Justus Rosenberg faisait partie du réseau de Varian Fry, à Marseille en 1940, ce groupe chargé par les Etats-Unis d’exfiltrer les grands noms de la culture et de la politique européenne. Entre 2014 et 2017, il s’est livré à plusieurs reprises sur sa vie rocambolesque avant de publier ses mémoires en 2020. Retour sur un personnage d’exception

Son nom vous est inconnu et c’est normal, sauf si vous êtes spécialiste du réseau de Varian Fry à Marseille en 1940-1941,  cet Américain envoyé par Eleanor Roosevelt en France pour exfiltrer l’intelligentsia européenne menacée par le nazisme.

En 2011, après avoir découvert l’existence de ce réseau de Résistants avant l’heure, j’ai décidé d’en savoir plus et j’ai lu toutes les autobiographies existantes sur ce groupe hétéroclite de primo-résistants. Celle de Varian Fry¹ , de Mary-Jayne Gold,² riche héritière américaine qui mit son argent au service du groupe; de Miriam Davenport,³ jeune étudiante américaine en histoire de l’art à la Sorbonne; d’Albert Hirschman⁴ , dit Beamish, le juif allemand combattant vétéran de la guerre d’Espagne; de Daniel Bénédite⁵ , le fonctionnaire français qui a osé dire non et démissionner de son emploi pour agir au nom de ses idéaux; de Lisa Fittko⁶ , la passeuse austro-hongroise qui connaissait les sentiers de la liberté dans le massif pyrénéen par cœur, et de tous ceux qui ont approché de près ou de loin cette cellule qui a permis d’extrader, au nez et à la barbe du régime de Vichy, des personnalités comme André Breton, Marc Chagall, Max Ernst, Lion Feutchtwanger, Heinrich Mann, Franz Werfel et Walter Benjamin (dont le suicide à la frontière espagnole, à deux doigts de la liberté, marquera les esprits du groupe) de fuir la France.

Parmi ces noms, il y avait celui de Justus Rosenberg, alors jeune homme de 18 ans. Ma curiosité naturelle m’a poussé à taper ce nom peu commun dans un moteur de recherche. J’ai alors découvert qu’un dénommé Justus Rosenberg enseignait au Bard Collège dans l’état de New York. Était-ce la même personne ? Ni une ni deux, j’ai envoyé un message, en français, pour savoir s’il était bien l’homme que je cherchais. Et la réponse trois jours plus tard m’a fait fondre en larmes. Il m’attendait pour discuter dès que je le pourrais.

Dans mes lectures, j’avais quitté un Justus Rosenberg de 18 ans. Et c’est un Justus Rosenberg de 93 ans que je suis allée rencontrer quelques semaines plus tard, en mai 2014.

 

Justus Rosenberg est né le 23 janvier 1921⁷ dans la cité libre de Dantzig (aujourd’hui Gdansk), de parents commerçants juifs peu pratiquants. Elève brillant, il sent la montée de l’antisémitisme au lycée et ses parents, craignant pour sa vie, lui proposent de faire ses études à l’étranger. Londres ou Paris ? “Ah Paris, la France, l’amour !”⁸ . C’est donc au lycée Jeanson de Sailly dans le XVIème arrondissement parisien qu’il fait sa rentrée en première, en septembre 1938, sans parler un mot de français. Lors de la déclaration de la guerre, un an plus tard, les communications sont coupées entre la France et l’étranger et Justus doit, pour continuer à payer l’internat, travailler, en plus de ses études. “Pour mes parents, mon bachot, c’était important vous comprenez ?”⁹ . Il sera ouvreur puis figurant au Théâtre du Peuple, aujourd’hui le Théâtre de la Ville, place du Châtelet.

En juin 1940, Justus Rosenberg vole un vélo (“Enfin, il était posé là, je l’ai seulement emprunté…”¹⁰ ) et commence un long chemin pour rejoindre le lycée replié à Toulouse. Bien lui en a pris car les trains étaient bondés et les longues colonnes de véhicules en panne, (“avec des gens et des valises partout, partout !¹¹ ”) étaient la cible de l’aviation allemande.

