Alors que les femmes n’ont longtemps pas été considérées comme des sujets de recherche historique, il est aujourd’hui difficile pour le chercheur de débusquer la gent féminine dans les sources. Tel est le cas des archives hospitalières, dont le contenu est très majoritairement le fruit des hommes. Cet article met en évidence les difficultés rencontrées pour trouver les femmes dans les sources hospitalières et les biais que cette recherche peut engendrer. 

Les travaux consacrés à l’histoire des femmes se multiplient depuis les années 1970, après que le genre féminin a longtemps été exclu de la recherche historique. En 1998, Michelle Perrot s’émouvait, dans un ouvrage au titre évocateur, « Les femmes ou les silences de l’histoire¹  », de cette éviction des femmes du contenu de l’écriture historique. En 2022, la journaliste et essayiste Titiou Lecoq publiait « Les grandes oubliées : pourquoi l’histoire a effacé les femmes²  », préfacé par Michelle Perrot, ouvrage de vulgarisation dans lequel elle prétend réinscrire les femmes dans l’histoire dont elles auraient été rejetées.  

L’écriture historique a en effet, pendant bien longtemps, laissé de côté les femmes. Certes, des « grandes femmes » sont parvenues à acquérir une existence historique, de Cléopâtre à Simone Veil. Elles ne représentaient pour autant pas la masse du genre féminin qui, avant les années 1970 et la tenue des premiers colloques d’histoire féminine et du genre, n’avaient qu’une existence historique extrêmement réduite.  

La relégation des femmes dans l’écriture historique est sans doute liée, en premier lieu, à la condition féminine elle-même dans les millénaires qui nous ont précédés. Longtemps les femmes, subalternisées, ne sont pas apparues comme des sujets d’histoire, celle-ci étant alors essentiellement une « histoire bataille » menée par les hommes. L’avènement d’une histoire plus sociale aurait toutefois pu débusquer les femmes et en faire des sujets dignes d’une écriture historique, celle-ci venant précisément s’intéresser, notamment, à l’existence des individus « ordinaires » y compris dans l’intime quotidien dans lequel les femmes étaient le plus souvent cantonnées.  

La principale difficulté pour l’historien, ou l’apprenti historien soucieux de s’intéresser à un pan de l’histoire des femmes, est cependant de trouver des sources sur lesquelles s’appuyer.  

L’hôpital est, a priori, un lieu d’étude idéal pour l’histoire des femmes. L’institution hospitalière a été (et reste) un espace particulièrement féminisé dans lequel plusieurs conditions féminines cohabitent. Elle abrite en effet des patientes, mais également des professionnelles de toutes sortes, qu’elles soient religieuses ou laïques, avec l’avènement entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe de nouveaux métiers féminins, notamment les sages-femmes et les infirmières. Enfin, des femmes extérieures à l’hôpital interviennent également, notamment par les entreprises de bienfaisance. A première vue donc, les femmes, bien présentes à l’hôpital, seraient donc susceptibles d’être visibles dans les sources.  

En réalisant des recherches pour mon mémoire de Master 1 sur le sujet « Les femmes de l’Hôtel-Dieu de Rennes, 1858-1914 » aux Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, visant à évaluer la situation de la condition féminine dans cet établissement, il m’est pourtant rapidement apparu que ces femmes ne s’imposeraient pas devant mes yeux, et que des techniques particulières seraient nécessaires pour les débusquer dans les sources. Les difficultés sont encore plus prégnantes pour poursuivre le travail à l’Hôpital Saint-Jacques de Besançon, les femmes se révélant encore plus discrètes dans les Archives départementales du Doubs.  

En effet, pour qui veut étudier l’histoire hospitalière au tournant des XIXe et XXe siècle, l’analyse de plusieurs grandes catégories de sources s’impose.  

Afin de pouvoir apprécier l’organisation globale de l’établissement, les règlements intérieurs sont précieux en ce qu’ils décrivent la vie quotidienne de l’hôpital et parfois son évolution sur plusieurs années, ainsi que les obligations imposées aux patients et aux professionnels. Si les règlements évoquent parfois des distinctions entre hommes et femmes (c’est souvent le cas pour les rations de nourriture distribuées aux patients, par exemple), il est très difficile d’y trouver des distinctions notables entre les deux genres.  

Les délibérations des commissions administratives présentent également un intérêt non négligeable. Véritables directions des hôpitaux, ces commissions sont, à l’époque, exclusivement composées d’hommes, souvent des notables. Elles délibèrent à échéance régulière sur l’ensemble des problématiques, parfois très concrètes, de l’établissement. Ainsi, ce sont ces commissions qui, sous la néanmoins étroite surveillance du préfet, décident de l’ouverture d’un cours d’infirmiers et d’infirmières, de la conclusion d’un traité avec une congrégation religieuse, etc. Des événements dans lesquels les femmes peuvent poindre, au beau milieu d’un océan d’autres décisions ne leur donnant aucune existence. De plus, les délibérations des commissions sont des décisions administratives, rédigées comme telles, ne laissant paraître bien souvent aucun des débats ayant précédé leur adoption. S’il est donc possible d’y prendre connaissance de quelques événements, elles sont le plus fréquemment trop pauvres pour permettre d’apprécier plus précisément la condition féminine dans l’établissement.  

