Dans la France du début du XIXe siècle, recueillir et cacher un déserteur de l’armée était passible de prison. Certains Français et Françaises furent cependant prêts à prendre ce risque pour protéger un inconnu ou, plus fréquemment, un membre de leur famille. Ces cas de « recels de déserteur » témoignent de réticences à satisfaire certaines demandes du pouvoir consulaire puis impérial.

Une nuit de l’été 1805, vers deux heures du matin, trois gendarmes impériaux s’approchent discrètement du hameau de la Grande Bennetouze à Villiers, en Mayenne. Ils ont appris qu’un déserteur y vit dans la clandestinité depuis deux ans, caché par une certaine Marie Joubert et ses enfants. Dans le procès-verbal de l’arrestation, les agents mentionnent qu’après avoir cogné à la porte de la ferme, peu avant l’aube, « la veuve Joubert s’est levée de son lit et a sorti pour avertir leur compagnon déserteur de se sauver, en lui criant par une fenêtre de ses voisins voilà les gendarmes sauve toi ». Les agents fouillent alors les autres bâtiments du hameau et finissent par trouver le déserteur qu’ils recherchent, « caché tout en haut d’un grenier à foin¹ ». C’est un hussard nommé Antoine Malhaurt, qui reconnait s’être enfuit de l’armée trois ans auparavant. Les gendarmes l’emmènent et recommandent de poursuivre Marie Joubert pour « recel de déserteur ». C’est ainsi qu’est dénommé à l’époque ce délit passible de prison.

Le cas de cette Mayennaise n’est pas isolé car la désertion est relativement fréquente dans l’armée consulaire puis impériale. Sur environ deux millions de soldats incorporés à l’époque de Napoléon 1^er, on estime que quelques 10% auraient déserté² . Ils furent donc certainement nombreux à demander l’asile dans des lieux isolés, même s’il est impossible de quantifier précisément ce phénomène. Si le hussard Malhaurt, maçon en Creuse avant son incorporation dans la cavalerie légère, était sans doute un inconnu pour son hôtesse, la plupart des cas de recels de soldats fugitifs semblent plutôt être le fait de la famille des déserteurs. Le gouvernement rend ainsi les parents responsables de l’insoumission de leur fils et la maison familiale paraît être le premier endroit auquel les autorités s’intéressent quand elles apprennent la désertion d’un soldat de leur zone³ .

Certains parents n’hésitent d’ailleurs pas à recourir à la force pour protéger le fils qu’ils cachent. Passant en 1808 devant l’auberge tenue par les Oziol près de Mende, en Lozère, des gendarmes remarquent ainsi une agitation suspecte dans l’établissement et en concluent qu’il y a sans doute là « quelque mauvais sujet recélé ». Effectivement, ils découvrent dans l’auberge un individu (mal) caché dans un coffre qui se révèle être le fils de la maison, un artilleur qui avait déserté deux ans auparavant. Les gendarmes qui tentent de l’amener en prison sont assaillis sur la route à coup de pierres par une demi-douzaine d’individus. Ils se lancent à leur poursuite, laissant le captif entre les mains de l’un d’entre eux qu’ils retrouvent peu après « baigné dans son sang, tenant malgré cela la mère de ce déserteur ». Le gendarme blessé, forcé d’abandonner son prisonnier après avoir reçu plusieurs pierres, est persuadé que la mère du déserteur est l’instigatrice de cette attaque. Les femmes sont d’ailleurs impliquées dans 46% des rébellions liées à l’insoumission militaire à cette époque d’après l’historien Aurélien Lignereux. Il estime que « la défense d’un jeune homme arraché à son foyer correspond à l’aire traditionnelle de l’action féminine⁴ ». Des pères essayent aussi d’arracher leurs enfants insoumis des mains des gendarmes, parfois sous la menace d’armes à feu⁵ .

Les autorités soupçonnent également certains parents d’écrire à leur enfant soldat pour les inviter à déserter et à venir se réfugier chez eux, leur assurant qu’ils y seront en sécurité. Les parents Delpuech, cultivateurs à Trélans en Lozère, sont ainsi poursuivis judiciairement pour avoir « excité leur fils à la désertion ». Le dossier d’instruction contient la copie de la lettre qu’ils sont accusés d’avoir écrit à leur fils le 9 juillet 1807 :

Je viens de recevoir votre lettre du 11 may avec beaucoup de la peine que vous me dites que vous êtes arrivés à Alexandrie [dans le Piémont] 300 et que vous n’êtes que 18, et cependant vous n’avez pas eu le courage de faire comme eux, mais j’espère que de suite la présente reçue, vous ne manquerez pas de venir, parce que tous vos camarades sont venus et je vous prie de venir aussi pourvu que vous soyez dans le pays vous ne risquez rien […], o mon cher fils, si vous savez la peine de vous voir si éloigné de nous vous ne manquerez pas de venir⁶ .

Ce soldat semble avoir suivi les conseils de ses parents, qui nient cependant avoir écrit cette lettre, puisqu’il est arrêté quelques mois plus tard dans sa famille.

