Illustration : Yvonne, Estelle et Suzanne Pitoun, Paris, 1941,MXII_16659, Mémorial de la Shoah/Collection Guedj

Phrase d’accroche : Charles Pitoun avait treize ans en 1942 . Il a échappé deux fois à la déportation. Voici son histoire.

Quand  j’ai commencé à écrire mon mémoire, j’ai tout d’abord  travaillé sur les déportés mais il m’a été plus difficile de travailler sur les personnes qui n’ont pas été en camp de concentration. Je me suis aussi posé la question : pourquoi des membres d’une même famille n’ont-ils pas étés déportés alors que d’autres l’ont été  ?

Certaines personnes ont fui en zone libre. La famille Benguigui est même retournée en Algérie¹ . Joseph et Louise Levi se sont cachés chez des voisins après la déportation de leurs deux filles ainées² . Mais il est plus souvent difficile échapper aux camps.

Grâce au Mémorial de la Shoah, centre de documentation qui rassemble des informations sur les déportés et sur la Shoah, j’ai pu prendre contact avec M. Alain Guedj, petit-neveu d’Estelle Pitoun et petit-cousin de Charles Pitoun. Il a pu me remettre des notes autobiographiques écrites par celui-ci. J’aimerais vous raconter son histoire.

Charles Pitoun dit Charly est né à Alger. Il a treize ans en 1942. Il habite au 3 rue Marcel Sembat, dans le dix-huitième arrondissement de Paris, avec sa famille. Il a quatre frères et sœurs : Suzanne, dix-neuf ans (mère célibataire n’habitant plus au foyer), Yvonne, dix-sept ans, Emile, quinze ans (qui à ce moment-là était placé dans une institution spécialisée), et André, onze ans.

Sa mère, Estelle est une femme divorcée élevant seule ses enfants. Elle travaille comme femme de ménage pour la Ville de Paris mais aussi pour des particuliers. Elle a donc peu de temps libre. Charles la décrit comme une personne optimiste et combative qui affronte courageusement les difficultés sociales. Elle est très fière d’être française et aime raconter que son père, Eliaou Semouhn a combattu dans l’armée française pendant la Première Guerre Mondiale. Elle est toutefois peu intéressée par la politique. Elle se rend d’ailleurs volontairement au commissariat pour récupérer l’étoile jaune, sans se méfier. « En outre, au plan culturel, elle n’était certainement pas informée des nouvelles dispositions administratives que prenait l’Etat français contre ses coreligionnaires. Elle ignorait probablement le statut discriminatoire qui a été pris contre les Juifs le 03 novembre 1940 et l’abolition du décret Crémieux. Elle n’appréhendait pas la situation politique dans laquelle se trouvait notre pays, et puis, elle était bien trop occupée par ses problèmes personnels ».

Le 10 ou 12 juin 1942, Estelle, Yvonne et André se rendent au commissariat du dix-huitième arrondissement pour récupérer leur étoile jaune. Les policiers décident de garder Estelle et Yvonne au poste sans raison apparente. Charles s’interroge : « Aurait-elle été vindicative à l’égard des policiers ? Les policiers auraient-ils reproché à ma mère son air moqueur, parfois ironique ? En tout cas, j’imagine qu’elle a fait état de sa situation de femme seule, ayant cinq enfants à sa charge et travaillant honnêtement pour les élever ».

Alors qu’il sort de l’école Belliard dans laquelle il est scolarisé, Charles aperçoit son petit frère escorté par deux gardiens de la paix en civil. Il comprend immédiatement le but de ces deux hommes : « André était là pour m’identifier ». Il se rend donc rapidement à leur appartement. A son arrivée, il croise la concierge de l’immeuble qui lui dit que sa mère a été arrêtée.  Il trouve refuge chez ses voisins, Israël Petchikowski et sa femme, Anna, tous les deux nés en Russie³ . Charles pense que comme ils ont connu les pogroms dans leur pays d’origine, ils devaient être davantage attentifs aux politiques antisémites du régime de Vichy : « Nos amis, les Petchikowski avaient une prise de conscience plus aigüe que la nôtre et se méfiaient de leur entourage. Dans leur pays d’origine, ils semblaient avoir vécu de fâcheux et douloureux évènements dont j’avais vaguement entendu parler… ».

