L’exposition « Roads not Taken. Or: Things could have turned out Differently » présentée au Deutsches Historisches Museum (musée historique allemand) de Berlin du 9 décembre 2022 au 11 janvier 2026, se propose de revenir sur les moments décisifs de l’histoire allemande des 19e et 20e siècles – mais d’y revenir au moyen d’un regard rétrospectif, c’est-à-dire en remontant le temps depuis 1989 jusqu’à 1848, et en confrontant les tournants réels à ce qui aurait pu se produire si divers facteurs n’étaient pas intervenus. L’exposition explore ainsi, le long de quatorze césures marquantes de l’histoire allemande, les probabilités d’une histoire non réalisée.

« Roads not Taken » présente une double originalité pour le moins inhabituelle dans les musées d’histoire, dont les expositions sont habituellement construites suivant un ordre chronologique qui s’applique à expliquer ce qui a été, et non ce qui aurait pu être. Le Deutsches Historisches Museum, en étroite collaboration avec l’historien Dan Diner, montre quelles autres options, possibilités et événements auraient pu se produire. Mais, comme le rappelle le président du musée Raphael Gross¹ , l’exposition explore ces « possibilités » sans toutefois tomber dans la fiction. Il s’agit au contraire de faire ressortir plus clairement les événements réels, car percevoir les différents possibles nous permet de mieux comprendre la réalité telle qu’elle s’est produite.

            Un double parti pris qui nous permet de réfléchir aussi bien sur l’histoire allemande des deux derniers siècles, que sur la discipline historique et la manière même de faire de l’histoire et de la présenter au grand public.

Le parcours commence en 1989 avec les « manifestations du lundi  »² des citoyens opposés au régime communiste en République Démocratique Allemande (RDA), à savoir des manifestations pacifiques qui se sont déroulées de manière répétée à Leipzig puis dans d’autres villes de RDA et ont abouti à la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989. En mettant en parallèle cette révolution avec les manifestations de Tian’anmen à Pékin, qui ont débuté le 15 avril 1989 et qui ont débouché sur le «  massacre de Tian’anmen » du 4 juin de la même année, l’exposition se demande ce qui aurait pu arriver en Allemagne si les manifestants avaient été, comme à Pékin, brutalement réprimés par le pouvoir en place.

Cette hypothèse, cette question, n’est pas formulée au hasard. Comme le rappelle l’historien Antoine Prost dans ses Douze leçons sur l’histoire, « tout historien, pour expliquer ce qui a été, se demande ce qui aurait pu être ³ », « l’expérience imaginaire⁴  » qui, si elle s’appuie effectivement sur l’imagination, ne propose non pas des hypothèses délirantes mais bien des hypothèses qui « s’ancrent résolument dans le réel et s’inscrivent dans les faits reconstitués par l’historien ⁵ ».

Aussi l’exposition justifie-t-elle le choix, parmi toutes les questions que l’on peut se poser sur la chute du mur de Berlin, de mettre en lumière en particulier  celle de la répression des manifestations du peuple. Le parallèle avec la situation en Chine, à Pékin, est justifié par le fait que le Sozialistische Einheitspartei Deutschlands (SED), à savoir le parti communiste unifié d’Allemagne en RDA, avait à plusieurs reprises tenté de justifier les mesures prises par les autorités chinoises. Ce qui laissait à penser que le SED agirait de manière semblable si des manifestations s’opposant au parti venaient à prendre trop d’ampleur. Ainsi, documents à l’appui, l’exposition montre qu’un scénario comparable à celui de Pékin aurait pu se produire à Leipzig ou à Berlin.

Toutefois on pourrait reprocher à l’exposition de ne pas aller suffisamment loin dans son hypothèse, dans sa construction imaginaire. Le cartel de texte s’arrête au fait que Erich Honecker, alors chef du SED, aurait pu réprimer brutalement les manifestations à Rostock, Eisenach, Dresde, Berlin ou encore Leipzig. Et alors ? Quelles conséquences cela aurait-il eu ? La chute du mur n’aurait-elle pas eu lieu ? Pas à ce moment-là ? Pas dans ces conditions ? Voilà les questions auxquelles l’audience reste sans réponse. Or sans hypothèse(s) formulée(s) en réponse à ces questions, la démarche même de l’exposition semble inaboutie.

