La migration andalouse en 1492, suivie de l’arrivée des Morisques après les décrets de conversion forcée en 1494, puis l’attachement de l’Algérie à l’Empire ottoman en 1519 et l’afflux des migrants morisques après les décrets d’expulsion collective sous le règne de Philippe III de 1609 à 1614, ont eu un impact considérable sur le changement significatif de la composition démographique de la société algérienne vers la fin du XVIe siècle. 

I. La composition démographique de la société algérienne à l’époque ottomane : 

1. Les catégories urbaines :

Ces catégories comprennent:  

• Les baldis (citadins) : les premiers habitants qui sont nés et ont grandi dans les villes à travers les différentes périodes historiques successives. Cette catégorie se composait principalement des Berbères (Amazighs) et d’Arabes, leur nombre augmentant avec l’arrivée des nouveaux venus, en particulier les Andalous appelés les Morisques, qui continuent à affluer vers les villes algériennes et leurs environs. 
• Les Turcs : étaient principalement concentrés dans les grandes villes stratégiques. Ils constituaient l’essentiel de la force militaire (les janissaires recrutés dans l’Empire ottoman et quelque renégats) et de l’organisation administrative. Leur faible nombre s’expliquait par leur statut de célibataires, résultant de leur isolement volontaire, motivé par la conviction de l’importance de leur rôle dans la préservation de l’autorité ottomane en Algérie.  
• Les Kouloughlis : souvent qualifiés de ‘métis’, sont le produit de mariages entre les janissaires (les Turcs de la milice) et les femmes autochtones en Algérie. 
• Les Berranis : leur origine remonte aux tribus de Djurjura, Béni Abbès, Djidjel, Biskra, Béni Mezab et de Laghouat, qui se rendaient dans les grandes villes telles que Alger, Constantine, Tlemcen, Médéa, dans le but de trouver un emploi essentiellement dans les ateliers et les secteurs économiques. 
• Les étrangers : Ils représentent les éléments étrangers à la société algérienne, tels que les commerçants étrangers, les consuls européens, la communauté juive, les missionnaires et les prisonniers chrétiens qui constituaient la grande majorité de ces éléments étrangers. 
• Les esclaves : Les caravanes commerciales en provenance  du Soudan apportaient avec elles un nombre considérable d’esclaves, contribuant ainsi à l’augmentation de leur présence dans de nombreuses villes algériennes. Ils se divisaient en deux groupes : les affranchis et les esclaves. 

 

2. Les catégories rurales :  

Plus de 95% de la population de la régence d’Alger provient des zones rurales. On peut les classer en fonction de leur relation avec les autorités turques au pouvoir, de leurs interactions sociales et de leur mode de vie comme suit : 

• Les habitants collaborateurs (tribus makhzen). 
• Les habitants soumis (tribus soumises). 
• Les habitants alliés (les alliances). 
• Les habitants résistants (dans les régions reculées et montagneuses). 

 

II. Les Kouloughlis : relations et conflits 

Dans l’histoire de la régence d’Alger, le contexte semble confus, mais une analyse approfondie révèle des éléments importants. La politique de l’Odjaq (la milice des janissaires), qui a dominé du XVIe au XIX siècle, visait à favoriser les janissaires turcs pour qu’ils monopolisent les avantages de la régence. Cette milice constitue à la fois une puissante force armée et un groupe distinct sur le plan racial, s’opposait principalement  aux efforts des Pachas et des Deys pour limiter son pouvoir, ainsi qu’à la menace représentée par les Kouloughlis, une catégorie sociale existant dans les pays du Maghreb pendant la présence ottomane, essentiellement en Algérie, en Tunisie et en Libye. 

L’émergence de cette catégorie en tant que groupe autonome dans l’histoire de la régence d’Alger est un phénomène relativement tardif, avec la première mention officielle remontant à l’année 1596. Et c’est dans les villes où étaient établies les garnisons turques, telles qu’Alger, Tlemcen, Mascara, Mostaganem, le château de Beni Rached, Miliana, Média, Koléa, Skikda, Constantine, Annaba, Mazouna, que les Kouloughlis ont commencé à apparaitre de manière plus prononcée. 