Pour tenter de lutter contre la désertion, les autorités menacent les recéleurs et receleuses de peines de prison et promettent des récompenses à ceux qui dénonceraient les déserteurs et leurs protecteurs. Arrêter un déserteur peut notamment permettre d’espérer échapper à la conscription ou de protéger ses proches. La gendarmerie des Deux-Sèvres est ainsi informée en 1808 « par le Sieur Gizon père de Pierre Gizon conscrit de cette ville pour la classe de 1809 qu’il existe dans la commune de Chapelle Bertrand à la métairie de Lorgère un domestique que l’on présume être conscrit fuyard ou réfractaire ». Ce soldat est arrêté après avoir été « trouvé dans un champ à labourer⁷ ». La conscription ayant créé un manque de bras et la situation de hors-la-loi de ces déserteurs pouvant les rendre peu regardants sur le salaire ou les conditions de travail, il est en effet fréquent que des déserteurs gagnent leur vie comme journaliers dans des fermes isolées. Le soldat Marc Desboeufs, désertant en Italie en 1800, témoigne qu’il n’eut gère de mal à se faire embaucher :

Je demandai à un paysan que je rencontrai en chemin de m’indiquer une maison de campagne où l’on eût besoin d’un domestique ; il m’engagea à me présenter à la marquise Ungaro, veuve d’une soixantaine d’années, qui habitait une grosse ferme située à deux lieues de Tarente, à droite de la route. Je dis à cette dame que désirant quitter le corps dont je faisais partie parce qu’il devait s’embarquer pour l’Egypte, je la priais de me prendre à son service sans autres gages que les gratifications qu’elle voudrait me donner si elle était satisfaite de moi. Elle accepta mes offres et me fit endosser de vieilles culottes de cotonnade bleue […]. Ce fut avec beaucoup de satisfaction que je me vis propre et débarrassé de mes guenilles militaires, qui furent brûlées le même jour⁸ .

Le fait de porter assistance à un déserteur ou de le cacher n’étant considéré comme un délit que si cela est fait sciemment⁹ , les cultivateurs évitent parfois de poser des questions sur leur situation militaire aux hommes proposant leurs services et peuvent être plus réticents à embaucher un inconnu quand son statut de déserteur est publiquement connu. Un interrogatoire de la gendarmerie des Deux-Sèvres après l’arrestation d’un déserteur en témoigne : « Lui ayant demandé où se faisait son domicile depuis l’époque de sa désertion [il] a dit que dans le commencement de sa désertion il avait trouvé à se placer mais que depuis que l’on savait qu’il était déserteur il était errant¹⁰ ».

Récompenses et menaces sont donc employées à tour de rôle, avec une certaine efficacité, pour convaincre la population française de prendre sa part à la lutte contre l’insoumission militaire à l’époque consulaire et impériale. Cette injonction n’est cependant pas universellement respectée. Qu’ils prennent en pitié les fuyards de l’armée, désirent profiter de leur force de travail ou essayent de protéger un membre de leur famille, les receleurs et receleuses de déserteurs illustrent le fait qu’une partie de la population de la France du début du XIXe siècle demeure longtemps imperméable à certaines exigences du gouvernement.

Valentine Schira,

Etudiante M2 Histoire contemporaine sous la direction de Claire Fredj

 

1. Rapport de la gendarmerie impériale, résidence de Château-Gontier, 19 messidor an treize (8 juillet 1805). Archives départementales de la Mayenne, R 811.  [↩]
2. Houdaille Jacques, « Pertes de l’armée de terre sous le premier Empire, d’après les registres matricules », Population, 27ᵉ année, n° 1, 1972. p. 27-50. [↩]
3. Le responsable du recrutement militaire dans les Deux-Sèvres écrit par exemple à plusieurs maires : « Je viens d’apprendre, citoyen-maire, que *** conscrits de votre commune sont désertés de la colonne dont ils faisoient partie. Sans doute ils sont rentrés chez eux, où ils se flattent de rester tranquilles ; mais détrompez-les ; je ne souffrirai jamais qu’un conscrit rentre lâchement dans ses foyers ». Journal des Deux-Sèvres, 19 février 1803.  [↩]
4. Lignereux Aurélien, La France rébellionnaire, les résistances à la gendarmerie (1800-1859), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 40. [↩]
5. Notamment « Fangui père » enlevant en 1805 avec une poignée de complices « par force et violence » son fils réfractaire conduit par les gendarmes, sous la menaces d’armes à feu, et le cultivateur Jospeh Talagrand tentant de faire de même pour libérer son fils déserteur en 1810. Journal de la Lozère, 25 juillet 1806 et 5 octobre 1810.  [↩]
6. Copie de la lettre incriminée, dossier d’instruction contre les parents Delpuech, juillet 1809. Archives départementales de la Lozère, 7 U 1/85.  [↩]
7. Lettre de la gendarmerie impériale des Deux-Sèvres au préfet de ce département le 29 mars 1808. Archives départementales des Deux-Sèvres, R 85.  [↩]
8. Desboeufs Marc, Le capitaine Desboeufs, Les étapes d’un soldat de l’Empire, Paris, Picard, 1901, p. 28.  [↩]
9. Forrest Alan, Déserteurs et Insoumis sous la Révolution et l’Empire, Paris, Perrin, 1988, p. 157.  [↩]
10. Lettre de la gendarmerie impériale des Deux-Sèvres au préfet de ce département, mars ou avril 1808. Archives départementales des Deux-Sèvres, R 85.  [↩]

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