 

            Dans son Introduction à la philosophie de l’histoire, le philosophe Raymond Aron formule la manière dont l’historien cherche les causes d’un phénomène – dans notre cas la chute du mur de Berlin en 1989 – : «  Si nous cherchons la cause d’un phénomène, nous ne nous bornons pas à additionner ou à rapprocher des antécédents. Nous nous efforçons de peser l’influence propre de chacun. Pour opérer cette discrimination, nous prenons un des antécédents, nous le supposons, par la pensée, disparu ou modifié, nous tâchons de construire ou d’imaginer ce qui se serait passé dans cette hypothèse⁶  » Or pour mesurer l’influence d’un antécédent il faut imaginer jusqu’au bout ce qui se serait passé si le dit antécédent avait disparu ou été modifié.

            En sortant de l’exposition, l’audience est certes convaincue que les choses auraient pu se passer autrement et, entre autres, que les manifestations pacifiques de 1989 en RDA auraient pu être violemment réprimées. Mais l’on peut s’interroger sur l’importance du caractère pacifique sans répression de ces manifestations sur la suite de l’histoire et donc sur la chute du mur de Berlin.

À la fin de l’exposition, la station de jeu « Automne 89 – Dans les rues de Leipzig » invite les visiteurs à prendre part à un roman graphique interactif et à endosser le rôle d’une personne (sur sept personne différentes disponibles) ayant participé aux manifestations pacifiques du 9 octobre 1989 à Leipzig. Ce jour-là, plus de 70 000 personnes sont descendues dans la rue pour protester contre le régime de la RDA. Beaucoup craignaient que l’État ne réprime violemment la manifestation. Les événements qui allaient entrer dans l’histoire comme des moments clés de la “révolution pacifique” étaient loin d’être prévisibles. Ils ont été le résultat de décisions et d’actions concrètes, mais aussi en partie de circonstances fortuites. Dans le roman graphique, le déroulement de cette journée historique peut être reconstitué et influencé par les décisions de l’audience. Le jeu peut également être joué en ligne sur le site internet : www.dhm.de/herbst89 

            L’exposition aborde en outre rétrospectivement des thèmes tels que l’Ostpolitik, la construction du mur, la guerre froide, la prise de pouvoir par les nationaux-socialistes, l’explosion ratée du pont de Remagen en 1945, la tentative d’assassinat d’Adolf Hitler en 1944, la destitution du chancelier Brüning en 1932, la révolution de 1918, le déclenchement de la Première Guerre mondiale en 1914 ou encore la guerre austro-prussienne de 1866. 

            « Roads not Taken » s’est donnée pour mission de permettre de voir des faits connus sous un jour nouveau et d’encourager la compréhension de la principale ouverture de l’histoire en tant que résultat de constellations et de décisions, d’actions et d’omissions. La perspective est novatrice et inhabituelle pour un musée d’histoire. Pour l’historien, elle expose avant tout une méthode, commune et indispensable à tous les historiens : “construire des évolutions irréelles est le seul moyen d’échapper à l’illusion rétrospective de la fatalité”⁷ .

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Clara Wilhelm

M2 EAD histoire contemporaine,

sous la direction de Raphaëlle Branche

1. Roads not Taken. Or: Things could have turned out differently – Deutsches Historisches Museum, [https://www.dhm.de/en/exhibitions/roads-not-taken-oder-es-haette-auch-anders-kommen-koennen/]. [↩]
2. Boucebci Matthias, « Un prélude à la réunification allemande : retour sur la manifestation du lundi 9 octobre 1989 à Leipzig », Guerres mondiales et conflits contemporains, n^o 1, vol. 237, 2010, p. 109‑124. [↩]
3. Prost Antoine, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996, p.179. [↩]
4. Ibid, p.175 [↩]
5. Ibid, p.185.  [↩]
6. Aron Raymond, Introduction à la philosophie de l’histoire ; essai sur les limites de l’objectivité historique, Paris, Gallimard, 1948, p. 164.  [↩]

7. Prost Antoine, Douze leçons sur l’histoire, op cit., p.183. [↩]

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