Les guerres sont la plupart du temps des périodes qui entravent les recherches intellectuelles et le fonctionnement normal des institutions. Pour autant c’est l’effet inverse qui paraît s’être produit en France durant la Seconde Guerre mondiale. Pour l’Eglise de France, cette période fut particulièrement riche en nouveautés pastorales. Le déclenchement se produisit à la publication du livre La France, pays de mission ?¹ , à l’été 1943. Quoique bref, l’ouvrage surprit ses contemporains et inspira chez un grand nombre un nouvel élan missionnaire.

Ses auteurs, l’abbé Henri Godin, aidé de l’abbé Yvan Daniel, tous deux aumôniers de la Jeunesse ouvrière catholiques (JOC), apportaient des pistes toutes nouvelles pour résoudre le grand défi auquel était confrontée l’Eglise depuis un siècle déjà : ramener à la foi la classe ouvrière tant éloignée de la religion.

On tient à préciser que cet article se veut plus comme un résumé des idées de l’ouvrage, que comme une étude critique. Celle-ci, en effet, nécessiterait un travail beaucoup plus long et approfondi, dont on peut déjà avoir un aperçu dans un article d’Eric Belouet² . On ne pourra donc évoquer que rapidement, en conclusion, les limites de cet ouvrage.

L’échec de l’Action catholique, selon Godin

Le rapport des deux religieux commence par faire l’état de la religion dans les milieux populaires. Le tableau affligeant des masses déchristianisées, quoique plus net que les observations antérieures, n’apporte cependant rien de neuf au vieux constat de la rupture entre la classe ouvrière et le christianisme. En revanche, le texte surprend les lecteurs de l’époque en affirmant l’échec des prodigieux efforts de l’Eglise dans l’entre-deux-guerres pour récupérer le prolétariat. Dans les années 1930, le pape Pie XI avait réformé les mouvements d’Action catholique (regroupement des laïcs au service de l’Eglise) pour en faire le fer de lance de la « reconquête » chrétienne. La Jeunesse ouvrière catholique (JOC), fondée en France en 1927, avait suscité un engouement remarquable et nourrit des espoirs ardents au sein du clergé. Le congrès jubilaire du mouvement, en 1937, avait rassemblé plus de 50 000 jeunes travailleurs. Beaucoup y virent à ce moment la preuve que l’Eglise avait fini par trouver LA solution pour reconvertir la classe ouvrière, après un siècle d’essais décevants.

Le rapport de Godin arrive donc « comme un pavé dans la mare ». A partir de ses propres observations d’aumônier jociste, il prétend que la JOC n’a jamais atteint le cœur de la classe ouvrière. Elle n’a pu en récupérer que « les franges », sans toucher le « mouvement ouvrier », vrai enjeu de la reconquête. Quand, dans de grandes usines de mille ouvriers, on ne compte qu’une dizaine de jocistes après quinze années d’efforts, Godin voit là le signe que le mouvement a atteint son « plafond ». Par une sorte de maladresse inexplicable³ , l’abbé Guérin, fondateur de la JOC, a préfacé l’ouvrage de Godin, semblant acter lui-même l’échec de son œuvre.

Paroisses et monde ouvrier : deux cultures étrangères l’une à l’autre

Pourquoi donc l’Eglise n’aurait-elle toujours pas trouvé la solution au grand défi de son temps ? A cette question, Godin apporte une réponse inédite, qui interpelle ses lecteurs : si les ouvriers ne rejoignent pas l’Eglise, c’est que celle-ci n’est pas encore adaptée pour les accueillir. Qu’est-ce à dire ? Godin insiste sur le fait que le milieu paroissial et le milieu ouvrier sont deux cercles radicalement différents. Ils ont chacun leur propre culture, leurs spécificités sociales qui les rendent imperméables l’un à l’autre. Inviter l’ouvrier à se convertir, c’est-à-dire à rejoindre la communauté paroissiale, c’est exiger de lui un « déracinement » : « Il faut qu’il abandonne … non pas le mal qui était dans sa vie, mais toute sa vie : ses amis, ses relations, ses habitudes, ses sorties du dimanche … » (p. 57)

Cette déculturation est pratiquement rendue impossible par le fait que la paroisse exige une intégration complète. Pour être accepté dans la communauté chrétienne, l’ouvrier doit d’un coup se plier à une pratique religieuse exigeante, dont il ne peut comprendre immédiatement toute la signification ; il doit adopter la culture sociale de l’Eglise, qui reste assez bourgeoise pour l’époque : d’un coup encore, apprendre une nouvelle façon de s’exprimer, de vivre, de se comporter dans la bonne société catholique. Godin pointe ainsi le fait que la paroisse vit en « circuit fermé », dans une culture très exclusive :