Arrivé à Toulouse, c’est sur un banc d’une place ronde, avec des immeubles en brique rose¹² , qu’il passe la nuit, ayant perdu dans la débâcle l’adresse où rejoindre le lycée. Errant sans but, il entend alors qu’un cinéma¹³ accueille les réfugiés pour donner un peu de répit et de repos. Il y rencontre Katia Landau¹⁴ , militante communiste autrichienne, en conversation avec d’autres sympathisants. Parlant l’allemand, le russe, le polonais, le yiddish, l’anglais et le français, Justus Rosenberg prend part à la discussion et se lie d’amitié avec une jeune étudiante américaine, Miriam Davenport, en transit à Toulouse, entre Paris où elle a quitté l’université de la Sorbonne, et la Yougoslavie, où se trouve l’homme qu’elle aime.

Elle prend le jeune homme sous son aile et c’est ensemble qu’ils rallient la cité phocéenne, espérant trouver, comme des milliers d’autres personnes, une place sur un paquebot. Miriam Davenport retrouve son voisin parisien, le chansonnier allemand Walter Mehring¹⁵ , à l’époque célèbre et féroce critique d’Hitler. Reclus dans son hôtel, Mehring a entendu la rumeur qu’un Américain était arrivé à Marseille avec des visas vierges et de l’argent plein les poches, pour aider les réfugiés à quitter la France. Mehring, au vu de sa situation politique, pense être sur la liste et demande à Miriam Davenport de se rendre à l’hôtel Splendid, face à la gare Saint-Charles, où Varian Fry a pris ses quartiers.

Ce journaliste de 33 ans avait une liste de  personnalités françaises, allemandes, autrichiennes et italiennes à exfiltrer. Des artistes (dont Walter Mehring), des écrivains et philosophes, des militants socialistes et des anciens membres du gouvernement allemands en exil.

La jeune femme rencontre ainsi Varian Fry, peu après son arrivée à Marseille¹⁶ . Ce dernier, heureux de rencontrer une compatriote, lui propose de travailler pour lui, le temps de retrouver les personnes de la liste, ce qu’elle accepte. Mais très vite, la masse de travail est trop importante, et plusieurs personnes sont ”recrutées” pour aider le réseau qui se développe rapidement. Justus Rosenberg est alors mandaté pour faire ”les courses, le portier et éplucher les patates. J’en ai épluché des patates !!!¹⁷ ” et parfois livrer des faux-papiers sous les interstices des portes où se terraient les réfugiés.

Durant une année entière, Justus Rosenberg va être la personne de confiance, qui sera présente durant  la totalité du séjour de Varian Fry en France, à une époque où les membres du réseau ne restaient qu’entre 5 jours et 6 mois environ. Il va rencontrer André Malraux, André Breton, André Masson, Wilfredo Lam, Max Ernst, Peggy Guggenheim, Victor Serge, Jacqueline Lamba et tous ceux qui seront hébergés directement dans la villa Air-Bel¹⁸ , louée par Mary-Jayne Gold, la riche Américaine, puis par Peggy Guggenheim, en remerciement pour services rendus.

 En août 1941, Varian Fry est expulsé par les autorités françaises et le groupe, amputé de sa tête pensante, vivote tant bien que mal, guidé par Daniel Bénédite, jusqu’en juin 1942. Dès le départ de Varian Fry, Justus Rosenberg, qui a espéré jusqu’au bout pouvoir bénéficier d’un passeport et d’un visa pour l’Amérique¹⁹ , se replie dans le massif du Vercors après une tentative infructueuse de passer par la frontière espagnole et un court séjour en prison.

 Là, il retrouve Jean Gemähling²⁰ , compagnon marseillais du réseau Varian Fry, et se retrouve embringué, sous le nom de Jean-Paul Guiton, dans le maquis du Vercors. Faisant plus jeune que son âge, blond aux yeux bleus, frêle et petit, polyglotte, il se fond dans la population, vivant chez plusieurs logeuses (Madame Anne-Marie dite Anna Sayn à Montmeyran ; Madame X à Romans-sur-Isère ; Madame Damour à Grenoble et s’intègre auprès des habitants comme étant un jeune orphelin alsacien (pour expliquer son léger accent germanique) né à Saint-Malo (les archives ayant été bombardées, aucune vérification n’était possible), venu vivre chez une tante, une cousine ou une amie de ses parents.

