Dans cet ouvrage publié en octobre 2023, Laure-Hélène Gouffran nous présente le parcours de Bertrand de Rocafort, marchand en Basse-Provence (XIV-XVe siècle). Néanmoins, l’auteure a constaté que la constitution de ce « Fonds Roquefort » avait amalgamé deux homonymes, tous deux marchands. À travers cette double étude prosopographique, l’auteure livre une analyse d’un groupe social très hétérogène. Cet ouvrage ne met pas l’accent sur les routes commerciales, le détail des marchandises échangées ou les monnaies grâce à l’analyse de livres comptes ou de contrats commerciaux. Il est question ici de comprendre l’ensemble des mécanismes qui sous-tend la quête ultime de tout membre de cette élite politico-économique à Marseille à la fin du Moyen Age : la Bona fama. Et pour ce faire, l’auteure exploite des documents de la vie des marchands : testaments, actes de mariage, constitutions de dots, et inventaires de décès. 

L’ouvrage présenté est une synthèse des travaux de thèse de Laure-Hélène Gouffran, intitulée La figure de Bertrand Rocaforti. Expériences, identités et stratégies d’ascension sociale en Provence à la fin du XIVe siècle, sous la direction de Laure Verdon, et soutenue le 05 décembre 2015. Cet ouvrage s’intitule Être marchand au Moyen Age, une double biographie XIVe-XVe siècle et est disponible en librairie depuis le 12 octobre 2023, publié aux éditions CNRS Eds, collection CNRS Histoire .

L’auteure s’était intéressée à l’habitat au Moyen Age dans la ville d’Hyères (actuel département du Var) dans le cadre d’un mémoire de master à l’Université de Provence. Après la publication de sa thèse, elle intègre comme chercheuse associée le laboratoire UMR 7303 TELEMMe (Temps, Espaces, langages, Europe méridionale, Méditerranée), dépendant d’Aix-Marseille-Université et du CNRS. Ce laboratoire accueille une quarantaine de doctorants, répartis en 4 thématiques (Histoire, Géographie, Histoire de l’Art, Études romanes) couvrant les périodes médiévales, modernes et contemporaines. L’aire géographique principalement étudiée est la Méditerranée et en particulier la Provence, l’Espagne et le Maghreb. 

À l’image de la plupart des sujets de recherche, les travaux de Laure-Hélène Gouffran ont pris une direction bien différente de ce qui était prévu à l’origine. En effet, un fond d’archive était présent dans les Archives municipales de Marseille, connu sous le nom « Fonds Roquefort ». Il regroupait les documents personnels d’un marchand nommé Bertrand de Rocafort, 28 pièces initialement confiées en 1427 au recteur de l’Hôpital du Saint Esprit à Marseille avant d’être intégrées dans la série II des « Documents entrés par voies extraordinaires » des archives municipales de Marseille. L’étude de ces pièces et les recherches sur ce personnage dans d’autres fonds montraient des incohérences. Il s’avérait que sous le nom de Bertrand de Rocafort (et ses nombreuses orthographes) se cache en réalité deux marchands contemporains (au tournant des XIV-XVe siècle) dont l’homonymie a fait que l’histoire et les archives ont amalgamé leurs mémoires. 

Dépassant la volonté du simple détricotage de cet amalgame, Laure-Hélène Gouffran propose ici une analyse s’inscrivant dans un courant historiographique reposant sur la pratique de l’écrit au Moyen Age. A travers son questionnement sur la constitution des fonds, elle interroge également les raisons de coucher sur papier certains actes ou faits et les raisons de leurs conservations. L’analyse de ces écrits est ainsi le moyen de dépasser la vision d’un groupe – très réducteur – des marchands ou des bourgeois, et de leurs rapports à l’écrit, aux chiffres, à leur territoire, à la religion, et à la vie de la cité. 

L’ouvrage n’a pas vocation de qualifier ou quantifier les échanges de la cité phocéenne (ou de la Provence). Il n’est nullement question de monnaies, du détail des importations ou des exportations, des routes commerciales, des navires ou des contenants pour le transport. Laure-Hélène Gouffran puise dans les actes de la vie (et surtout de la mort) de ces deux marchands et de leurs réseaux pour comprendre ce qui régit leur vie sociale : « Instruments de représentation et de distinction sociale, les testaments peuvent également apporter un éclairage significatif sur l’environnement et les comportements sociaux d’un personnage voire dans une approche prosopographique, d’un groupe social déterminé » (page 221). Il en résulte que la vie d’un marchand s’articule autour de sa réputation, sa Bona fama. L’analyse démontre que l’appât du gain, les relations avec les élites, les autres marchands, les ecclésiastiques, la cité ou le collectif de manière générale ne peuvent se comprendre en omettant cette dimension. 

L’ouvrage est scindé en deux parties. La première partie est consacrée aux deux marchands, leurs vies, leurs parcours, leurs familles, et leurs réseaux (chapitres 1 et 2). La seconde partie est consacrée à l’analyse, à l’échelle de Marseille et de la Basse-Provence, du rapport des marchands à la famille et à leur réseau de sociabilité (chap. 3), du rapport à la religion (chap. 4) et du rapport à la cité et au collectif (chap. 5). 