« [La paroisse] s’est renfermée sur elle-même, et son grand souci est de se préserver et de se garantir. Les enfants chrétiens fréquentent l’école chrétienne, ils ne fréquentent pas la rue où sont les autres enfants. Les jeunes gens sont au patronage ; ils font de la gymnastique entre eux, ils jouent au foot ou au basket entre eux, mais ils ignorent les camarades avec qui ils prennent chaque jour le métro. Cependant, si l’on ne connait pas les voisins du palier d’en-dessous, on connait toutes les bonnes familles du milieu paroissial. On va au cinéma paroissial, aux fêtes paroissiales, et on y retrouve les mêmes habitués … » (p. 47)

L’auteur prétend donc démontrer que l’Eglise, en appelant les ouvriers à la conversion religieuse, leur impose parallèlement une sorte d’impossible conversion sociale et culturelle. Le plus problématique est que ce passage doit s’effectuer sans transition : la paroisse exige une transformation radicale et immédiate. Ceux qui parviennent à cette métamorphose ne forment qu’un petit nombre de « héros ». Mais un tel niveau d’exigence ne peut pas déplacer les masses.

Pour Godin, la JOC se trouve donc condamnée à l’échec par le fait qu’elle est « emparoissialisée », c’est-à-dire repliée sur la sphère paroissiale. Elle ne peut rayonner comme le noyau sur la masse⁴ . Même quand les jocistes convertissent un ouvrier, celui-ci quitte à son tour son milieu d’origine.

Pour un apostolat de « missions »

Godin dresse alors un parallèle intéressant entre ces quartiers populaires et les missions « indigènes » de l’époque, dont les orientations ont été renouvelées par Pie XI. L’évangélisation a été compromise aux yeux des autochtones dans un premier temps car les missionnaires étaient assimilés à leur puissance coloniale. La conversion était imposée comme une « européanisation ». Dans le contexte de la montée des mouvements indépendantistes dans l’entre-deux-guerres, les missionnaires se retrouvaient donc de plus en plus discrédités. Pie XI répond à ce problème en promouvant la formation d’un clergé local, mieux accepté de la population, et plus respectueux de sa culture.

Depuis la même période, l’Eglise a tendance à considérer les quartiers populaires comme des « terres de mission ». Mais elle n’en a curieusement pas tiré des conséquences apostoliques semblables. Godin, en proposant ce parallèle de la mission indigène, invite à adopter les mêmes méthodes modernes d’apostolat en France. C’est à l’Eglise d’épouser la culture du milieu qu’elle veut transformer, et non aux ouvriers d’adopter la culture paroissiale, « nécessairement » bourgeoise.

Pour cela, Godin propose, sans pouvoir le définir concrètement, d’installer au cœur des quartiers ouvriers de « petites communautés chrétiennes », distinctes de la paroisse traditionnelle. Ces communautés seraient comme de petites « missions » en pays païen, au fonctionnement autonome et plus souple qu’en terre chrétienne. Le petit groupe de chrétiens missionnaires, partageant les conditions de vie des ouvriers, agirait comme le levain dans la pâte : « Nous avons à mettre dans chaque pâte un peu de levain, un petit noyau organisé et conquérant »⁵ .

Cette stratégie implique des changements de perception sur l’apostolat, qui semblent inédits pour l’époque. L’Eglise missionnaire doit en particulier se dépouiller de ce que Godin nomme son « triomphalisme », pour vivre humblement sur une terre étrangère. Elle ne doit plus requérir une conversion radicale et immédiate, ni faire des sacrements (baptême entre autres), de la pratique religieuse et de la discipline chrétienne sa priorité. Elle doit d’abord faire la preuve de sa richesse morale en apportant les valeurs évangéliques. L’apostolat doit être patient et n’espérer de fruits que sur le long terme. Il doit se faire dans la délicatesse, par le respect de la liberté de conscience et de la culture sociale. Godin propose un renouvellement du « catéchuménat », qui puisse permettre aux ouvriers d’intégrer l’Eglise, sans pour autant qu’ils aient à remplir toutes les exigences de la religion.

Les raisons d’un succès

Godin, en lançant ces pistes, n’a peut-être pas conscience de tous les renouvellements théologiques qu’elles impliquent. Son rapport sur l’apostolat dans le milieu ouvrier nourrit les recherches religieuses de l’époque, qui murissent les réformes doctrinales du concile Vatican II. En accordant à l’esprit évangélique une place plus importante que les sacrements et la pratique, Godin annonce déjà le principe de la primauté de la conscience que définiront les pères conciliaires ; en appelant à l’élargissement de l’Eglise, on se détache de même de l’idéal de chrétienté médiévale pour revenir aux formes de l’Eglise inclusive des premiers temps. De même, comment ne pas voir dans l’appel à des communautés missionnaires une préfiguration du rôle joué par les prêtres-ouvriers à partir de 1945 ?