1. Leur relation avec les Turcs : 

Pendant trois siècles, les Turcs ont gouverné l’Algérie. Leur installation a été marquée par la reconnaissance de l’importance de créer des liens avec les populations locales en particulier les familles les plus riches, qui résidaient principalement dans les grandes villes, notamment les Andalous, ainsi que les grandes familles dans les régions intérieures telles que la famille El Elkadhi en Kabylie, la famille El Mokrane à Medjana et la famille Ben Gana au Zibans. Conscientes des enjeux, elles ont accueilli les Ottomans avec empressement, cherchant à préserver leur richesse et leur position prestigieuse au sein de la société, surtout face à la menace Espagnole imminente. Les Ottomans ont saisi cette chance pour établir des alliances mutuellement bénéfiques. Alors que le danger extérieur et la religion partagée (l’Islam) ont facilité le rapprochement entre eux, les mariages sont ainsi apparus comme le moyen privilégié pour consolider ces liens, et c’est ainsi que naquirent les Kouloughlis. Malgré leur ascendance ottomane du côté paternel, les Kouloughlis ont toujours maintenu leur filiation maternelle pendant la présence des Turcs en Algérie.  

Ces Kouloughlis ont joué un rôle important en tant qu’intermédiaires entre le pouvoir et la population. Ils étaient intégrés dans la société et bénéficiaient de certains privilèges administratifs, bien qu’ils aient été exclus de la milice. Malgré la diversité des structures militaires et administratives de la régence, les premiers dirigeants de la régence (l’époque des Beylerbeys de 1518 à 1587) ont réussi à maintenir l’ordre et la stabilité, tout en faisant preuve d’une autorité solide malgré les tensions sociales et ethniques.  

A cette époque, le taux de population turque et des Kouloughlis était relativement faible. Jusqu’en 1621, on estime qu’il y avait environ 5000 Kouloughlis et 10000 Turcs dans la ville d’Alger par exemple. L’objectif principal des dirigeants était de consolider leur pouvoir dans le pays ainsi que de le protéger contre les menaces étrangères et d’étouffer les conflits internes. 

Le changement de la situation des Kouloughlis s’est produit lorsque la régence d’Alger est entrée dans l’orbite de l’administration turque avec la nomination des Pachas triennaux et la montée en puissance de la milice qui a progressivement affaibli le contrôle des Pachas (l’époque des Pachas de 1587 à 1659). 

Le conflit de 1596 entre Kheder-Pacha et la milice a été un moment crucial pour les Kouloughlis. C’était la première fois qu’ils s’organisaient en groupe pour soutenir Kheder-Pacha contre la désobéissance des janissaires, et leur aide a été très important pour étouffer la révolte. Cependant, cela a rendu les janissaires méfiants envers eux et les a amenés à réaliser que la présence des Kouloughlis dans des positions influentes représentait une menace pour leurs intérêts. Cela les a incités à réfléchir à la manière de les exclure des postes stratégiques dans la régence. 

La montée en puissance des Kouloughlis et leur croissance démographique ont alarmé la minorité turque, qui craignait de perdre son statut. Ils étaient perçus comme une force manipulable par les Pachas, alimentant les tensions internes. Leur attachement à leur terre et leur identité ambigüe ont complexifié leur position sociale, menaçant ainsi l’autorité dominante des Turcs ottomans. En défiant cette autorité, cela a conduit à une rébellion en 1629 et à leur expulsion d’Alger vers d’autre régions. Certains d’entre eux se sont installés dans la région de Lakhdaria, d’autres dans les régions de Zemoura ou encore dans la région des Zouaoua (le royaume de Koukou), attendant l’occasion de frapper à nouveau. 

En 1633, les Kouloughlis ont tenté de prendre Alger (Dar Sultan), par surprise. Profitant des troubles causés par les problèmes de paiement des janissaires par Hassen-Pacha, ils ont infiltré la ville. Cinquante-sept d’entre eux ont réussi à s’introduire dans la Casbah où se trouve le palais de la Jénina, la résidence du gouverneur de la régence, espérant un soulèvement populaire pour les soutenir. Cependant, aucun soulèvement n’a eu lieu et ils se sont retrouvés encerclés par l’Odjak, composé uniquement des Turcs. Sans espoir de secours, ils ont décidé de faire exploser la poudrière, se sacrifiant ainsi avec un grand nombre de janissaires de la milice. 