Les registres, qu’il s’agisse de ceux recensant les entrées et sorties de patients ou l’état du personnel à l’hôpital, sont quant à eux d’un intérêt non négligeable, notamment statistique. Ces registres permettent d’abord de caractériser l’absence des femmes de certaines professions ; c’est le cas des médecins et de l’ensemble des professions administratives quelque peu qualifiées. Ils permettent, de façon surprenante, de constater la mixité de certains métiers que l’on aurait pu penser exclusivement féminins ; c’est notamment le cas des infirmiers dans la seconde moitié du XIXe siècle, à Rennes comme à Besançon. Les registres contiennent également l’identité des religieuses hospitalières pour ce qui concerne leur nom (pouvant orienter le chercheur vers une origine géographique ou sociale), leur date de naissance, leur entrée à l’hôpital et leur service d’affectation. Enfin, pour les patientes, les registres permettent d’apprécier le plus souvent leur âge, leur parentèle, leur lieu de résidence et, parfois, leur pathologie. Ces registres permettent donc d’établir un état de la population hospitalière féminine et constituent sans doute le type de sources tout à la fois le plus aisément trouvable et analysable.  

Enfin, les sources les plus riches sont sans aucun doute les correspondances qui, à l’hôpital, sont nombreuses. Elles sont quasi systématiquement le fait des hommes, avec la notable exception des religieuses hospitalières qui, par la voix de leur supérieure, sont les seules femmes autrices de correspondances. Celle-ci laisse, sinon, la seule voix des hommes s’exprimer ; celle des médecins, des administrateurs, des religieux, des maires et des préfets voire des ministres.  

Il arrive que ces hommes s’expriment au sujet des femmes ; il s’agit là des sources les plus précieuses pour l’historien, car elles permettent d’apprécier le regard que portent les hommes sur les femmes. Si les archives d’Ille-et-Vilaine sont bien dotées en la matière, de nombreux échanges épistolaires ayant été conservés, les fonds des archives du Doubs laissent essentiellement la part belle aux décisions administratives exposées plus haut. Les correspondances sont moins nombreuses et celles qui ont été conservées sont plus policées qu’à Rennes, où les hommes ont semblé exprimer leurs vues sur la situation des femmes de manière bien plus affirmée. Les débats semblent également y avoir été plus animés, notamment sur la question de la laïcisation qui, si elle n’a pas été mise en œuvre à la fin du XIXe siècle, a été envisagée bien plus sérieusement qu’à Besançon. 

Nous touchons là du doigt d’un premier biais ; les sources relatives aux femmes, à l’hôpital, sont le fruit des hommes. S’il est incontestablement précieux, pour qui s’intéresse à la condition féminine, de pouvoir analyser la perception que les hommes ont des femmes, la conscience que les femmes ont d’elles-mêmes et le regard qu’elles portent sur elles est presque totalement absent des corpus. Tout au plus les quelques sources émanant des religieuses, dont l’on peut s’interroger sur le fait de savoir si leur condition religieuse ne l’emporte pas sur leur genre, laissent supposer une absence, pour ce qui les concerne, de réflexion spécifique sur la condition féminine et en tout cas, d’un quelconque sentiment de sororité.  

Un second biais réside dans l’obligation dans laquelle se trouve l’historien d’aller chercher, dans les sources, les femmes là où il juge qu’elles peuvent se trouver. Ainsi, c’est logiquement que les séries d’archives dédiées aux maladies ou états purement féminins, comme la maternité ou les maladies vénériennes sont, aux Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, les sources les plus riches pour apprécier la condition féminine. Or ces séries sont bien moins nombreuses aux Archives du Doubs. La dispersion des activités concernées sur plusieurs établissements ainsi que l’absence de correspondances rend le ciblage de ces fonds beaucoup moins aisé. 

Si les femmes se débusquent facilement lorsqu’il est question de situations qu’elles seules peuvent connaître, cette méthode présente le risque d’orienter la focale sur des femmes au statut particulier, tel est notamment le cas des « vénériennes », c’est-à-dire faisant l’objet d’un discours masculin spécifique ne correspondant possiblement pas à celui s’appliquant au reste de la gent féminine.  

Celle-ci reste, pour autant, très difficilement repérable dans les sources, à l’exclusion des registres évoqués plus haut. Yannick Ripa, dans son « Histoire féminine de la France »³ publiée en 2021, attribuait ainsi, notamment, à la langue française les difficultés à entrevoir les femmes dans les sources. Le neutre français étant en réalité un masculin, les quelques femmes présentes au milieu des hommes se retrouvent, dans les textes, assimilées à ceux-ci, et disparaissent ainsi de l’histoire.  

Les sources dans lesquelles les femmes apparaissent permettent cependant, au tournant des XIXe et XXe siècles, de discerner tout à la fois un frémissement dans la condition des femmes à l’hôpital, restant à la fois très subalternisée mais s’orientant peu à peu vers une plus grande émancipation, notamment par l’émergence de métiers qualifiés quasiment réservés aux femmes, ceux-ci restant néanmoins largement subordonnés au monde des hommes.  

 

Claire Bru 

M2 EAD Les sociétés modernes et contemporaines dans la mondialisation 

Mémoire sous la direction de Claire Fredj 

1. PERROT Michelle, Les femmes ou les silences de l’histoire, Paris, Flammarion, 2020 [↩]
2. LECOQ Titiou, Les grandes oubliées, Pourquoi l’histoire a effacé les femmes, Paris, L’Iconoclaste, 2021. [↩]
3. RIPA Yannick, Histoire féminine de la France : de la Révolution à la loi Veil (1789-1975), Paris, Belin, coll. « Références », 2020. [↩]

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