Trois conférences touchant de près à l’histoire militaire, c’est assurément un indice fort du renouveau de l’historiographie française autour de cette thématique, longtemps cantonnée hors du champ de la recherche académique ou placée dans l’ombre indépassable du Dimanche de Bouvines de Duby.

La table-ronde « Les Combattants face à la mort sur le champ de bataille, XVI^e – XXI^e » réunissait Catherine Denys (Lille), Gilles Malandain (Versailles Saint-Quentin), Valeria Pansini (Rennes 2) et Clément Weiss (professeur en CPGE) à l’occasion de la sortie concomitante d’Après la bataille, mémoires et usages des champs de bataille du XVI^e siècle à nos jours (Presses Universitaires du Septentrion, 2023) et de 10 août 1792 : la défaite de la monarchie (Passés Composés, 2023).

« Les représentations raciales dans l’histoire, enquête sur les ‘races guerrières’ » permettait à Stéphanie Soubrier (accompagnée de son directeur de thèse, Sylvain Venaire) de proposer un ouvrage « au croisement de l’histoire coloniale et de l’histoire militaire », à l’occasion de la sortie du livre tiré de sa thèse : Les races guerrières : enquête sur une catégorie impériale. 1850-1918 (CNRS éditions, 2023).

Enfin, « Champs de bataille : le renouveau de l’écriture de l’histoire-bataille » donnait l’occasion à J. Lopez de réunir les auteurs des cinq premiers ouvrages de la belle collection « Champs de Bataille » (Perrin) : V. Bernard, I. Cadeau, D. Fiasson, M. Bourlet et lui-même, pour une défense et illustration du renouveau décomplexé de l’histoire-bataille.

Le lecteur curieux trouvera sans mal, sur le programme des Rendez-vous de 2023, de nombreuses autres conférences d’histoire au moins en partie militaire (« Ecrire la Seconde Guerre Mondiale » avec O. Wievorka, « La guerre, un fil rouge », avec S. Audouin-Rouzeau…). Le format synthétique de ce billet ne nous a, hélas, pas permis d’en proposer également une recension.

Chacune de ces trois conférences abordait l’histoire militaire sous un angle distinct que nous nous efforcerons d’illustrer et différencier dans ces comptes-rendus synthétiques.

Les combattants face à la mort sur le champ de bataille, XVI^e-XXI^e  : anthropologie du combat et mémoire de la bataille.

Le champ de bataille, réduit à sa plus simple expression, serait le lieu où les vivants côtoient les morts, où le combattant nouerait une relation avec sa propre mort et celle des autres dans des articulations complexes qui évoluent au fil des époques et combats étudiés par les quatre chercheurs réunis pour cette table-ronde. Le champ de bataille est également le point de départ de la construction d’images mentales fort éloignées de la réalité historique.

Clément Weiss – La période révolutionnaire

H-P Motte, La prise des Tuileries, 1892

Les images de bataille et de combats qui viennent spontanément à l’esprit pour ce qui tient des guerres d’Ancien Régime ressemblent aux scènes du Barry Lyndon de Kubrick : des lignes s’avancent dans un ordre impeccable, les feux de salve fauchent les hommes presque indifférents à leur propre exécution. Ces images mentales, associées au « Tirez les premiers, Messieurs les Anglais ! » de la bataille de Fontenoy (1745) (anecdote incertaine relayée par Voltaire) relèvent des modalités archétypales de la « guerre en dentelle » : honneur, élégance, violence réglée et limitée… qui s’opposeraient aux violences déchainées du « peuple en armes » de la période révolutionnaire.

Les travaux de J. Keegan ou H. Drévillon ont évidemment remis en cause, au moins dans le monde académique, l’idée d’une guerre en dentelles à la violence limitée. L’historiographie récente reprend d’ailleurs, à leur suite, les intuitions de Charles Ardant du Pic (mort en 1870) sur la réalité du combat et la capacité des soldats à maîtriser leur peur. Le dispositif tactique type des batailles d’Ancien Régime, avec deux lignes (sur trois ou quatre rangs maximum) se faisant face, définit en effet une configuration dans laquelle la capacité « morale » des soldats à endurer le feu ennemi est la clef de la solidité de la ligne et le premier facteur de sa dislocation si la troupe ne peut se maîtriser.

Pour reprendre et déconstruire l’anecdote de Fontenoy, notons que depuis le XVIII^e siècle au moins, théoriciens et spécialistes discourent sur l’avantage à ne justement pas tirer en premier. La ligne livrant la première salve découvre en effet sa puissance de feu, laisse le temps à l’ennemi de riposter ou avancer… donnant d’ailleurs potentiellement le sentiment que cette première salve a été totalement inefficace, avec l’effet moral que l’on imagine sur les hommes en train de recharger. John A. Lynn, historien militaire américain, préciserait d’ailleurs qu’inviter l’ennemi à tirer le premier pourrait relever du bon sens à cent mètres de distance, mais les vingt à trente mètres qui séparent les lignes françaises et anglaises à Fontenoy signifient que les Français se présenteraient volontairement devant un peloton d’exécution.

La configuration de la guerre debout est une approche qui innerve les représentations communes. Le combattant en ligne aurait un rapport particulièrement distant à l’idée de sa propre mort et la capacité surhumaine à rester immobile face au danger. Cette esthétique de la guerre perdure bien au-delà de la période fantasmée où elle serait née. On la retrouve typiquement dans la représentation qu’Henri-Paul Motte propose en 1892 de la prise des Tuileries du 10 août 1792, soit à un siècle de distance. Les combats de la journée du 10 août, entre gardes suisses et gardes nationaux sont résumés dans une scène, au pied du grand escalier : Les gardes suisses sont au sommet, debout en ligne face au feu des gardes nationaux en contrebas ; ces derniers utilisent un couvert pour tirer, contrairement à leurs opposants, plus en phase avec l’idée « chevaleresque » d’une indifférence face à la mort, dans un combat désespéré et vain. La réduction chromatique (rouge en haut, bleu en bas) participe à la simplification des combats, tout comme l’absence de fumée ou de civils paniqués (domestiques, dames de cour) qui remplissaient nécessairement encore les couloirs du palais au plus fort des combats.

