Le 20 août 1941, 4200 hommes juifs français et étrangers sont arrêtés et emmenés en banlieue parisienne, au nord de Paris. A Drancy, dans la Cité de la Muette, est alors inauguré le camp d’internement pour les Juifs. D’août 1941 à août 1944, 80 000 Juifs y sont internés et une grande majorité d’entre eux déportée vers Auschwitz-Birkenau.

La mémoire du camp d’internement de Drancy fut longtemps mise de côté dans l’histoire de la Shoah en France. Révélateur de la collaboration entre le régime de Vichy et l’occupant allemand, le camp étant géré par les gendarmes français, ce lieu fut pourtant la plaque tournante de la déportation des Juifs de France.

En 2012, l’ouverture du Mémorial de la Shoah de Drancy permit de mettre en valeur l’histoire de ce lieu mais aussi les nombreuses sources conservées au Centre de documentation juive contemporaine (CDJC). Aujourd’hui, seuls deux ouvrages historiques retracent de manière détaillée les événements dramatiques de la Cité de la Muette : A l’intérieur du camp de Drancy (2012), écrit à quatre mains par Annette Wieviorka et Michel Laffitte, ainsi que Drancy, un camp en France (2015), sous la direction de Renée Poznanski, Benoît Pouvreau et Denis Peschanski.

Face à une historiographie qui reste à étoffer, cet article propose une réflexion sur une source peu analysée : les photographies et particulièrement, un album. Principalement issues des gendarmes ou des soldats allemands, à destination de propagande, on estime qu’il y a environ 200 photographies du camp.

En 2008, la responsable de la photothèque du Mémorial de la Shoah découvre à l’Institut national de Varsovie un album photographique, intitulé Judenlager Drancy¹ . L’auteur et le parcours de cet album ne sont, encore aujourd’hui, pas identifiés. Cependant, si l’auteur nous est inconnu, on peut supposer, au vu de la langue utilisée dans le titre et les légendes, qu’il faisait partie des soldats allemands autorisés à pénétrer le camp. Aucune année n’est indiquée mais le CDJC date l’album de 1943-1944.

Après une description précise de l’organisation de l’album, nous nous concentrerons sur quelques axes de réflexion, afin d’ouvrir les perspectives de recherche sur cet album particulier.

 

Décrire l’album

Après le titre, onze pages²  se succèdent ornées d’une à cinq photographies. En tout, quarante-quatre photographies illustrent la vie quotidienne du camp. Cependant, on constate sur certains feuillets des vides et des traces de déchirures : quinze photographies ont été retirées de l’album.

Une première partie nous évoque d’abord le lieu de l’action. La première page (2), certainement ornée de cinq photographies au départ, ne nous montre aujourd’hui que le panneau d’entrée de la ville de Drancy. La page suivante (3) se concentre ensuite sur l’architecture du camp d’internement : une des ailes du bâtiment en U et surtout les tours, logeant alors les gendarmes et leurs familles. La Cité de la Muette fut construite à partir de 1931 par les architectes Eugène Beaudouin et Marcel Lods, dans l’objectif d’augmenter le nombre de logements sociaux à Drancy. La crise économique de 1929 force les architectes à revoir leurs ambitions à la baisse : si les tours (de quatorze étages) sont terminées en 1937 (et immédiatement louées au ministère de la Guerre pour les gendarmes), il est également décidé d’abandonner le reste, en espérant y revenir plus tard. Le fer à cheval est ainsi laissé inachevé et utilisé tel quel par la suite.

Une deuxième, (pages de 4 à 9), illustre les différents aspects de la vie à l’intérieur du camp. L’administration juive est mise en valeur avec des portraits du chef juif, de ses collaborateurs et du chef de la chancellerie. Mise en place dès l’ouverture du camp en août 1941, cette administration seconde les gendarmes français dans l’organisation du lieu. En effet, face à un effectif réduit et à un endroit manquant du strict minimum, des hommes juifs vont se réunir pour mettre en place différents services (infirmerie, service social, dentiste…). A la tête de cette administration, le chef juif, nommé par les autorités françaises puis, à partir de juillet 1943, les forces d’occupation. Après l’administration, sont illustrés ces services : les infirmières, les cuisiniers, les menuisiers… Si le travail n’était pas obligatoire à l’intérieur du camp de Drancy, le fonctionnement matériel, à l’exception du ravitaillement, reposait en grande partie sur les internés. Ainsi, des ateliers se créent pour améliorer les différents espaces du camp. Il s’agit également de se rendre utile, un objectif fondamental pour ceux qui souhaitent échapper à la déportation.