Pris dans une rafle le 26 août 1942, il est interné au camp de Vénissieux²¹ , où il rencontre la sœur d’un camarade de lycée, étudiante en médecine, qui lui conseille, pour échapper à une déportation, de simuler une péritonite. Extrait du camp, Justus Rosenberg est transféré à l’hôpital de Grange Blanche, à Lyon, où il est opéré d’une appendicectomie. Durant sa convalescente, il est sorti de l’hôpital par un membre de l’OSE (Œuvre de Secours aux Enfants), dirigée par l’abbé Glasberg²² , qui lui remet des vêtements et un vélo. ”J’ai commencé à pédaler mais ma cicatrice coulait beaucoup. Ça faisait mal, mais je n’avais pas le choix !”²³ . Il rejoint des camarades du maquis dans la Drôme où il participe davantage à la Résistance dans le Vercors. Il retrouve l’identité fictive de Jean-Paul Guiton et sillonne la Savoie, le Vercors, la Provence du Nord pour faire du renseignement. ”J’étais chargé d’aller dans les bistrots, de vendre des lignes pour être dans le bottin, vous connaissez le bottin ?, et d’écouter les conversations pour repérer les Allemands et les gestapistes”²⁴ .

En août 1944, le vent tourne. En patrouille avec deux frères d’armes dans une forêt proche de Loriol-sur-Drôme, il repère au loin un soldat avec “un casque étrange. Mon ami l’a mis en joue, mais j’ai eu une intuition. Nous l’avons suivi avant de l’arrêter. Et de nous rendre compte que c’était un soldat américain. Le débarquement en Provence avait eu lieu et on n’était pas au courant !”²⁵ .

Justus Rosenberg rejoint le 636ème bataillon de tanks destroyers²⁶ et, par sa parfaite connaissance du français, de l’anglais, de l’allemand et du russe, aide à faire le lien avec les FTP, les FFI et les maquisards du Vercors. Avec le 636ème bataillon, il participe à la libération de Lyon, de Dijon puis rentre à Paris, en décembre 1944, au moment où le régiment se dirige vers les Vosges. Il s’inscrit à l’université de la Sorbonne, mais est sollicité en mars 1945 pour participer à l’UNRAA²⁷ (United Nations Relief and Rehabilitation Administration) où il aide au rapatriement des réfugiés dans une Allemagne exsangue.

De retour à Paris en octobre 1945, il reprend les cours à la Sorbonne puis il décide de partir, grâce à l’intervention d’un ami américain et en vertu du GI Bill²⁸ qui permet aux vétérans de bénéficier d‘études financées par le gouvernement américain, il quitte la France en juillet 1946.

Après des études de littérature française et de théâtre, Justus Rosenberg enseignera à l’université de Dayton, Ohio, puis au Bard College²⁹ , dans l’Etat de New-York, jusqu’à ses 97 ans³⁰ , avant que ses forces ne déclinent et qu’il ne décède le 30 octobre 2021³¹ , à l’âge de cent ans.

Justus Rosenberg a été fait Commandeur de la légion d’honneur³² le 30 mars 2017 et, s’il a été heureux et ravi d’apprendre sa décoration, il a soupiré, ému, que ”tout cela arrivait trop tard, bien trop tard³³ “.

Je mesure la chance que j’ai eu de nouer une amitié avec cet homme aussi humble, intelligent, drôle et immensément bienveillant à l’égard d’une apprentie historienne. Sa maison était toujours ouverte, il a partagé sa vie et était ravi d’échanger avec moi, “comme si vous étiez là, à Marseille, en 1940³⁴ .” Justus Rosenberg repose désormais au cimetière du Bard College, aux côtés d’Hannah Arendt, sa collègue et amie.

Faustine BACHELET
M1 EAD Histoire Contemporaine
Mémoire sous la direction de Julie Le Gac

 

BIBLIOGRAPHIE

Autobiographies

BENEDITE Daniel, La filière marseillaise, un chemin vers la liberté sous l’occupation, Paris, Clancier Guénaud, coll. “mémoire pour demain”, 1984.

FEUCHTWANGER Lion, Le Diable en France, préface d’Alexandre Adler, trad. de l’allemand par Jean-Claude Capele, Paris, Belfond, 2010 ; Le Livre de Poche, 2012.

FRY Varian, Livrer sur demande… Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis, (Marseille, 1940, 1941), trad. Edith Ochs, Marseille, Agone, coll. “mémoires sociales”, 2008.

FITTKO Lisa, Le chemin des Pyrénées, souvenirs 1940-1941, trad. Léa Marcou, Paris, Maren Sell et Compagnie, 1987.