Cette vision miniaturisée de la guerre en ligne occulte la réalité de ce qu’a dû être cette journée relevant plus de la mêlée chaotique au corps à corps, du règlement de compte sauvage à la crosse et au couteau que de la vision esthétisée d’un combat en ligne réglé, où les Suisses auraient fait preuve d’une maîtrise de soi paroxystique grâce à une éthique, une discipline acquise par la troupe grâce à l’entrainement, le fameux « drill » justement illustré dans Barry Lyndon.

Valéria Pasini – Le drill

Face au feu délivré dans le cadre de la guerre en ligne, la fuite est le seul comportement rationnel spontané de l’individu. La contrainte au feu est l’objet même de la discipline sévère mise en œuvre par les armées d’Ancien Régime. Il faut agir au sein du groupe et forcer l’individu à accepter un comportement non naturel. La peur dans ses dimensions à la fois collective et individuelle doit être apprivoisée. La discipline applique une dimension coercitive, mais doit générer également des automatismes chez les hommes du rang. Son enjeu, c’est l’efficacité.

Une unité d’Ancien Régime doit conserver sa capacité d’opérer, c’est-à-dire la capacité de décision de ses cadres, sa chaine de commandement et donc ses possibilités d’action collective, malgré l’instinct humain qui incite les protagonistes à fuir devant le feu ennemi. Cette vision, cette discipline s’inscrivent dans un moment historique précis et trouve son apothéose dans le modèle prussien du XVIII^e : le drill. Vu depuis la France, elle répond à une exigence programmatique des armées : il s’agit de faire comme… ceux qui gagnent, comme à Rossbach en 1757, défaite française de la guerre de Sept Ans face à Frédéric II. L’armée française y proposerait ici un modèle strictement inversé, cause de sa débâcle.

Mais si la France ne parvient pas à atteindre ce modèle, c’est aussi parce que celui-ci évolue. Dès la fin du XVIII^e siècle et les guerres révolutionnaires puis impériales, le modèle attendu du soldat change. Il doit à présent s’affranchir des automatismes. Ce sont la bravoure, « l’éclat » qui donnent la capacité de faire face à la mort. Le modèle est ici la « gallantry » anglaise. Le soldat révolutionnaire français devient alors l’accomplissement de ce modèle. Réputé fougueux jusqu’à l’excès, il incarnerait à Valmy (1792) une vertu… dont on ne tarde d’ailleurs pas à questionner l’efficacité… Bien sûr, on continue à glorifier la bravoure… tout en cherchant un équilibre : la durée des campagnes impériales tend en effet à faire considérer l’économie de la vie comme un problème central. Commence à être valorisée l’expérience du combat : on sait ce qui se produit au sein de la bulle de violence non par automatisme, mais par expérience. Clausewitz en vient même à calculer une manière de rendre compte de l’expérience du feu pour déterminer à quel moment de l’expérience sensorielle de la bataille se produit une pétrification du soldat. Il s’agit, par le calcul, de rendre cette pétrification « prévisible », pour anticiper son « utilisabilité ». Dans les armées napoléoniennes, on valorise les « vieilles troupes » : celles-ci peuvent même être majoritaires à l’échelle du corps d’armée. Bien sûr, au niveau de la compagnie ou du régiment, on continue à intégrer de nouvelles recrues, mais l’expérience des uns doit percoler dans l’inexpérience des autres jusqu’à rendre l’individu apte à faire face à la mort… en évitant le risque inutile.

Dans l’expérience de stress permanent que constitue le combat (la mort des autres, la peur, les blessures…), certaines expériences peuvent dépasser en intensité la limite de l’acceptable. Les troupes rencontrent alors une forme de point de rupture au-delà duquel le degré de violence est tellement exceptionnel qu’il devient absolument excessif, au-delà du concevable. A titre d’exemple, lors de la campagne de 1810, l’armée de Masséna assiège la garnison portugaise d’Almeida, une forteresse frontalière commandée par un officier anglais. Alors que les Français commencent le bombardement de la forteresse, un projectile fait exploser un dépôt de poudre. Un millier de personnes sont tuées instantanément. Les chroniqueurs du siège sont sidérés, désemparés par un tel niveau de destruction immédiate, jusqu’à juger excessif une telle débauche de destruction.

Catherine Denys – Malplaquet, trente mille morts

Louis Laguerre, La bataille de Malplaquet, 1713

Le 11 septembre 1709 a lieu la bataille de Malplaquet, l’une des rares batailles de la Guerre de Succession d’Espagne (1701-1714). Dans un univers mental d’Ancien Régime qui préfère le siège à la bataille rangée, faire campagne c’est tenir le pays, pas livrer bataille. Les difficultés s’accumulent dès le départ pour la France : Lille est prise en 1708 et les combats progressent vers Paris. Malplaquet est l’engagement le plus meurtrier du XVIII^e siècle, avec trente-mille morts en une journée, de 8h à 15h. L’armée française se retire toutefois en bon ordre, abandonnant le terrain aux Anglais, Impériaux et Hollandais, reconnaissant ainsi sa défaite (qui tient le terrain a « gagné » la bataille).