L’arrivée de Juifs depuis Grenoble

Archives du Mémorial de la Shoah de Paris / Centre de documentation juive contemporaine

Une troisième partie (pages 10 et 11) se concentre sur l’arrivée de Juifs dans la cour du camp. La légende indique que ces Juifs viendraient de Grenoble. Les Juifs arrêtés étaient emmenés au camp de Drancy, en vue d’un prochain convoi de déportation. Dans la cour, ils passent d’abord par la fouille avant de leur créer une fiche d’internement, retraçant leur histoire à l’intérieur du camp : nom, prénom, métier, nationalité, localisation dans le camp et surtout, date de la déportation. Ce sont certainement ces fiches que nous voyons sur le bureau des collaborateurs précédemment (page 4)³ . C’est un moment crucial pour les Juifs, qui se voient classés en catégorie déportable ou non-déportable, à l’issue de cette rencontre.

 Des enfants dans la cour du camp de Drancy

Archives du Mémorial de la Shoah de Paris / Centre de documentation juive contemporaine

Enfin, une dernière partie montre des internés du camp (12 à 14) : d’abord, des groupes d’enfants, peut-être des enfants de prisonniers de guerre, protégés de la déportation, tout comme leurs mères, par la Convention de Genève⁴ .

Quatre de ces portraits sont de profils, accentuant ainsi la physionomie du nez – qui correspond parfaitement aux caricatures antisémites de propagande. Les noms des portraiturés sont indiqués en légende, ainsi que leur date de naissance et leur date d’arrivée en France (car tous sont étrangers). Un soldat allemand aurait donc pris à partie certains Juifs du camp, les forçant à poser pour accentuer leurs traits faciaux.

Ces portraits, qui sous-entendent une certaine violence, permettent d’obtenir des réponses sur l’objectif de cet album. Cet album pourrait avoir été réalisé à des fins de propagande. Les nazis montrent ainsi que ceux qu’ils pourchassent sont réels : l’image du Juif étranger, dont tous les traits cochent les cases de la race physiquement inférieure dans la perception nazie.

Dans l’ensemble, aucune des photographies ne montre le désespoir, la peur prochaine d’une déportation. Les enfants sont souriants. Les internés sont au travail. Le chef juif est attablé à son bureau, conversant avec une dame, semblant satisfaite. Il y aurait bien un cadre forcé, créé par un soldat allemand, pour donner une image positive des conditions de vie des Juifs dans les lieux d’enfermement.

 

Dater les photographies

Le chef Juif dans son bureau avec une femme inconnue

Archives du Mémorial de la Shoah de Paris / Centre de documentation juive contemporaine

Plusieurs indices nous permettent de dater les photographies. Pour commencer, les vêtements de toutes les personnes photographiées suggèrent une période hivernale. Ensuite, sur la plupart des photographies, les étoiles jaunes sont visibles sur les manteaux. Le port de l’étoile devient obligatoire en France à partir du 7 juin 1942, y compris à l’intérieur du camp. La présence de femmes et d’enfants indiquent que les photographies sont prises après la rafle du Vélodrome d’Hiver, des 16 et 17 juillet 1942, où l’ensemble de la population juive, et non plus seulement les hommes, devient sujet à arrestation. Les photographies auraient donc été prises pendant l’hiver 1942-1943 ou l’hiver 1943-1944.

Cependant, toutes les personnes sur les photographies ne portent pas l’étoile, notamment certains membres de la chancellerie et de l’administration juive. Si certaines nationalités sont exemptées (par exemple, les Turcs et les Roumains, protégés par leurs ambassades), l’administration juive est principalement française et devrait donc, en théorie, porter l’étoile. Est-ce que certaines photos seraient antérieures à juin 1942 ? Ou certains membres de l’administration juive seraient exemptés du port de l’étoile ? Il est impossible de trancher la question.

