Travail de mémoire en cours : Gaspar Rivero face à ses juges. Un procès d’Inquisition à Mexico en 1650.

Première page du compte-rendu du procès de Gaspar Rivero

Le 3 novembre 1650, à Mexico, Gaspar Rivero Vasconcelos est arrêté par un agent du Saint-Office et enfermé dans la prison de l’Inquisition. Pendant trois mois, il est régulièrement interrogé et confronté aux témoignages que les juges ont accumulés contre lui au cours de l’année écoulée, avant d’être condamné au début du mois de février 1651. Le compte-rendu de son procès constitue le point de départ de mon travail de recherche. Il est composé de 178 feuillets, intégralement numérisés et conservés à l’Archivo General de la Nación à Mexico.

Ce procès est remarquable à plus d’un égard. C’est d’abord la personnalité de l’accusé qui éveille l’intérêt : sommé par ses juges de faire le récit de sa vie, Gaspar Rivero déclare être né trente ans plus tôt à Tanger, d’un père noble d’origine portugaise et d’une mère « noire, de caste angola ». À l’âge de cinq ans, il part vivre à Luanda avec son père, jusqu’à la mort de celui-ci, deux ans plus tard. Recueilli par son oncle paternel, le jeune Gaspar est emmené successivement à Pernambouc puis à Carthagène des Indes, où il aurait passé deux ans, avant de s’installer avec son oncle à Santiago de Cuba. À l’âge de dix-huit ans, il est contraint de quitter le domicile familial à cause de disputes qui l’opposent à la nouvelle épouse de son oncle et accoste en 1638 en Nouvelle-Espagne. Là, le jeune « mulâtre » se retrouve employé comme secrétaire par les plus riches marchands d’esclaves de la vice-royauté, souvent d’origine portugaise. En outre, il étudie la grammaire et le droit canon à l’Université et s’initie à l’astrologie.

C’est alors que les déboires politiques de la Monarchie espagnole le rattrapent. La rébellion du Portugal en 1640 entraîne la fin de la période d’union des deux couronnes ibériques qui avait débutée en 1580. À Mexico, les milieux négociants portugais se retrouvent suspects de collusion avec l’ennemi. Alors que nombre de ces marchands étaient issus de familles de conversos, on les accuse de n’avoir pas abandonné la religion de leurs ancêtres et de pratiquer le judaïsme dans le secret de leurs maisons. L’arrivée d’un nouvel inquisiteur au tribunal de Mexico en 1642 suffit à enclencher une répression féroce, qui aboutit en 1649 à un gigantesque autodafé au cours duquel sont condamnés 109 individus, la majorité d’origine portugaise. Treize d’entre eux sont brûlés devant la foule venue assister à l’évènement. C’est dans ce contexte que s’inscrit le procès de Gaspar Rivero. Ses dénonciateurs l’accusent d’avoir eu lui aussi des pratiques judaïsantes, d’avoir critiqué les inquisiteurs, qu’il aurait traités d’ignorants et de corrompus, et de faire usage de l’astrologie pour retrouver des objets égarés.

Ma démarche consiste à partir de ce procès pour explorer différentes facettes de la société novo-hispanique du milieu du XVII^e siècle, pointer la complexité des relations interpersonnelles et des stratégies individuelles, questionner l’importance des hiérarchies qui structurent ce monde colonial. Chacun des chapitres de mon mémoire correspond ainsi à l’un des aspects de la personnalité de Gaspar Rivero mis en avant par ses dénonciateurs ou ses juges. Cela permet de réfléchir à l’importance de ces différentes appartenances dans la construction de l’identité, ainsi qu’à l’usage de ces catégories sociales par les acteurs comme autant de ressources discursives.