A la fin de la journée, les policiers laissent finalement repartir André et les deux enfants sont hébergés quelques temps chez leurs voisins. Leur mère et leur sœur sont détenues à la prison des Tourelles puis au camp de Pithiviers. Charles se souvient surtout qu’elles avaient l’espoir d’être relâchées : « Aussi, dois-je avouer que j’ai eu la naïveté de faire plusieurs visites à la prison des Tourelles, vêtu comme un collégien plutôt fier portant l’Etoile de David en uniforme et capeline… Là-bas, j’ai revu notre mère et notre sœur Yvonne qui avaient bon moral. Elles avaient l’espoir d’être relâchées bientôt et paradoxalement, je n’ai jamais été inquiété au cours de mes visites ». Estelle et Yvonne sont finalement déportées par le convoi N°35 et arrivent à Auschwitz, le 23 septembre 1942. Estelle est morte trois jours plus tard. Nous n’avons pas plus d’information sur Yvonne mais nous savons qu’elle est morte en déportation, à Auschwitz.

Les Petchikowski prennent ensuite contact avec l’Œuvre de Secours aux Enfants. L’Œuvre de Secours aux Enfants est une association qui a permis de sauver plusieurs milliers d’enfants juifs pendant la période de l’Occupation. Elle a ensuite pris en charge les orphelins juifs dans l’immédiate après-guerre. Elle existe toujours aujourd’hui et vient notamment en aide aux enfants placés.

André est ainsi envoyé dans un hôpital parisien et Charles est placé à l’Ecole de Travail Israélite, un centre pour apprentis, comme travailleur agricole⁴ . « Je suis resté dans cet établissement scolaire jusqu’au jour où regagnant en retard l’Ecole de Travail, j’ai vu monter lentement, un à un, à l’arrière des camions, tous les élèves et le personnel du pensionnat ». Il réalise alors que c’est ce retard et cette indiscipline qui lui ont permis d’échapper à la rafle et à la déportation. Ce témoignage nous montre aussi que les survivants doivent parfois leur vie au hasard.

Charles est ensuite placé dans plusieurs établissements puis dans un hôpital jusqu’à la Libération. Il entre au patronage Henri Rollet où il se lie avec Joseph Beaune, le sous-directeur qui lui propose un poste d’éducateur salarié à la Ferté-Imbault (dans le Loir-et-Cher). A dix-sept ans, Charles se fait légalement émanciper. Devenu moniteur d’éducation civique, il récupère également la garde de son jeune frère, André.

Le récit de M. Pitoun témoigne de la solidarité entre voisins dans le quartier des Grandes Carrières, Juifs comme non-Juifs. « Ainsi donc, il me faut rendre un hommage très sincère à tous ceux (connus et inconnus) qui m’ont permis d’échapper à une déportation certaine ». Il souhaite aussi à travers son témoignage lutter contre le négationnisme.

Il a également décidé de s’éloigner de la communauté israélite et a refusé les indemnités proposées par l’État allemand. Il s’est marié en 1950, a eu quatre fils, dix petits-enfants et deux arrière-petits-enfants. Il est décédé en septembre 2022.

Anne Mariotti.

 

1. 2788W3 : Ecole publique de filles sise 3 rue Labori : registre d’inscription des élèves (1932-1959) [↩]
2. ROCHAS, Bénédicte, Témoignage d’Yveline Levi, déportée de France, rescapée, entretien avec DOULUT, Alexandre, Mémorial de la Shoah, 2020, [30 minutes] [↩]
3. D’après le recensement de 1936, D2M8 682 : population de résidence habituelle, 1936, rue Marcel Sembat [↩]
4. Registre des Anciens élèves, Ecole de Travail ORT (1865-1955), http://ortparis.free.fr/Registre/listeregistrecomplete.htm [↩]

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