la guerre, l’objet de la course la plus indigne entre Alliés rivaux en Europe ».⁹

George Orwell, en 1947, dans sa préface à l’édition ukrainienne d’Animal Farm¹⁰ , explique qu’il a écrit son livre juste après la Conférence de Téhéran, en pensant que ces « bonnes relations » ne dureraient pas longtemps… Les clichés de l’île en 1944 font pourtant illusion.

Avec les radios et les « actualités cinématographiques », avec les journaux ou encore les tracts imprimés par centaines de millions et largués par avion¹¹ , la propagande britannique a surpassé toutes les autres. Orwell, alors propagandiste à la BBC, écrit dans ses « Carnets » : « Toute propagande est mensonge, même lorsque l’on dit la vérité ».¹²

Nous verrons, photo par photo, ce que nous disent les clichés de Vis.

L’île de Vis en 1944 est « un monde autonome »¹³ , une « Arcadie »¹⁴  habitée par des soldats et des réfugiés. Les Commandos alliés sont, pour la plupart, des volontaires et, à en juger notamment par leurs récits, de grands « romantiques ».¹⁵

Les récits et les témoignages de ces Commandos -et, dans une moindre mesure, des Partisans- montrent que de véritables liens de camaraderie se sont noués entre Alliés et Partisans. Plusieurs de ces photos, quand elles capturent une « proximité » entre les Commandos et les Partisanes, seront censurées ( à Londres et en Yougoslavie ; comme indiqué, au dos des positifs aux archives britanniques et croates ).

Venons-en à la photo de la « Revue de la XXVI^ème Division Dalmate de Choc » du 12 septembre 1944, prise à un moment clé – par « l’un des 8 photographes yougoslaves présents sur l’île » ; non-identifié pour cette photo¹⁶   – de cette « lune de miel mouvementée » (le titre français d’un film hollywoodien alors projeté aux troupes alliées sur l’île de Vis, fin de l’été 1944).

Une semaine après ce défilé des troupes dalmates, Tito s’enfuit secrètement de l’île, de nuit, à bord d’un avion soviétique pour rejoindre Staline.

La photo HPM/MRNH-F-592 capture un Tito souriant sur une tribune décorée de tapis et de couronnes, dans le port de Vis. En uniforme clair, il est flanqué de photographes, de drapeaux alliés et des portraits de Staline, Roosevelt et Churchill, sans oublier le nouveau blason de la Yougoslavie, en arrière-plan. En tribune, sur la gauche, on reconnaît les épaulettes carrées de l’uniforme d’un officier de liaison soviétique et le béret de son pendant britannique. Détail : on distingue clairement la mitraillette allemande MP40 portée en bandoulière par le garde Partisan (probablement butin d’un raid sur une île voisine ; depuis août, Vis n’est plus menacée par l’armée allemande).

Tito va faire un discours et remettre des médailles. Hors cadre, dans le ciel, des chasseurs Spitfireyougoslaves de la Balkan Air Force font des acrobaties et, derrière la tribune, quatre bateaux de la marine NOVJ sont ancrés, équipages au garde-à-vous.¹⁷

Joze Pirjevec, célèbre biographe du leader yougoslave, explique dans son récent -et monumental- livre Partizani  que Tito a organisé ce 12 septembre 1944 un grand défilé des 7000 soldats de la Première brigade dalmate à l’occasion du deuxième anniversaire de sa création. Il a surtout prononcé alors un discours « qui a résonné dans le monde ».¹⁸

Jusqu’alors, Tito s’était montré très prudent dans les revendications territoriales yougoslaves d’après-guerre. Ce 12 septembre, il parle d’Alliés « réactionnaires » et revendique Trieste et la Carinthie. Il prononce le désormais fameux slogan « Nous ne prendrons pas ce qui ne nous appartient pas ; nous ne donnerons pas ce qui est à nous ».¹⁹

Le jour même, sur les ondes de la BBC, le Roi Pierre en exil lance un « appel à tous les Yougoslaves de se joindre à l’Armée Nationale de Libération » emmenée par Tito.²⁰

Les Britanniques se berçaient toujours de l’illusion que l’accord « Tito-Subasic » (le nouveau Premier Ministre du gouvernement yougoslave en exil) signé à la mi-juin à Vis permettrait un retour du Roi après la guerre. Mais durant l’été, via la Mission soviétique auprès de son QG, Tito avait demandé à Staline « de le protéger de la pression des Anglais ».²¹

Pirjevec écrit : « A la mi-septembre, lorsque l’Armée Rouge a commencé à s’approcher des frontières de la Serbie, il est devenu clair que Tito ne resterait pas longtemps à Vis. (…)

Apparemment, les Britanniques voulaient garder Tito sous contrôle. (…) Mais Tito avait autre chose en tête : il avait l’intention de répondre à l’invitation de Staline à venir à Moscou. Il savait que Churchill arriverait sous peu à Moscou et voulait l’empêcher de s’entendre avec Staline aux dépens de la Yougoslavie. »²²

En plongeant dans ces images en noir et blanc, saisies, dans leur ensemble à des fins de propagande ou de simple documentation, je tenterai de dérouler les représentations, l’imaginaire, de démonter le décor de l’île. Vaste programme d’anthropologie historique du microcosme de l’île en guerre mais aussi regard sur la révolution yougoslave et les « alliés ».