On peut ainsi découvrir (chap. 1), un premier marchand, Bertrand de Rocafort d’Hyères (v1370-1427). Fils de charpentier, sa jeunesse est mal connue. L’auteure identifie trois temps dans sa vie. Il apparaît dans les sources en premier lieu en qualité de notaire, ce qui traduit une maitrise des écrits. Par la suite, vient le temps du marchand, de la maitrise des chiffres. Il tient une boutique à Hyères avec sa femme où il négocie et vend toute sorte de marchandises sans se spécialiser. L’ampleur de son commerce est régionale : il achète et redistribue en Basse-Provence. En parallèle, il fait l’acquisition de biens immobiliers, comme des logements qu’il loue, et de terres agricoles (vignobles, bois, oliveraies, terres arables, jardins, etc.) qu’il exploite dans la proximité immédiate de sa ville. Ses biens fonciers accueillent des ateliers de transformations (pressoirs pour l’huile, vinification, etc.). La maitrise des écrits et des chiffres confère à ce marchand, très sédentaire et solitaire, une aura et un savoir-faire qui le font progresser dans la société hyéroise. Cela permet, dans un troisième temps de sa vie, d’entrer dans la vie civique avec des charges municipales au sein du conseil en tant que syndic par exemple. Il quitte physiquement Hyères à la fin de sa vie et devient citoyen de Marseille tout en conservant un lien très fort avec sa ville natale. En effet, veuf et faute d’héritier, son testament prévoit de nombreuses closes en faveurs d’institutions (civiles ou religieuses) et de citoyens d’Hyères.  

Le second homonyme (chap. 2), Bertrand de Rocafort de Mimet (avant 1360-1428), n’est pas d’extraction roturière mais est issu de la petite noblesse provençale, qualifiée par l’auteur de « chevalerie urbaine ». Sa famille est connue dans les sources depuis au moins le XIIIe siècle, possédant des terres et des castra en Provence. Sa jeunesse n’est pas connue, mais il naît dans une famille très bien insérée dans les hautes sphères politiques et sociales de Marseille, ainsi que dans le grand commerce international. Dans la continuité de sa famille, il achète des biens dans la basse ville de Marseille, des terres (qu’il n’exploite pas toujours personnellement) et des cens. Sa carrière commerciale n’est ni solitaire ni familiale mais en association, débutée en 1390 avec 3 associés, issus également de l’élite politique et marchande locale. Leur association est continue durant leur vie et prolongée après leur mort par leurs héritiers. Ils affrètent des navires qui pêchent du corail sarde ou transportent des marchandises en Egypte et au Levant. Ils tiennent boutique, la Magna butiga, vendant initialement des draps avant une diversification selon les crises et les opportunités. Cette activité drapière lui est associée fortement car les documents du début de sa vie le décrivent en qualité de drapier. La destruction de cette boutique en 1423 lors du sac de la ville par les Catalans ne l’empêche pas lui et ses associés de surmonter la crise et d’avoir des affaires florissantes. Leur association est également politique. En effet, les charges électives municipales étant principalement annuelles, les associés (ou leurs proches) s’alternent pour qu’un membre de leur réseau occupe un poste de responsabilité au sein du conseil de la cité, s’assurant de fait une forte emprise sur la vie civique. A la différence de son homonyme, Bertrand de Mimet laisse derrière lui une veuve et des enfants, dont un fils. Néanmoins, ce dernier, bien que perpétuant l’association commerciale et politique de son père, voit le prestige social et commercial de sa lignée décliner. A sa mort en 1455, il n’a pas de fils et ses filles sont mariées avec des roturiers. 

Cette approche prosopographique permet de voir l’hétérogénéité de cette catégorie usuelle que l’on nomme marchand, entre un homme nouveau de faible envergure et un homme que l’auteure n’hésite pas à qualifier de patricien. Cette analyse contraste deux idées largement admises : celle du marchand toujours sur les routes et celle de la noblesse qui se refuse au commerce. 

Dans une seconde partie, l’auteure propose, à partir des exemples des deux Bertrand de Rocafort et de leurs réseaux, une analyse plus étendue. Tout d’abord (chap. 3), elle questionne les réseaux de solidarités et les relations familiales. Elle constate que les milieux marseillais ont une forte tendance à l’endogamie (voire à la consanguinité) mais restent, en conséquence des évènements démographiques (épidémie comme la peste du milieu de XIVe siècle ou les accidents familiaux), très ouverts à l’ascension d’hommes nouveaux. Bien que les Marseillais n’aient pas un goût prononcé pour les affaires en famille comme en Italie, ils opèrent fortement en réseaux de sociabilité horizontaux. Ces réseaux peuvent être consolidés par des mariages. Les dots et les héritages sont d’ailleurs un moyen de comprendre la place singulière qu’ont les femmes dans la société, conséquence des accidents démographiques et du particularisme culturel local. Ces réseaux sont également consolidés par des liens spirituels et communautaires permis par les confréries et le compérage. Les relations entre ces membres prennent également une réalité spatiale, où il apparait une omniprésence dans certains quartiers de la ville basse avec la concentration des achats et des activités (commerciales, civiques ou religieuses).  