Louis Laguerre en propose vers 1713, pour le Duc de Marlborough, commandant l’armée anglaise, une représentation moins idéalisée que la journée des Tuileries de Motte. L’armée française s’est retranchée le 10 septembre dans la trouée de Malplaquet, un espace entre deux bois. Toute la journée du 11, les Anglais tentent de traverser le dispositif de Villars et Boufflers, les deux généraux français, sous le feu français. La bataille se décide sur les ailes, le centre étant un échec cuisant pour les unités anglaises. De fait, voyant la progression ennemie sur ses ailes, Boufflers, le commandant français (Villars, blessé, a été évacué en début d’après-midi), décide de sonner la retraite. Mais les Anglais ont subi des pertes très supérieures aux Français, de l’ordre de deux tiers contre un tiers. C’est une véritable bataille de position, la configuration du terrain (huit kilomètres de ligne de feu, quand même) n’ayant pas permis aux armées de manœuvrer.

La Guerre de Succession d’Espagne connait évidemment d’autres batailles sanglantes (Blenheim et ses quinze mille morts en 1704), mais Malplaquet laisse aux contemporains une impression de carnage anormal. Le site est très vite visité par des Anglais et Hollandais qui sont frappés, le soir-même, par la quantité de morts, restés par grappes, à l’endroit où ils étaient tombés lors de l’assaut des tranchées françaises. Dans une certaine mesure, par sa représentation des morts, suffisamment rare pour être soulignée, le tableau de Laguerre fait état de cette sidération. C’est une bataille qui préfigure presque Verdun. On est loin de la guerre en dentelles.

Gilles Malandain – L’après-bataille

Joseph Turner, The Field of Waterloo, 1818

La bataille ne cesse pas lorsque s’arrêtent les combats. Elle se poursuit tant que la mémoire en est conservée. Il s’agit d’une mémoire liée aux lieux. Que reste-t-il sur la durée de l’expérience de la mort sur le champ de bataille ? De quels marqueurs peut-on parler ?

Bien que moins meurtrière que Leipzig, Waterloo, avec ses dix à onze mille morts reste un affrontement particulièrement sanglant des campagnes du Premier Empire. On a longtemps évoqué « quarante mille » victimes, c’est-à-dire, en réalité, le chiffre des pertes, totalisant morts, blessés et disparus.

Turner visite le site en 1817, deux ans après les combats. Il souhaite peindre un tableau de la bataille dans le cadre d’un concours de commémorant la victoire britannique. Il en propose une lecture atypique, mais choquante pour le public contemporain : pas de représentation héroïque propre au tableau d’histoire ; les uniformes sont mêlés, les ennemis s’indifférencient dans la mort, les individus ne sont pas reconnaissables. La critique est atterrée. Alors que l’époque attend une représentation de l’admirable dans le combat, Turner choisit de proposer au spectateur le résultat de la bataille : les morts anonymes. Il proposera d’ailleurs à la suite de cette version une aquarelle de nuit, encore plus sinistre.

Evidemment, deux ans après les combats, Turner n’a pu voir de cadavres sur le terrain. Walter Scott lui-même, qui visite le site dès 1815, indique que malgré l’absence de morts (il a fallu deux à trois semaines pour creuser des fosses communes ou brûler les cadavres français), l’odeur de mort est encore omniprésente, peut-être dans une entreprise de dramatisation de sa visite. Mais de fait, Waterloo est le lieu où s’invente le tourisme de champ de bataille. C’est d’ailleurs l’un des sites les plus visités du XIX^e siècle.

C’est l’un des axes de réflexion d’Après la bataille, mémoires et usages des champs de bataille du XVI^e siècle à nos jours : quel usage mémoriel du champ de bataille après l’événement ? Le champ de bataille est avant tout un lieu de mort. Pour autant, traditionnellement, le mort est peu visible sur les champs de bataille de la première moitié du XIX^e siècle : pas de tombes individuelles, les fosses communes ne sont pas marquées. Le visiteur a le sentiment de marcher sur les morts : ils sont partout, mêlés à la terre, sans lieu dédié. Waterloo propose à peine quelques monuments individuels ou régimentaires. Turner, lui, invite à retrouver les morts à travers un paysage bucolique. Dans sa vision, cela devrait relever de l’expérience de visite d’un champ de bataille. Heine, lors de sa visite de Marengo, « voit » le fantôme de Napoléon et conçoit les morts comme des êtres dénués de mémoire, qui « errent dans ces plaines comme des chiens privés de leur maître. »

Une mutation s’opère toutefois au cours du XIX^e siècle : l’opinion exige une sépulture individuelle ou nominative pour tous les soldats, pas simplement les officiers. C’est à ce moment que l’armée prussienne introduit la plaque individuelle. Chaque homme tombé pourra ainsi être identifié, à défaut d’avoir une tombe individuelle. Les fosses sont de plus en plus signalées et respectées. Dès la Guerre de Crimée, c’est le cimetière militaire qui apparait, dans une entreprise de « nécropolisation » du champ de bataille qui devient un cimetière sans mur. La deuxième moitié du XIX^e siècle voit même apparaître l’ossuaire, qui ne connait pas d’équivalent auparavant et qui propose une forme d’ostentation macabre (Solferino, Bazeilles, Magenta) et le monument aux morts, parfois transnational comme à Solferino.

Conclusion – Qui nous parle de la mort ?