GOLD Mary-Jayne, Marseille année 40, trad. Alice Seelow, Paris, Phébus, coll. “Libretto”, 2006.

HIRCHMAN Abert, Un certain penchant à l’autosubversion, Paris, Fayard, 1995.

ROSENBERG Justus, the Art of Resistance. My four years in the French Underground, New York, HarperCollins, 2020.

A propos de Varian Fry

ISENBERG Sheila, A hero of our own, the Story of Varian Fry, New York, Random House Inc, 2001.

MARINO Andy, A quiet American : the secret war of Varian Fry, New York, St Martin’s Press, 1998.

DURANTON-CRABOL Anne-Marie, Alvin Johnson et Varian Fry : au secours des savants et artistes européens (1933-1945), Paris, Houdiard, coll. “biographies américaines”, 2002.

Actes de colloque

Varian Fry, du refuge…, actes du colloque du 19 Mars 1999, première journée, Actes Sud, novembre 2000.

Varian Fry, … à l’exil, actes du colloque du 20 mars 1999, seconde journée, Actes Sud, novembre 2000.

1. https://www.varianfry-france.fr/qui_etait_varian_fry-2.html [↩]
2. https://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=106 [↩]
3. https://text-message.blogs.archives.gov/2021/03/18/the-adventures-of-miriam-davenport-1940-1946-part-i/ [↩]
4. https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2012/12/21/albert-hirschman-economiste-engage-et-autosubversif_1809562_3382.html [↩]
5. https://www.memoresist.org/resistant/benedite-daniel/ [↩]
6. https://www.lamarseillaise.fr/culture/lisa-fittko-les-frontieres-sont-faites-pour-etre-traversees-DI4596225 [↩]
7. https://www.youtube.com/watch?v=e5GCLZOVkKo [↩]
8. Entretien du 13 mai 2014, mené par Faustine Bachelet, archives personnelles. [↩]
9. Ibid. [↩]
10. Ibid. [↩]
11. Ibid [↩]
12. Après recoupement et présentation sur Google Street View, il a reconnu la place Wilson. [↩]
13. Après recoupement et présentation sur Google Street View, Justus Rosenberg a reconnu ce qui est aujourd’hui la Cinémathèque de Toulouse, rue du Taur, cinéma qui avait déjà accueilli des réfugiés de la guerre d’Espagne en 1936. [↩]
14. https://es.wikipedia.org/wiki/Katja_Landau [↩]
15. https://journals.openedition.org/germanica/2807?lang=en [↩]
16. Il est arrivé le 13 août 1940 par train depuis Lisbonne et la rencontre avec Miriam Davenport a probablement eu lieu le 15 août. [↩]
17. Entretien avec Justus Rosenberg mené par Faustine Bachelet, mai 2014, archives personnelles. [↩]
18. https://villaairbel1940.fr/ [↩]
19. Entretien avec Justus Rosenberg, mené par Faustine Bachelet. Archives personnelles. [↩]
20. https://www.ordredelaliberation.fr/fr/compagnons/jean-gemahling [↩]
21. http://www.ajpn.org/internement-camp-de-Venissieux-208.html [↩]
22. http://www.ajpn.org/juste-Alexandre-Glasberg-1275.html [↩]
23. Entretien de Justus Rosenberg mené par Faustine Bachelet, mai 2014. Archives personnelles. [↩]
24.  Ibid [↩]
25. ibid [↩]
26. https://tankdestroyer.net/units/battalions600s/223-636th-tank-destroyer-battalion/ [↩]
27. https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/united-nations-relief-and-rehabilitation-administration [↩]
28. https://www.va.gov/education/about-gi-bill-benefits/ [↩]
29. https://www.bard.edu/ [↩]
30. https://www.nytimes.com/2016/05/01/nyregion/professor-justus-rosenberg-has-a-past.html [↩]
31. https://www.nytimes.com/2021/11/17/nyregion/justus-rosenberg-dead.html [↩]
32. https://newyork.consulfrance.org/Justus-Rosenberg-devient-Commandeur-de-la-legion-d-honneur [↩]
33. Présente au moment du coup de téléphone l’avertissant de sa décoration, je n’ai pas d’enregistrement mais je garde une mémoire très vive de ce moment où la joie se mêlait à la tristesse.  [↩]
34. Mail du 19 juin 2020, archives personnelles.  [↩]

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