Après cet incident, les Kouloughlis ont été exclus du Divan et de l’Odjaq, n’ayant pas la possibilité de progresser dans l’armée au-delà du grade d’officier, ils ne pouvaient travailler que dans la marine. Bien que leur salaire leur soit toujours versé par le trésor de l’Etat par crainte de leur mécontentement, ils étaient étroitement surveillés. Ils ne bénéficiaient pas de droits supplémentaires par rapport aux locaux. 

En 1639, un traité entre les Kabyles et le Divan offrit une amnistie aux Kouloughlis, mais cette dernière ne fut pas respectée, puisque les Kabyles reprirent les hostilités en 1640, suivies par une tentative turque infructueuse en 1643. Cependant, la révolte des tribus du Constantinois éclipsa alors la question des Kabyles et celle des Kouloughlis. 

Pendant toute la période des Aghas de 1659 à 1671, la milice était la force prédominante, obtenant même du Sultan la suppression des pouvoirs effectifs du Pacha. Les Kouloughlis, relégués à un rôle mineur, étaient peu mentionnés dans l’actualité. Cependant, ils ont regagné le droit d’être inscrits à la milice, comme en témoignent des documents des années 1666 et 1674, bien qu’ils aient été évincés à la deuxième génération. Ce n’est qu’en 1693 que le Dey Chabane les a rétablis dans leurs droits, traitant les Turcs et leurs enfants sur un pied d’égalité, probablement pour renforcer les effectifs de la milice face à l’opération militaire menée par  Moulay Ismail, Sultan du Maroc.  

Après la mort de Dey Chabane, l’Odjaq a maintenu son contrôle, excluant toujours les Kouloughlis des postes stratégiques. Ces derniers se sont installés dans les trois Beylik (Beylik de l’est dont Constantine était la capitale, Beylik de l’ouest dont Mazouna était la capitale puis Mascara en 1710 et Oran en 1792, et Beylik Titteri dont la capitale était Médéa), y jouant des rôles importants et bénéficiant de privilèges, certains ont même atteint le rang de Bey, comme le cas de Hadj Ahmed, le dernier Bey de Constantine, qu a été témoin de la conquête de l’Algérie par la France en 1830. Cette ascension des Kouloughlis a été favorisée par le manque des Turcs venant d’autres régions ottomanes de l’est, et par leurs liens avec la population locale pour les rallier à leur cause. Après avoir recouvré leurs privilèges, les Kouloughlis ont été autorisés à retourner à Constantine par le Bey Ferhat, moyennant des assurances. Cependant, certains ont suite envisagé un coup d’Etat pour renverser le gouvernement en place. 

Au XVIIIᵉ  siècle, les Kouloughlis ont été exclus des postes de pouvoir et ont subi un arrêt dans leur ascension sociale entre 1748 et 1780. Cette période a été marquée par une révolte significative à Tlemcen. Malgré la tentative du successeur d’Ibrahim Koutchouk de rétablir l’ordre en confirmant les droits élémentaires des Kouloughlis, ces derniers étaient insatisfaits et ont continué à comploter. Cependant, leur influence et leur capacité à agir se sont réduites par rapport au  XVIIIᵉ  siècle, en partie en raison de la politique de dénatalité et de la scission interne au sein de leur groupe. Malgré tout, ils sont devenus des alliés importants pour les Deys (l’époque des Deys de 1671 à 1830), notamment lors de la répression des janissaires en 1817 par le Dey Ali Khodja avec leur aide, ce qui a contribué à l’affaiblissement de l’Odjaq. Cette défaite a entraîné  une perte de pouvoir et de prestige pour les janissaires de la milice de 1817 à 1830, les transformant en une armée faible. 

2. Leur relation avec la population locale : 

Les Kouloughlis, du Turc : Kul Oğlu (fils de serviteur de l’Etat ottoman), une communauté métissée, se distinguait par sa physionomie imposante ainsi que par ses traits caractéristiques, tels que sa carrure massive et son long nez busqué. Les Kouloughlis étaient animés d’une ambition sociale élevée, cherchant ardemment à être reconnus comme des Turcs authentiques malgré leurs origines métissées. Leur concentration dans diverses professions, notamment dans le commerce, l’artisanat et l’investissement agricole, témoignait de leur désir d’ascension sociale. A Tlemcen, où ils étaient majoritaires, et aussi dans les autres régions, ils occupaient des positions importantes et bénéficiaient de nombreux privilèges, y compris la collecte d’impôts dans certaines zones montagnardes. Et aussi leur présence dans le secteur économique renforçait leur statut social et contribuait à leur désir d’être perçus comme des membres éminents de la société. 