La bataille nous met face au paradoxe du survivant. Qui nous parle de la mort ? Pour les XVII^e et XVIII^e siècles, seuls les officiers témoignent des combats. On ignore comment les hommes du rang vivent la bataille. Dans leurs mémoires, les officiers tendent par ailleurs essentiellement à une mise en valeur de leur action, d’où la peur est absente, même lorsque le narrateur est en mauvaise posture. La qualité des temps n’est pas à la confidence intime et il est inopportun de parler de sentiment personnel avant le mi-temps du XVIII^e siècle. Au plus, le lecteur patient lira-t-il tel officier « refaisant » la bataille : Villars s’est « évidemment » « trompé » à Malplaquet etc. Pour un témoignage des souffrances ou des réalités du combat, il s’agit de lire entre les lignes, à la recherche d’un détail qui fait « tilt ». Ainsi de cet officier anglais à Malplaquet, partisan du prétendant jacobite (et donc du côté français) qui voit ses bottes volées par un soldat dès lors que lui-même tombe blessé.

Audouin-Rouzeau lui-même, en dépit de la quantité des sources disponibles pour le premier conflit mondial, rappelle dans La part d’ombre qu’il est rare de parvenir à appréhender la réalité concrète de la mort d’un soldat pendant la première guerre mondiale : il est possible de reconstituer l’arme responsable, la blessure ayant causé la mort, mais rarement l’enchainement y ayant conduit. Il s’agit évidemment d’un effet de source, les témoignages n’ayant pu être rédigés que par les survivants.

Mais le témoignage du combattant survivant crée aussi un écart. Ainsi de la journée du 10 août 1798 : un certain nombre d’officiers royalistes présents aux Tuileries ont livré un récit de la journée. Les témoignages sont étrangement stéréotypés, entre héroïsation carnavalesque (un sergent suisse tue sept hommes, perd le bras droit tranché d’un coup de hache, mais trouve encore la force de tuer vingt ennemis) et euphémisation pudique. (Les officiers royalistes décrivent tous des scènes de massacre généralisé, mais n’expliquent jamais comment eux-mêmes sont parvenus à sortir vivants de cette journée). L’insistance est sur la violence subie, les frères d’armes perdus… dans une occultation quasi-totale de la violence infligée par eux-mêmes.

On hésite dans l’interprétation entre mauvaise conscience du survivant et une forme d’indicibilité liée à l’usage d’une violence « non-noble » contre des roturiers, à mille lieues de la « bonne guerre » entre gens de mêmes conditions (on en revient au fantasme de la guerre en dentelles). L’usage est aux périphrases vagues (« pris part à la fusillade », « soutenu le feu jusqu’au bout », « sorti à travers les lignes ennemies ») propres à une euphémisation elliptique. Dans la réalité, l’arme à feu du XVIII^e étant souvent défaillante, le combattant en vient vite à la crosse et l’arme blanche, ce qui suggère assurément une part de l’indicible.

Au terme de cette table-ronde, après plusieurs réponses passionnantes aux interrogations du public sur la mémoire des batailles de Louis XIV, l’accompagnement de la bravoure par l’alcool et la menace, le dispositif coercitif que constitue la ligne, l’importance du groupe primaire et son rôle dans la honte qui retient la fuite, ou la bataille comme moment paroxystique où le soldat agit enfin après avoir uniquement subi (la fatigue, la faim, la dysenterie…), c’est sur une notion de permanence que choisit de conclure Valéria Pansini : « La ligne est archétypale. Des Thermopyles à l’Ukraine en passant par Verdun, résister est essentiel dans l’imaginaire occidental de la guerre. »

 

 

Les représentations raciales dans l’histoire, enquête sur les « races guerrières » : analyse d’une catégorie impériale.

La présentation de l’ouvrage de S. Soubrier (Les races guerrières : Enquête sur une catégorie impériale 1850-1918) invite à un pas de côté par rapport au compte-rendu précédent. Ce n’est pas l’histoire militaire qui est à l’origine du travail de la chercheuse, mais un intérêt pour les catégories raciales. Et c’est par le détour de l’historiographie britannique et sa notion de « martial races » que S. Soubrier en est venue à interroger la notion dans les cadres de pensée des officiers français, pendant l’expansion coloniale de la deuxième moitié du XIX^e siècle. Avec, d’ailleurs une seconde interrogation : la notion de « race guerrière » est-elle aussi bien appliquée par les officiers français dans les colonies qu’en métropole ? La question pourrait paraitre incongrue au regard des préjugés de l’époque… mais les Britanniques l’utilisent en premier lieu à propos des Highlanders écossais, avant de la reprendre pour les Sikhs du Penjab et les Gurkhas du Népal.

Le concept est étonnamment peu étudié par les historiens français. S’il est mentionné par les spécialistes des troupes coloniales, il n’a jamais fait l’objet d’une approche systématique¹ . La réticence de l’historiographie française à manipuler le critère de « race » est évidente. Et Tyler Stovall² , cité par S. Soubrier, rappelait d’ailleurs opportunément que « vouloir faire une histoire de la race en France, c’est se promener au milieu d’un champ de mines ». La familiarité du grand public avec la notion passe par la médiation de la fiction : Indigènes ou plus récemment Tirailleurs. A l’image de ce film récent, le concept ne semble d’ailleurs se cristalliser qu’au moment de la Première Guerre Mondiale. Pour autant, la démarche de recherche de S. Soubrier a été guidée par l’idée qu’il s’agit en réalité d’une notion beaucoup plus ancienne et son ouvrage s’efforce d’en retracer la genèse à partir de 1850 et son évolution jusqu’à la Grande Guerre.

De fait, les officiers français utilisent la notion dès 1830. Mais celle-ci est en réalité à ce moment non-discriminante : ils considèrent en effet que l’ensemble de la population algérienne est de « race guerrière ». C’est en 1850, avec la progression française au Sénégal et dans le bassin du Congo, que le concept commence à être utilisé en fonction d’une aptitude supposée à la pratique militaire. L’Algérie est le véritable laboratoire de l’ensemble du fait colonial. Non seulement pour ce qui est du recrutement militaire, mais plus largement pour tout ce qui touche à la classification des populations non-européennes et au discours savant qu’on lui applique. Faidherbe, qui fait la conquête du Sénégal et fonde le corps des tirailleurs sénégalais en 1857, a servi sous Bugeaud en Algérie. Il donne à ses recrues le même uniforme que celui des hommes qu’il commande contre Abd-el-Kader dans les années 1840.