Laure-Hélène Gouffran propose également une analyse concernant le rapport qu’ont ces élites au luxe, à la foi, aux pratiques religieuses et à leur mémoire (chap. 4). Dans leur rapport à l’argent, les marchands se sont accommodés de la pensée pieuse qui évalue au Moyen Age. En effet, depuis le XIIe-XIIIe siècle, les ordres mendiants se sont développés et contrairement aux précédents ordres qui cherchaient l’isolement, ces ordres s’installent dans les villes, Marseille ne faisant pas exception. Frères mineurs et prêcheurs ne condamnent pas l’argent et le commerce, ils saluent le marchand qui se met au service du collectif avec l’approvisionnement des villes ou la gestion de la cité. Ils incitent le marchand à faire circuler l’argent, car le marchand, coupable par nature du pêché d’usure, doit obtenir son salut en faisant œuvre de charité auprès des plus nécessiteux ou des couvents. Cette évolution doctrinale plaît évidemment aux marchands (et à leurs femmes) qui vont créer ou entretenir des hôpitaux, faire des dons d’objets précieux (tissus, calices, etc) aux couvents, ou faire bâtir des chapelles. Les ordres mendiants sont les principaux bénéficiaires ecclésiastiques de ces legs ou dons. Les marchands souhaitent être enterrés dans leurs couvents, que des messes soient dites à leur mémoire, que les frères mendiants accompagnent leur cortège funéraire par exemple. De cette manière, les marchands construisent leur mémoire en anticipant leurs dernières volontés dans leur testament. La mort apparaît donc comme un temps très codifié.   

Pour parachever son analyse, l’auteure questionne le rapport de ces élites marchandes à la cité et au collectif (chap. 5). Comme il a déjà été évoqué, les marchands cherchent leur salut dans la charité. Celle-ci prend très fréquemment la forme de fondations, de legs, de dons et de participation à l’administration d’hôpitaux. Ceux-ci sont à la croisée des considérations civiques et religieuses car bien qu’initialement ces établissements sont des œuvres pieuses, dans bien des villes, notamment Marseille, le personnel est religieux mais la cité a repris la main sur la gestion. D’une taille variant de moins d’une dizaine de lits à presque une centaine, ces hôpitaux s’insèrent également dans une considération de réseaux. Un marchand fonde ou entretient un hôpital, lié à son réseau de famille, de compérage, de confrérie ou d’association commerciale. Marseille compte sept hôpitaux à la fin du XIVe siècle. Cet engagement civique se caractérise également par la participation au conseil de la cité, vecteur d’accroissement du prestige social et qui s’est nettement développé à partir du XIIe siècle avec le renforcement du pouvoir communal sur le pouvoir comtal ou ecclésiastique (vis-à-vis de l’évêque et de l’abbaye de Saint Victor). Cette participation à la vie de la cité à travers le conseil ou les charges sont peu ou pas rémunératrice. Elle permet également de renforcer les liens au sein de son réseau. L’auteure explique que dans le cas de Marseille, ces réseaux n’étaient pas exclusivement entre coreligionnaires. On voit des Juifs vivre hors de la juiverie, participer à la gestion de la cité mais aussi intégrer des réseaux où ils partagent une éthique commune. Enfin, l’engagement civique des marchands passe également par la défense de la cité. La mer représentant un espace de frontières, les attaques de royaumes ennemis des rois angevins, de pirates et de corsaires sont une menace pour Marseille. Encouragés par une volonté personnelle ou par le conseil de la cité, les marchands n’hésitent pas non plus à se faire corsaires au gré des remous économiques et politiques. Cette activité peut donc être vue comme une défense offensive des intérêts de la cité. 

La critique que l’on peut formuler à l’encontre de cet ouvrage est le manque de définitions et de contexte. L’histoire politique médiévale de la ville aurait pu être rappelée. Cela aurait pu permettre, par ailleurs, d’étendre l’analyse. En effet, il pourrait être intéressant d’exploiter des sources présentes dans les fonds liés aux rois angevins ou aux comtes. De plus, l’analyse pourrait être complétée, notamment la partie sur le rapport à l’espace, avec une explication et une description des zones de la ville selon le possesseur (cité, abbaye de Saint Victor, évêque). Enfin, la compréhension peut être rendue complexe faute de définition de termes juridiques médiévaux ou encore sur la réalité derrière les noms de charges communales (et donc l’administration d’une cité médiévale de Provence). 

Vivien LEFEBVRE 

Master I – Histoire des mondes antiques et médiévaux EAD 

Mémoire sous la direction de Madame Tixier Du Mesnil 

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