Cependant, malgré leur position relative, les relations entre les Kouloughlis et les populations locales étaient souvent marquées par des tensions et des conflits. En effet, leur préférence pour leur propre culture et langue turque, ainsi que leur orgueil distinctif, les isolaient souvent des populations locales. On peut observer cela à travers l’intervention du Dey Mohammed pour résoudre un conflit impliquant les deux parties et maintenir l’ordre en 1805. De plus, leur alignement avec les Français pendant la conquête de l’Algérie et leur soutien actif contre l’émir Abd el-Kader en 1836 et 1838, ont encore exacerbé cette perception d’étrangers aux yeux des population locales. 

 

En conclusion, dans leur relation avec les Turcs au sein de la régence d’Alger, les Kouloughlis ont d’abord tenté de reprendre le pouvoir, mais ont ensuite opté pour une stratégie de préservation de leur prestige tout en agissant avec un camp contre un autre. Contrairement à leurs homologues tunisiens, comme la famille Kouloughli Husseinit en 1705, les Kouloughlis algériens n’ont pas atteint un pouvoir politique significatif. Cette dynamique met en lumière les nuances des relations entre les Turcs ottomans et les Kouloughlis dans la régence d’Alger. En effet, leur incapacité à représenter les intérêts des populations autochtones auprès des Turcs au pouvoir les a empêchés de jouer un rôle similaire à celui des créoles et des métis en Amérique espagnole.   

Des mots complexes:  

• Le “Divan” dans la régence d’Alger était un conseil de dirigeants qui prenaient des décisions importantes pour la région.  
• Le  “Bey“ était un titre ottoman utilisé pour désigner un gouverneur provincial. C’était une position de haute importance dans la régence d’Alger.  
• Les  “Beyliks“ de la régence d’Alger sont des provinces administrées par les Beys. 
• L’”Odjaq” était une unité militaire algérienne sous la domination ottomane. Elle faisait partie du corps indépendant des janissaires, fonctionnant de manière autonome, similaire à la relation entre Alger et l’Empire ottomane, dirigée par l’Agha.  
• Les “Janissaires“, un ordre militaire puissant, étaient formés d’esclaves européens convertis à l’islam. Ils constituaient l’élite de l’infanterie de l’armée ottomane à son apogée. Introduit dans la régence d’Alger par Khayr ad-Din après son rattachement à l’Empire ottoman. 

Bibliographie:  

• AZ-ZAHAR Ahmed, Les mémoire de Ahmed Az-Zahar, Présenté par. Ahmed Tawfik El Madani, Ed. La société nationale d’édition et de distribution, Alger, 1974 
• BOYER Pierre, Le problème Kouloughli dans la régence d’Alger, Revue de l’Occident Musulman et de la Méditerranée, N°8, 1979, P.74-94. 
• CHOUITEM Arezki, Le rôle des Kouloughlis en Algérie durant la période ottomane (1519-1830), Revue Afkar wa afaq, N°4, 2013, PP. 175-189  
• EMERIT Marcel, Les tribus privilégiées en Algérie dans la première moitié du XIXe siècle, Annales Economies, Sociétés, civilisation, N°1, 1966, PP.44-58. 
• GHATTAS Aisha, Artisanats et Artisans de la ville d’Alger (1700-1830), Thèse de doctorat, université d’Alger, Alger, 2001 
• HAEDO Fray Diego, Topographie et Histoire générale d’Alger, Trad. Dr. Monnereau et A. Berbrugger, Ed. Bouchène, Paris, 1998.
• HAMDAN Ben Othman Khoja, Aperçu historique et statistique sur la régence d’Alger ; Le miroir, Ed. Goetschy fils et compagnie, Paris, 1833. 

 

FERROUDJA OULD BRAHAM 

M1 Histoire des sociétés modernes et contemporaines dans la mondialisations  

Directeur de recherche: Arnaud Exbalin  

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