Le concept qui circule et fait souche dans les cadres mentaux des officiers français n’est pas sans paradoxe. En premier lieu, il n’est absolument pas réductible au contexte colonial local. Lorsque Mangin publie sa Force noire en 1910, les axes de son « raisonnement » entre patriarcat, virilité, discipline et individus « durs au mal » pourraient aussi bien s’appliquer… aux montagnards pyrénéens ou aux Bretons… La notion circule mais nait bien en métropole, et évolue en fonction des affectations des officiers coloniaux… sans jamais trouver de théâtre d’application métropolitain, contrairement aux Highlanders britanniques. En second lieu, la catégorie révèle quand même un point commun entre Français et Britanniques : elle s’applique et se duplique plus « facilement » en territoire ultramarin³ . Les Français tendent à oublier leur association avec les Hurons de Nouvelle-France, mais créent leurs unités de Spahis à partir de la matrice indienne des régiments de Cipayes. Enfin, la fortune du concept chez les cadres de l’armée coloniale est aussi liée au fait qu’il est délicat de confier une arme… à un sujet colonisé. Les officiers s’efforcent alors de produire du savoir pour déterminer qui peut être recruté et contrôlé.

Ce ne sont d’ailleurs pas les moindres des paradoxes. La campagne de recrutement de volontaires de Faidherbe de 1857 est… un échec. Malgré la modification de l’uniforme pour le rendre plus prestigieux ou l’augmentation de la solde, le volontariat ne donne que des résultats modestes. Au final, sont qualifiées de « races guerrières » les populations qui acceptent d’être recrutées, pas celles qui se révèlent rétives à l’enrôlement. Notons aussi enfin le décalage entre l’invention du service militaire obligatoire universel, comme apprentissage de la citoyenneté en métropole, et le volontariat dans les colonies (quatorze ans de service), sans finalité de fabrication de citoyens. Si l’armée vante les vertus civilisatrices du recrutement militaire aux colonies, elle n’a évidemment aucune velléité de « civiliser » sur le plan juridique. Les esclaves sont d’ailleurs nombreux à rejoindre les rangs des tirailleurs, contre paiement d’une prime aux anciens propriétaires. Jusqu’à nos jours, l’armée est hostile à toute transparence sur les sommes dépensées et la proportion d’anciens esclaves dans ses rangs.

C’est dans une crise de la masculinité métropolitaine (défaite de 1870, « féminisation » du citoyen comme effet « délétère » de la République…) que s’inscrit la notion de « races guerrières ». Elle comble une inquiétude : les colonies proposeraient un réservoir infini de soldats-nés, quand le Français métropolitain aurait, pour sa part, sombré dans la mollesse d’un confort bourgeois le rendant inapte à se défendre face à l’agression. Mais ce soldat colonial, ce guerrier, qui est-il ? Et que déduire de la catégorie utilisée : « race guerrière » et non « race militaire » ? Il faut que le tirailleur ait conservé une forme de « sauvagerie » le rendant précieux : endurance, force, résistance à la douleur… Le concept est ainsi étiré dans une tension constante entre fantasme de sauvagerie et nécessaire discipline dans les rangs. Assimiler, mais pas trop… au risque de perdre en sauvagerie. S. Venayre considère même qu’il serait plus approprié de parler de « races loyales », c’est-à-dire plus aptes à obéir et se voir confier une arme. Au final, jusqu’où peut-on et doit-on « soumettre » le guerrier ?

Derniers paradoxes d’un concept plus révélateur des cadres de pensée coloniaux que de réalités culturelles effectives : la « race guerrière » ne va pas sans son inverse : la « race non-guerrière ». Les populations indochinoises et malgaches de l’empire sont ainsi réputées être « douces » et peu aptes au combat. Ici encore, la catégorisation fait le grand écart avec la réalité : les populations malgaches ou indochinoises les plus rétives à la soumission sont, par la force des choses, moins intégrées à la matrice militaire… et ainsi taxées de « non-guerrières » en dépit de leur résistance armée. Si ce concept étend le champ de recherche bien au-delà de l’Afrique subsaharienne, il permet, comme un négatif, de comprendre le fonctionnement des catégorisations impériales. Celles-ci sont finalement peu questionnées par les cadres de l’armée. Chaque officier fait son palmarès au gré de ses affectations, sans réelle réflexion sur l’adéquation entre concept et réalité. La catégorisation fonctionne plus par sédimentation, que par mise à l’épreuve du réel. Elle est aussi co-construite. Les Bambaras (groupe plus linguistique qu’ethnique) reprennent à leur compte la mise en valeur dont ils sont l’objet en tant que « race guerrière » par excellence. On retrouve ainsi au sein de l’empire français ce « syndrome gurkha », qui voit le sujet colonial s’emparer d’une notion importée pour en faire un ingrédient de sa culture. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls à reprendre à leur compte des catégorisations existantes : Les officiers français eux-mêmes réinvestissent, sans le savoir des catégories existantes créés par leurs prédécesseurs arabes. Les Bambaras étaient ainsi pour ces derniers, de par leur supposé imperméabilité à l’Islam, une « race » « sauvage » parce qu’animiste et donc guerrière…

 

 

Champs de bataille : le renouveau de l’histoire-bataille : dépoussiérer l’histoire-bataille, sortir de l’ombre de Duby.