Dans ce M2, nous alternerons la « vision d’en haut »²³ et le ras du sol en essayant d’entrechoquer les différentes prises de vues avec l’idée de « sentir comme ils ont senti ».²⁴

 

 

Philippe Deprez, M2 Histoire Sociétés modernes et contemporaines dans les mondialisations. Mémoire sous la direction de Julie Le Gac.

 

 

1. AUDOUIN-ROUZEAU Stéphane, La part d’ombre. Le risque oublié de la guerre. Dialogues avec Hervé Mazurel, Paris, Les Belles Lettres, 2023, p.46. [↩]
2. Cf. l’image abstraite du « Poilu » in LE GAC Julie et PATIN Nicolas, Guerres Mondiales. Le désastre et le deuil. 1914-1945, Paris, Armand Colin, 2022, p.106. [↩]
3. Anciennement appelé Musée de la Libération du Peuple –Muzej narodnog oslobodjenja, de 1945 à 1953- ensuite renommé Musée de la révolution du peuple –Muzej narodne revolucije, de 1953 à 1960- puis Musée de la révolution du peuple croate –Muzej revolucije naroda Hrvatske, de 1960 à 1991-, il était plus simplement connu sous le nom de Musée de la Révolution. [↩]
4. MATAUSIC Natasa, Fond Filmske Gradze u zbirci fotografija, filmova i negativa Hrvatskog Povijesnog Muzeja, Zagreb, Hrvatski Povijesni Muzej, 2004, p.9. [↩]
5.  HOBSBAWM Eric, The Age of Extremes, 1914-1991, London, Abacus, 1995, p.193. [↩]
6. SONTAG Susan, Regarding the Pain of Others, New York, Picador, 2004, p.46. [↩]
7. LAZIC Branko, Tito et la révolution yougoslave, 1937-1956, Paris, Fasquelle, 1957, p.81. [↩]
8. PHILLIPS John, Free Spirit in a Troubled War, A photo-reporter for LIFE, 1936-1959, New York, Scalo, 1996. [↩]
9. BARKER Elisabeth, Truce in the Balkans, London, Percival Marshall, 1948, p.209. [↩]
10. https://www.orwellfoundation.com/the-orwell-foundation/orwell/books-by-orwell/animal-farm/preface-to-the-ukrainian-edition-of-animal-farm-by-george-orwell/ [↩]
11. GARNETT David, The Secret History of PWE. The Political Warfare Executive 1939-1945, London, St Ermin’s Press, 2002, p.323. [↩]
12. ORWELL George, The Orwell Diaries, edited by Peter Davison, London, Penguin, 2010, p.322. [↩]
13. MOSSE George, Fallen Soldiers. Reshaping the Memory of the World Wars, New York, Oxford University Press, 1990, p.5. [↩]
14. Id. p.108. [↩]
15. CHURCHILL Tom, Commando Crusade, London, Kimber, 1987, p.220 ; SEGERS Carlo, Donnez-nous un champ de bataille. Les Commandos belges 1940-1945, Bruxelles, Hatier, 1984, p.151. [↩]
16. Selon les propos du fils d’un de ces photographes, Alojsa Gattin. [↩]
17. PRIBILOVIC Kazimir, Cetvrti Pomorski Obalni Sektor Mornarice NOVJ 1943-1945, Beograd, Vojnoizdavacki i novinski centar, 1988,  p.334. [↩]
18. PIRJEVEC Joze, Partizani, Ljubljana, Cankareva, 2020, p.559. [↩]
19. “ Tudje necemo, svoje ne damo ». [↩]
20. STEFANIDIS Ioannis, Substitue for power. Wartime British Propaganda to the Balkans, 1939-44, London, Routledge, 2012, p.237. [↩]
21. PIFFER Tommaso, “Stalin, the Western Allies and Soviet Policy towards the Yugoslav Partisan Movement, 1941-1944”, in Journal of Contemporary History, 2019, vol 54 (2), p.439. [↩]
22. PIRJEVEC Joze, op.cit., p. 565. [↩]
23. AUDOUIN-ROUZEAU Stéphane, C’est la guerre, Paris, Félin, 2020, p.254. [↩]
24. MAZUREL Hervé, Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit, Paris, La Découverte, 2020, p.19. [↩]

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