Si toutes les personnes sont difficiles à nommer, outre les portraits légendés, la photographie du chef juif interroge. Sept hommes se sont succédé à ce poste sur les trois années d’existence du camp. Malgré une ressemblance frappante avec François Montel (l’un des seuls chefs juifs dont nous connaissons le visage⁵ ), cela ne peut être ce dernier : en cause, la présence d’une femme en face de lui. François Montel est chef juif entre janvier et avril 1942, à un moment où les femmes ne sont pas encore présentes dans le camp. Ainsi, nous pouvons réduire à deux possibilités : Georges Kohn, chef entre mai 1942 et juillet 1943, et Georges Schmitt, chef entre novembre 1943 et août 1944.

 

Les portraits d’internés

Les portraits de Juifs internés dans le camp de Drancy

Archives du Mémorial de la Shoah de Paris / Centre de documentation juive contemporaine

Ce sont les portraits d’internés qui nous permettent de resserrer davantage la datation des photographies. En effet, les légendes nous communiquent des informations très précises, permettant de suivre les destins des individus présentés. Sur la page 14, quatre personnes sont identifiées : Rachel Rosenhan, née en 1882 en Pologne ; Jenta Klein, née 1912 en Pologne ; Grégoire Lejpuner, né en 1903, en Lituanie ; et enfin, Abraham Kossmann, né en 1886, également en Pologne. Si Abraham Kossmann est déporté par le convoi du 31 juillet 1943, Rachel Rosenhan et Grégoire Lejpuner sont déportés par le convoi du 10 février 1944. Sur la page 11, un couple, leurs affaires à la main, avance, peut-être vers la fouille : ils sont identifiés Rudla et Chil Brin, internés dans le camp à partir du 20 février 1944 et déportés le 7 mars de la même année. Seule Jenta Klein semble avoir échappée à ce destin, sans que nous sachions quelle en est la raison.⁶ 

De fait, toutes les photographies n’ont pas été prises au même moment. Nous pouvons identifier au moins trois moments différents : l’arrivée du couple Brin, l’arrivée de Rosenhan et Lejpuner et, enfin, la photographie de Kossmann, prise à un moment indéterminé. Ce dernier est déporté en plein été mais ses vêtements sur la photographie limitent le cadre à un temps hivernal. Ces éléments nous suggèrent que le cadre chronologique serait donc entre l’hiver 1943 et l’hiver 1944.

Ces années correspondent au renforcement des pouvoirs allemands à l’intérieur du camp de Drancy. En effet, le mois de juillet 1943 est alors une rupture dans l’histoire du camp d’internement de Drancy. Le nouveau commandant allemand, Aloïs Brunner, décide de reprendre en main l’administration afin d’accélérer les déportations. Il gère ainsi le camp avec quatre SS, reléguant les gendarmes français à la surveillance extérieure. Les SS sont seuls face aux Juifs : les violences et les humiliations sont alors de plus en plus courantes. L’administration juive se renforce à la demande du commandant allemand, souhaitant accentuer la responsabilité des Juifs sur leur propre sort.

Ainsi, nous pouvons avancer l’hypothèse que le photographe serait un ou plusieurs soldats allemands habilités à rentrer dans le camp pendant l’hiver 1943 puis, à partir de l’été de la même année, gérant le camp de Drancy. Cependant, une telle amplitude ne nous permet pas d’identifier avec certitude le chef juif photographié : cela pourrait être tout autant Georges Schmitt que Georges Kohn.

Pour affiner davantage, les prochaines étapes seraient d’identifier les autres membres de l’administration juive, notamment le chef de la chancellerie, mais également les enfants. Le Mémorial de la Shoah expose plus de 7000 portraits d’enfants sur les 11 400 déportés, au sein du Mémorial des Enfants. A partir de cette base de données, il serait intéressant de croiser les visages photographiés, et ainsi, identifier leur date d’internement à Drancy.

Couplées aux nombreuses archives administratives du camp d’internement, malgré les destructions causées par les nazis lors de leur fuite, ces photographies nous révèlent un quotidien presque normal. Des personnes arrivent et repartent vers l’inconnu. Cependant, la vie à l’intérieur du camp continue. On peut d’ailleurs souligner l’absence du départ : la déportation n’est pas un sujet dans cet album, comme si elle n’existait pas.