L’histoire-bataille est entachée en France d’une mauvaise réputation. Reléguée par les Annales au rang de chose sans importance, pour stratège en chambre, elle apparait tout au long du XX^e siècle comme une sorte d’épiphénomène, non-académique, éloignée de l’histoire « sérieuse ». Les éditions à succès ne manquent pourtant pas au siècle dernier : ouvrages techniques écrits par et pour les militaires, Collection « Bleue » J’ai lu leur aventure, à destination du grand public, Collection Ce jour-là chez Laffont, jusqu’aux deux cents titres de Campagnes et Stratégies chez Economica, lancés en 1987.

C’est évidemment le Dimanche de Bouvines de Duby qui donne, en 1973, un coup de pioche dans les idées préconçues du monde académique. La bataille y est abordée non plus sous un angle « technique » ou « grand public », mais dans une approche anthropologique et culturelle, avec une insistance sur la mémoire de la bataille, fait culturel construit qui existe parce qu’il est dit, raconté, élaboré. C’est dans la continuité de l’illustre prédécesseur que la collection « Champs de bataille », co-éditée par Perrin et le Ministère des Armées, s’inscrit. Les cinq titres existants (le premier, Kharkov 1942 a été publié en 2022) répondent au cahier des charges défini par l’éditeur et Jean Lopez (le rédacteur en chef du magazine Guerres et Histoire) : contexte, ordre de bataille, déroulement, sources inédites ou interrogées sous un angle différent, mais aussi et surtout mémoire de la bataille, sens symbolique qui dépasse souvent la valeur stratégique, ainsi Verdun dans la mémoire française ou Stalingrad dans la russe. Chaque auteur fait, par ailleurs, un sort au qualificatif « décisif » dont on peine à trouver, dans les conflits étudiés, à quelle bataille il pourrait bien s’appliquer.

David Fiasson – Crécy 1346

Seul ouvrage actuel de la collection consacré à un engagement de la période médiévale (contre déjà deux livres consacrés à une bataille de la Seconde Guerre Mondiale), le Crécy 1346 de David Fiasson est peut-être, à date, celui se situant le plus dans la filiation du Bouvines de Duby, tant au niveau de l’intérêt des historiens, que du problème des sources. La bataille médiévale connait en effet au XX^e siècle un désintérêt encore plus grand que ses « homologues » de l’antiquité ou des périodes moderne ou contemporaine. Si Ferdinand Lotte avait été interrogé sur Crécy au début du siècle dernier, il l’aurait qualifiée de « rencontre de hasard », impliquant peu de combattants, dans le cadre d’une représentation minimaliste insistant vraisemblablement sur le refus de la bataille des princes médiévaux.

Or Crécy a vraisemblablement opposé plus de quarante-mille combattants, c’est-à-dire plus qu’à Poitiers ou Azincourt et Edouard III a certainement élaboré une stratégie contraignant les Français à accepter la bataille… Son dispositif défensif, où les archers jouent un rôle clef (décimer les vagues d’assaillants), a été élaboré dans les guerres écossaises, pour être ensuite étendu au théâtre d’opérations français. Le commandement français a sûrement été victime, pour sa part, de la défiance de la jeunesse vis-à-vis d’un Philippe VI âgé (plus de cinquante ans en 1346) et obèse (plus de cent kilogrammes). C’est un problème de charisme du prince français. Son refus d’attaquer par deux fois la position défensive anglaise a plus que certainement été raillé et refusé par les jeunes chevaliers. A l’anachronisme apparent d’une « grossophobie » du XIV^e siècle, Fiasson oppose un passage d’un traité de chasse de Gaston Phébus, Comte de Foix, dans lequel la chasse à courre est celle du jeune chevalier, tandis que la chasse au piège est bonne… pour « les vieux et les gros ».

L’archéologie expérimentale vient aussi au secours de l’historien. La narration de la bataille a longtemps fait l’objet d’une représentation mythique (une volée de flèches obscurcissant le ciel, directement empruntée à Hérodote), donnant à imaginer des longbows anglais faisant mouche à deux-cents mètres et des archers bénéficiant de munitions infinies. Or l’expérimentation a mis en lumière que douze flèches par minute était une cadence intenable et que le projectile du longbow ne traversait pas les armures à deux-cents mètres. La réalité du terrain est alors plus sinistre : les premières victimes des tirs anglais sont les chevaux. Le cavalier français se retrouve coincé sous sa monture et une unité spécialisée anglaise sort des rangs et égorge ou plante une lame dans les interstices de l’armure. La topologie du terrain évolue au rythme où les cadavres de chevaux s’amoncellent, jusqu’à former au centre un « rempart » d’animaux morts, que les charges suivantes doivent contourner sur les côtés. Elles se concentrent en groupes plus compacts, à proximité, à présent, des archers anglais qui tirent en flux tendu à une distance où le longbow devient dévastateur. C’est la deuxième phase de la bataille. Mille cinq-cents chevaliers français restent sur le terrain, soit dix pour cent des nobles de l’armée de Philippe VI.

Si la bataille est restée dans les mémoires, son lieu est peu investi par le tourisme mémoriel moderne. On a même un doute sur l’emplacement des combats. Mais sur le plan social, Crécy est perçue comme l’archétype de la faillite de la noblesse (française) contre le peuple (anglais). Michelet, parmi d’autres, ne résiste pas au plaisir de louer le bon sens paysan des archers gallois, face à la suffisante morgue des aristocrates français⁴ . Paradoxalement, les Anglais semblent avoir plus volontiers « capitalisé » sur Azincourt (« we few, we happy few, we band of brothers »). Il faut se tourner vers le Luxembourg pour un investissement mémoriel conséquent de l’événement. Jean l’Aveugle, roi de Bohême et comte du Luxembourg, est un membre de la coalition menée par Philippe VI. Il meurt pendant la bataille, dans une charge absurde (il est aveugle et enchainé à trois de ses hommes pour ne pas se perdre). Modèle de l’alliance franco-luxembourgeoise (et tant pis pour l’anachronisme) à la veille de la Première Guerre Mondiale, sa dépouille qui a « migré » à travers l’Europe est en enjeu politique. Un grand-duc prénomme son fils « Jean » dans la forme française, en hommage à l’illustre ancêtre. Au XIX^e siècle, Bismarck s’oppose à ce que ses restes regagnent le duché. Il faut attendre le terme de la Deuxième Guerre Mondiale pour que le général Koenig puisse ramener son corps au Luxembourg.