En définitive, d’où tient La France, pays de mission son surprenant effet ? D’abord par l’audace de sa réflexion, qui parvient à s’extraire des cadres de pensée traditionnels de l’Eglise. Alors que l’avis dominant tendait à attendre que les ouvriers reviennent aux portes d’une Eglise sûre d’elle-même, Godin ose inviter les catholiques à partir à la rencontre des travailleurs et à les accueillir dans l’Eglise avec leurs faiblesses. Plutôt que de convertir intégralement les « païens », l’Eglise doit accepter de contenir en ses rangs une part de pécheurs, de chrétiens imparfaits, en chemin catéchuménal. C’est l’idéal des missions étrangères transplanté dans les banlieues françaises.

Eglise bourgeoise, coupé du monde, Action catholique inefficace ? Quelles limites mettre à l’ouvrage de Godin ? L’engouement n’a pas été unanime à la réception du livre. La JOC le perçut en effet comme un désaveu de l’apostolat des laïcs. Affirmer que ses efforts furent un échec, c’est peut-être passer en effet un peu rapidement sur le rayonnement du mouvement tant avant qu’après la guerre.

Pourtant, il faut remarquer que l’ouvrage, quoi que présenté par la suite comme un manifeste progressiste, se tient en fait bien loin de tout combat idéologique. La France, pays de mission, semble bien se situer entre deux positionnements divergents : l’idéal de reconstitution d’une société chrétienne d’une part, le mouvement de libération ouvrière d’autre part. Bien qu’il préfigure l’expérience des prêtres-ouvriers qui basculera in fine dans la lutte des classes, le livre se tient à l’écart des combats sociaux. Dans une perspective exclusivement pastorale, il propose des clés pour apprendre l’Eglise à apporter aux ouvriers les richesses humaines des Evangiles.

D’un côté, Godin semble prendre ses distances avec l’idéal de rétablissement d’une société intégralement chrétienne, en admettant que l’Eglise doit avant tout offrir les valeurs de l’Evangile. De l’autre, il est tout aussi surprenant de constater que le livre n’évoque absolument pas les conditions de vie des ouvriers pour expliquer leur éloignement. Plutôt que de se focaliser sur les réformes sociales et la lutte politique, Godin interpelle l’Eglise sur son domaine propre.

Cette réflexion stimule par la suite la vague d’expériences pastorales lancées à partir de la guerre. Le cardinal Suhard⁶ crée ainsi la Mission de Paris, pour former des prêtres issus du milieu ouvrier, puis lance dans l’aventure les prêtres-ouvriers à la Libération. Nombre d’entre eux diront avoir trouvé leur vocation missionnaire à la lecture de l’ouvrage.

Henri Grossin

Master 2 d’histoire contemporaine à Nanterre

Mémoire en cours sur la JOC, sous la direction de François Chaubet

 

Sources bibliographiques :

Belouet, Eric. « Quand la solution était le problème : la JOC face à la fièvre missionnaire de l’après-guerre ». Histoire et missions chrétiennes, 2009, 113 à 129.

Cole-Arnal, Oscar L. Prêtres en bleu de chauffe. Les éditions ouvrières. Paris, 1992.

Godin, D., et Y. Daniel. La France, pays de mission ? Ed. de l’Abeille, 1943.

Le Goff, Jacques, et René Rémond. Histoire de la France religieuse. Vol. Tome 4, Société sécularisées et renouveaux religieux, XXe siècle. Paris, France: Seuil, 1992.

Pierre Pierrard, Georges Guérin…, une vie pour la JOC, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 1997, p. 224.

1. Godin et Daniel, La France, pays de mission ?, éditions de l’Abeille, Lyon, 1943. [↩]
2. Belouet, Eric. « Quand la solution était le problème : la JOC face à la fièvre missionnaire de l’après-guerre ». Histoire et missions chrétiennes, 2009, 113 à 129. [↩]
3. Pierre Pierrard rapporte ce témoignage de Guérin : « Au moment de la confection définitive de l’ouvrage, je n’ai pu réaliser l’effet de malaise que pouvait produire tel ou tel chapitre » (in Pierre Pierrard, Georges Guérin…, une vie pour la JOC, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 1997, p. 224. [↩]
4. Métaphore utilisée par l’Action catholique dans l’entre-deux-guerres [↩]
5. Page oubliée [↩]
6. Dans un texte dont la référence nous a échappé, il raconte avoir lu le livre de Godin d’un trait, en une soirée, tant il était bouleversé par son propos. [↩]

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