De fait, le contexte de création de ces photos crée une réserve. Ces photographies illustrent un quotidien falsifié, dans un but déterminé, certainement de propagande. Pour comprendre la vie d’interné, il faut regarder ailleurs. Outre les nombreux témoignages oraux et écrits d’anciens internés du camp, le plus grand témoignage visuel fut celui de Georges Horan-Koiransky⁷ . Interné entre juillet 1942 et mars 1943, il s’attèle pendant huit mois à dessiner la vérité sur la vie dans le camp de Drancy. Pour cela, il se porte volontaire à toutes les corvées, y compris celle du Bourget, où il doit ramasser les valises des arrivants. C’est dans ce contexte qu’il observe l’arrivée des enfants lors de l’été 1942 : des centaines d’enfants sans parents – déjà déportés depuis quelques semaines – sont encerclés par les gendarmes pour être enfermés avant d’être immédiatement à leur tour envoyés à l’Est. Dans son journal, lui d’habitude si bavard, Georges Horan-Koiransky n’écrit qu’une seule phrase le 19 août : “Les enfants sont déportés”.

Contrairement à l’album allemand qui efface les départs lors d’une déportation, pour Georges Horan-Koiransky, la vie ne continue pas : c’est une interruption et, il le pressent, une mort certaine.

Anaïs Bacquet

M1 – Sociétés modernes et contemporaines dans la civilisation

Mémoire sous la direction de Julie Le Gac

 

Bibliographie :

Epelbaum Didier, « De Drancy à Bratislava (juin 1943 – mars 1945) », Aloïs Brunner, Paris, Calmann-Lévy, 1990, p. 151-233.

Fredj Jacques, Drancy, un camp d’internement aux portes de Paris, Toulouse, Privat, 2015.

Horan-Koiransky Georges, Journal d’un interné. Drancy 1942-1943, Paris, Créaphis, 2017.

Horan-Koiransky Georges, Drancy, au seuil de l’enfer, Paris, Créaphis, 2017.

Kohn Georges, Montel François, Journal de Compiègne et de Drancy, présenté par Serge Klarsfeld, Paris, Fils et Filles des déportés juifs de France, 1999.

Laffitte Michel, Wieviorka Annette, À l’intérieur du camp de Drancy, Paris, Tempus, 2015.

Peschanski Denis, Pouvreau Benoît, Poznanski Renée, Drancy, un camp en France, Paris, Fayard, 2015.

Peschanski Denis, La France des camps. L’internement, 1938-1946, Paris, Gallimard, 2002.

Placek Léon, J’avais 10 ans à Bergen Belsen, Paris, Le Cherche Midi, 2022.

Rajsfus Maurice, Drancy, un camp de concentration très ordinaire, Bordeaux, Détour/Association des Ami.e.s de Maurice Rajfus, 2022.

1. Centre de documentation juive contemporaine : MCXXIII_9. L’intégralité des photographies ont été numérisées sur le portail des archives du Mémorial de la Shoah et sont accessibles via ce lien : https://ressources.memorialdelashoah.org/resultat.php?type_rech=rs&index%5B%5D=fulltext&bool%5B%5D=&value%5B%5D=judenlager&spec_expand=1  [↩]
2. Pour faciliter la description, et suivant la cotation du Centre de documentation juive contemporaine, les pages sont numérotées de 1 à 12, la première page correspondant à la page de titre. [↩]
3. Aujourd’hui, les fiches d’internement du camp de Drancy appartiennent aux Archives Nationales mais sont exposées dans la Crypte du Mémorial de la Shoah de Paris. Les visiteurs peuvent y voir également les fiches de recensement de la Préfecture de la Seine. L’entièreté de ces documents ont été numérisés et sont en accès libre au Centre de documentation juive contemporaine. [↩]
4. Un des témoignages les plus complets sur cette catégorie spéciale est celui de Léon Placek, que l’on peut retrouver dans son ouvrage J’avais 10 ans à Bergen-Belsen, éd. Cherche Midi, 2022. [↩]
5. Klarsfeld Serge, Journal de Drancy et Compiègne par François Montel et Georges Kohn, 1999. Une photographie de François Montel avant la guerre y est reproduite, tout comme une photo de Georges Kohn. [↩]
6. Klarsfeld Serge, Le Mémorial de la déportation des Juifs de France, éd. FFDJ, 2012.  [↩]
7. Ses estampes et son journal ont été réédités aux éditions Créaphis en 2017 : Koiransky-Horan Georges, Le camp de Drancy, seuil de l’enfer juif et Journal d’un interné (Drancy, 1941-1943). [↩]

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