Michael Bourlet – Verdun 1916

L’objet “Verdun” représente un défi pour l’historien. Au milieu d’une historiographie déjà très abondante, quels nouveaux axes de réflexion investir pour renouveler la recherche ? Quelle meilleure illustration de la belle citation d’Hervé Drévillon : « La bataille, un drame sans cesse rejoué, parfois dans l’oubli de son scénario original⁵ »? Peut-être est-il alors opportun de repartir de ce que n’est pas Verdun.

Verdun est avant tout un OVNI dans la conception de la bataille de la Grande guerre :

• C’est un petit champ, à peu près de la taille d’Austerlitz.
• Les combats y durent trois cents jours.
• Ça n’est pas la bataille la plus meurtrière de la Première Guerre Mondiale (Caporetto). Les combats y sont féroces, mais les pertes similaires aux autres engagements du conflit. Au kilomètre carré, les pertes sont évidemment abominables, mais comparées à l’offensive Broussilov (dernière offensive russe d’envergure), cette dernière se révèle bien plus meurtrière en beaucoup moins de temps (juin-septembre 1916).
• Ça n’est pas une bataille « décisive » : au bout de trois-cents jours, les belligérants se retrouvent sur leurs lignes de départs respectives.

Finalement Verdun c’est peut-être [aussi] la bataille des paradoxes : celle d’une « guerre de mouvement dans un mouchoir poche », où les unités manœuvrent… dans les tranchées, où l’artillerie pousse, l’aviation contrôle le ciel. Une bataille sans cesse recommencée, où s’illustrent les plus petits échelons de l’organisation militaire : la compagnie, et même la section, comme à Douaumont où se joue un scénario d’intensité locale, dans une bataille de masse.

C’est un combat éparpillé, qui fait aussi l’objet d’une lutte historiographique. Faut-il suivre la défense pro domo de Falkenhayn (l’objectif stratégique était de « saigner » l’armée française) ? Ou constater simplement que l’offensive allemande s’enlise rapidement, puis que l’état-major s’entête ? Au final, la clef de compréhension de l’impasse de ces trois-cents jours est certainement à chercher dans la différence d’objectifs du commandement central (Falkenhayn cherche une victoire déterminante) et du commandement local (le Kronprinz cherche simplement à réduire un saillant français).

Verdun, bien sûr, c’est d’abord la bataille phare de la mémoire. Lorsque le président Zelensky s’adresse à l’Assemblée nationale en mars 2022, c’est de Verdun dont il parle aux députés français. De bataille mémorielle nationale, Verdun s’est internationalisée jusqu’à devenir le symbole d’une armée qui « tient » chaque pouce de son territoire.

Ivan Cadeau – Okinawa 1945

Changement de continent avec la dernière grande bataille de la Deuxième Guerre Mondiale. Okinawa (avril-juin 1945), théâtre globalement méconnu -comme l’ensemble du Pacifique- du public français est éclipsée dans la mémoire du conflit par Hiroshima et Nagasaki.

Il s’agit pourtant d’une bataille aux nombreux points saillants, révélateurs d’un moment paroxystique de la guerre. L’écart Etats-Unis – Japon y est maximum. La puissance américaine atteint son sommet. Elle lui permet d’assurer une logistique à huit mille kilomètres de ses bases. A contrario, c’est le crépuscule de l’armée impériale. Son Etat-major s’appuie sur des perceptions irréalistes, tandis que son homologue américain excelle dans la mise en œuvre d’un savoir-faire interarmes (corps expéditionnaire de Marines, mille cinq-cents navires, des milliers d’avions). La perception du public associe souvent la bataille au phénomène des kamikazes, dont l’emploi est massif d’avril à juin. Au total une dizaine de vagues de kikusui (le chrysanthème flottant, symbole des unités kamikazes) s’efforcent, en vain, de couler la flotte américaine.

La disparité des objectifs et perception est aussi un facteur de violence : les forces américaines considèrent Okinawa comme un dernier point d’appui avant l’invasion du Japon. Mais la Navy suppose qu’un blocus suffira, tandis que l’Armée de terre et les Marines estiment qu’une action à terre est absolument nécessaire. L’état-major impérial, pour sa part n’envisage que le bain de sang : les opérations ne visent pas à encaisser le choc pour reprendre l’offensive, mais uniquement à « attritioner » l’adversaire. La perception est évidemment erronée et les pertes ne peuvent faire fléchir l’effort américain. Un facteur « moral » s’ajoute aux objectifs américains : il s’agit aussi, dans l’esprit des forces US de « punir » l’adversaire pour Pearl Harbor.