Gaspar Rivero est d’abord présenté comme « mulâtre ». Le premier chapitre me permet donc de m’intéresser à la question de la couleur dans l’Empire espagnol, indissociable de celle de la traite esclavagiste à laquelle prenait sans doute part la famille de l’accusé. L’approche micro permet alors d’articuler de façon intéressante la question de la couleur et celle de la qualité, pour mettre en évidence que les hiérarchies sociales ne sont pas aussi rigides que ce que l’historiographie a longtemps mis en avant. Une telle approche permet également de montrer combien la situation des libres de couleur dans l’espace ibérique évolue au cours de l’époque moderne et dans les différentes possessions de l’Empire. Il est donc indispensable de rester attentif aux spécificités des contextes locaux. Je m’intéresse ensuite à la question du marranisme, ou la pratique secrète de la religion juive. L’étude du procès de Gaspar Rivero permet de réfléchir à la construction sociale de l’hérésie et de pointer ce que la répression inquisitoriale a de conjoncturelle. On s’aperçoit alors qu’il y a bien des manières d’être marrane et que cette identité s’élabore avant tout dans le regard et les discours des contemporains. Dans le troisième chapitre, je m’intéresse aux inquisiteurs à travers l’accusation de « calomniateur du Saint-Office » qui frappe Gaspar Rivero. Ceux-là sont-ils véritablement corrompus ? Cette dénonciation des pratiques est-elle commune dans la société novo-hispanique ? Je peux ici m’appuyer sur une autre source remarquablement riche, il s’agit du compte-rendu de la visite ordonnée par le Conseil de la Suprême et Générale Inquisition au cours des années 1640-1650, qui pointe justement les nombreuses défaillances du tribunal mexicain. J’aborde ensuite la question de l’astrologie sous ses différentes formes, en étudiant le rapport de l’Église avec la question des prédictions, l’usage qui est fait de l’astrologie dans les différents espaces sociaux et la figure de l’astrologue. Enfin, un dernier chapitre est centré sur l’Université de Mexico, ceux qui y enseignent et ceux qui y étudient, les savoirs qui y sont dispensés.

La démonstration suit les propositions de l’approche micro-historique telles qu’elles ont été formulées dans les années 1970 en Italie, avant d’être importées en France notamment grâce à Jacques Revel. L’analyse se concentre ainsi sur un individu et son entourage proche, dans un temps court, dans l’objectif de « saisir au fil d’un destin particulier […] l’écheveau complexe des relations, la multiplicité des espaces et des temps dans lesquels il s’inscrit »¹ . Les variations d’échelle permettent de faire apparaître les différents contextes qui pèsent sur la trajectoire de Gaspar Rivero : dans l’étude de ce cas, les inimitiés entre voisins ne sont pas moins déterminantes que les déboires de la Monarchie espagnole. Suivant les leçons formulées par Bernard Lepetit dans les années 1990, il s’agit également de « prendre les acteurs au sérieux »²  et de se méfier des identifications sociales. Celles-ci sont considérées comme des objets d’étude avant d’être utilisées comme des catégories d’analyse, ce qui permet de mettre en évidence la capacité des acteurs à manipuler les systèmes de normes dans lesquels ils évoluent.

Pour mener à bien ces objectifs, il est nécessaire de mobiliser une large diversité de sources. Des archives paroissiales, des procès inquisitoriaux menés dans les mêmes années, des traités d’astrologie ou encore des archives notariées viennent compléter l’analyse du procès de Gaspar Rivero. En multipliant ainsi les points d’observation, on parvient à restituer des trajectoires biographiques dans leur complexité. Ainsi, à titre d’exemple, on peut citer le cas de Sebastián Vaez de Azevedo, l’un des principaux employeurs de Gaspar Rivero. Au fil des sources, on le croise successivement comme capitaine d’un navire esclavagiste dans les années 1620, riche négociant protégé par les élites du pouvoir politique à Mexico dans les années 1630, jugé et condamné par l’Inquisition pour des pratique hétérodoxes dans les années 1640, sombrant dans la misère et le ressentiment en 1650. Entre autres choses, sa trajectoire nous invite à réfléchir à l’importance des réseaux et nous permet d’observer le fonctionnement du tribunal inquisitorial à hauteur d’homme, quand l’accusé se retrouve jugé par un ami de longue date.

Au terme de ce mémoire, on en saura un peu plus sur Gaspar et sur le monde dans lequel il a vécu. Il faudra néanmoins se résigner à ne pas pouvoir tout connaître : de nombreuses zones d’ombre subsistent, qui sont autant d’espaces de conjectures. Ainsi, il m’a par exemple été impossible de retrouver une trace de Gaspar Rivero après son procès. Condamné en février 1651 à deux ans d’exil hors de la ville de Mexico, celui-ci semble avoir également disparu des archives.

Sylvio Cady 

M2 Histoire et Sciences Sociales du Politique 

Mémoire réalisé sous la direction de Baptiste Bonnefoy

1. Revel Jacques, « L’histoire au ras du sol », Le pouvoir au village: histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1989, p.XII [↩]
2. Lepetit Bernard, « L’histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux ? », Espaces Temps, n^o 1, vol. 59, 1995, p. 112‑122  [↩]

---

---