Dernière particularité de ces quatre-vingts jours de combat, enfin : l’imbrication des populations civiles. Non seulement pris au piège entre les belligérants sur le théâtre d’opération, les civils sont aussi acteurs et victimes bien au-delà du front. La pression est militaire, mais aussi sociale et familiale. Si le soldat japonais consent à mourir (quatre-vingts à cent mille morts parmi les troupes japonaises) c’est aussi parce qu’il sait que son comportement aura des résonnances très fortes jusque chez lui. Le 22 juin, Okinawa se clôt comme la bataille la plus meurtrière du pacifique. La discorde entre autorités locales et gouvernement impérial dure longtemps après les derniers feux. La manière dont l’armée a voulu lier son sort au japon a dérouté les civils locaux. La bataille vide de sens, par l’intensité même de sa violence, va jusqu’à disparaître des manuels scolaires de l’archipel.

Vincent Bernard – Gettysburg 1863

Gettysburg porte aussi la marque d’une violence incommensurable et vaine : ni tournant, ni bataille décisive, ses cinquante mille victimes n’empêchent pas la guerre civile de durer deux années de plus. De cent cinquante à cent soixante mille hommes s’affrontent pendant les trois premiers jours de juillet 1863. Cette bataille se situe à l’interface entre les batailles napoléoniennes et les grandes guerres contemporaines. En effet, si les effectifs, tactiques et mentalités sont encore ceux du début du XIX^e siècle, les progrès de l’armement individuel et les pertes en font la bataille la plus disputée et meurtrière de la guerre de Sécession.

Au même titre que Verdun, Gettysburg est un monstre mémoriel. Elle phagocyte la mémoire de tous les autres engagements du conflit opposant l’Union et la Confédération de 1861 à 1865. Elle a beau ne pas être une bataille « décisive », ni même un tournant (au soir du 3 juillet, la situation fait retour au status quo ante), elle incarne à elle seule la guerre civile. Le monstre mémoriel se double d’un monstre bibliographique : on estime que sur les soixante mille travaux consacrés à la guerre civile, plus de dix pour cent se focalisent sur Gettysburg. Pour quelle raison ?

Il faudrait compter en premier lieu la multitude des sources : les récits de combattants sont nombreux, depuis les cadres jusqu’aux hommes du rang. Ces récits tranchent par leur… disparité de perception. Les officiers tendent à montrer leur admiration pour le général Lee, ce « génie du sud », quand les soldats ne cachent pas leur dégoût au sujet, notamment, de la charge de Pickett, au troisième jour de la bataille, qui tourne au massacre. Quinze mille hommes sont jetés en une heure dans un assaut frontal sur une défense préparée par l’Union. Plus d’un tiers des soldats confédérés y trouvent la mort. Gettysburg incarne peut-être la quintessence de la lutte dans une bataille. Ce conflit au sein d’un même peuple, dont chaque partie construit a posteriori un narratif différent, serait le test de virilité ultime de la nation américaine. Ces trois jours se résument en effet peut-être à une dimension strictement « virile » : les deux plus grandes armées de l’époque, commandées par deux chefs réputés (Lee et Meade) : l’issue doit révéler qui est en mesure de surpasser l’autre.

La construction mémorielle, dans sa dichotomie Nord-Sud est révélatrice. Le Sud perçoit la campagne de Lee comme une grande geste. Il s’agit de porter la guerre au nord, pour que le Sud trouve « son » Austerlitz et remporte la guerre. Le Nord, quant à lui, se perçoit comme se défendant d’une agression sudiste. Meade se cramponne et tient le terrain, son « génie » se limitant à une répartition intelligente des réserves. Il trouve, lui,  « son » Waterloo face à Napoléon. Ici comme à Verdun, sont mis en lumière des exploits individuels ou au niveau régimentaire. C’est, par exemple, le Vingtième du Maine qui défend Little Round Top, un événement saillant de la bataille.

L’engagement est en réalité une bataille de rencontre classique. L’armée de Lee tente une invasion du nord pour porter un coup décisif. L’armée de Meade l’attend dans une ville d’importance, à la croisée de dix routes. Elle se retranche sur les hauteurs et contraint Lee à tenter de percer les lignes. Mais la bataille n’a rien de décisif. L’armée sudiste, malgré les pertes, n’est pas détruite, et Lee parvient à se rééchelonner sur ses positions de départ. On ne peut même pas prétendre que si Lee l’avait emporté, le Sud aura gagné la guerre. Au fond, on peut même s’interroger sur ce qu’il cherchait réellement à accomplir : quelle action « décisive » espérait-il mener, avec seulement soixante-dix-mille hommes, loin de ses bases et sans possibilité de ravitaillement ?

 

David Andriamahaleo

Master 1 Histoire des Civilisations Anciennes et Médiévales

Mémoire sous la direction de M. Rajohnson

1. On pensera quand même à l’article de 2011 de Vincent Joly : « « Races guerrières » et masculinité en contexte colonial. Approche historiographique », Clio. Femmes, Genre, Histoire [en ligne], 33, 2011. [↩]
2. Le spécialiste américain de la question raciale en France.  [↩]
3. S. Soubrier renvoie aux travaux d’Heather Streets-Salter.  [↩]
4. On lira à profit et sur une thématique proche l’article de F. Autrand, « La déconfiture. La bataille de Poitiers (1356) à travers quelques textes français des XIV^e et XV^e siècles » in H.M. Keen, C. Giry-Deloison, Ph. Contamine (dir), Guerre et Société en France, en Angleterre et en Bourgogne XIV^e-XV^e siècle, Paris : Septentrion, 1991, p. 93-121. L’autrice y déconstruit l’histoire des défaites de l’orgueilleuse chevalerie française en soulignant que les chroniqueurs semblent raconter non un engagement en particulier, mais LA défaite archétypale, et ses morceaux de bravoure obligés (les chevaliers français chargeant en dépit du bon sens, bousculant leurs propres hommes de pied etc.)  [↩]
5. Hervé Drévillon, Batailles. Scènes de guerre de la Table Ronde aux Tranchées, Paris, Seuil, 2007. [↩]

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