234 mètres de haut, 4 kilomètres de diamètres, voilà les mensurations somme toute modestes du Mont-Royal, point culminant sur l’île de Montréal. Alors que sa taille l’identifie évidemment comme une colline, dans la bouche des Montréalais d’hier et d’aujourd’hui c’est “La Montagne”. Cette surévaluation lexicale renvoie à l’importance particulière que revêt cet espace dans les représentations des locaux, et elle n’est pas dénuée de sens, car cette faible élévation topographique a suffit à faire du Mont-Royal un territoire dominant, surplombant voire écrasant géographiquement mais aussi socialement le reste de Montréal. 

Ainsi, toutes les implantations humaines durables sur l’île ont eu une emprise particulièrement forte sur ces pentes, faisant de la montagne un lieu de première importance dans la constitution du Canada contemporain, affirmé aujourd’hui par de nombreuses patrimonialisations institutionnelles. 

 

 

La Montagne précolombienne : occupation millénaire et implantation iroquoise tardive  

Le Mont-Royal est depuis longtemps un site d’occupation humaine. Déjà dans les temps précolombiens il fut utilisé comme lieu de sépulture, comme l’atteste des ossements humains trouvés au XIXème siècle remontant à la période autochtone dite archaïque (de 6000 à 1000 av. J.-C.). Néanmoins, les vestiges de cette époque sont rares, et il faut attendre la période dite sylvicole (de 1000 av. J.-C. à la période de contact) pour trouver des traces d’implantations durables sur la montagne. On observe en effet à partir de l’an mil de notre ère une transformation profonde des modes de vie des Amérindiens dans l’île de Montréal, caractérisée par l’émergence d’une agriculture semi-sédentaire, entraînant une forte poussée démographique et donc une occupation globale de l’île.  

Grâce au couvert végétal du mont Royal, à la faune qu’il héberge et à l’abondance des sources d’eau, les premiers occupants le fréquentent sans doute intensivement. Ainsi le seul village autochtone découvert à ce jour sur l’île fut mis au jour aux abords du Campus Mcgill, sur les flancs ouest de la montagne, lors de fouilles en 1860.  

 

 

La montagne dispose également d’une autre ressource, en abondance, la cornéenne d’Utica, une roche particulièrement adaptée à la taille d’outils et d’armes, essentielle pour les activités productrices de sociétés ne maîtrisant pas la fonte du métal. En 1997, une étude archéologique a réussi à déterminer la présence sur la montagne d’une gigantesque carrière préhistorique (plus de 60 000m²), lieu d’extraction mais aussi de taille de la pierre, adjointe d’un bâtiment ayant une fonction domestique. 

Les sources textuelles tendent également à confirmer les trouvailles archéologiques, Jacques Cartier témoignant lui-même de l’implantation autour de la montagne lors de son second voyage en 1535 « près et joignant une montagne qui est alentours d’icelle, bien labourée et fort fertile de dessus laquelle on voit fort loin¹ », que l’explorateur baptise au passage « nous nommames icelle montagne le Mont Royal ¹ ».

Cette occupation première du lieu eut des influences durables dont l’écho se fait encore sentir aujourd’hui dans l’urbanisme. Deux chemins au moins ceinturaient la montagne dans les temps précolombiens, et leurs tracés ont en grande partie déterminé les tracés des chemins de la Côte-Sainte-Catherine et de la Côte-des-Neiges, le second notamment étant un axe essentiel pour traverser l’île de Montréal d’est en ouest depuis les premiers temps de la colonie.

 

La période française : une occupation spirituelle et productiviste du Mont-Royal 

Le premier établissement allochtone, français, est établi en 1642 sous l’égide du sieur de Maisonneuve et de Jeanne-Mance, au confluent du Saint-Laurent et de la Petite Rivière, sur le site connu aujourd’hui sous le nom de “Pointe-à-Callière”, à environ trois kilomètres du Mont-Royal. Dès le premier hiver, une relation privilégiée se noue entre les colons et la montagne. En effet, cette dernière les sauve de la crue du fleuve qui menace d’emporter la colonie, et, en guise de remerciement, Maisonneuve érige le 6 janvier 1643 une croix sur le flanc sud, qui devient rapidement un lieu de pèlerinage.

Pendant le Régime français, l’histoire du mont Royal est fortement marquée par l’action des Sulpiciens. Leurs aménagements sont fondamentaux en cela qu’ils vont indexer les rôles subséquents dont la montagne sera investie : espace institutionnel éducatif et hospitalier et espace de villégiature (d’abord) bourgeois. Arrivés en 1657, les prêtres de Saint-Sulpice deviennent seigneurs de l’île de Montréal en 1663.  Sur le territoire qui nous intéresse, ils créent le domaine de la Montagne, aux multiples fonctions : réserve de bois, exploitation agricole et site privilégié pour l’implantation d’œuvres.  On peut distinguer deux temps principaux dans la mise en valeur du domaine.  

Premièrement, de 1675 à 1705, une mission amérindienne est construite sur l’emplacement actuel du Collège de Montréal (cf carte institutions). Le choix de son emplacement tend à confirmer le rôle prépondérant de la montagne déterminée par l’archéologie pour les populations autochtones de l’île. La mission comprend 200 autochtones christianisés résidant dans 26 cabanes d’écorces construites autour d’une église en bois. Ces derniers participent à la mise en valeur du Mont-Royal par le défrichement, la récolte du bois, la mise en culture, mais disposent également d’une certaine autonomie, les hommes conservant leurs activités traditionnelles de chasse dans la montagne.

Dans un second temps, à partir de 1705, date à laquelle la mission est déplacée (au Sault-au-Récollet), les locaux sont progressivement transformés par les Sulpiciens en “maison de campagne” aux allures de château, pièce maîtresse d’apparat aux caractéristiques nobiliaires d’un domaine rural devenu beaucoup plus vaste au fil des implantations des colons dans l’île. Au fil du siècle la maison de campagne s’étoffe ainsi de murs et de tourelles, d’un potager, d’un vignoble, d’un verger et d’un parc avec bassin ornemental et jardin à la française, marqué par les dispositions symétriques et rectilignes. Vous pouvez en voir une dépiction, dans un cadre encore champêtre mi-XIXème siècle, dans l’infographie sur la villégiature présente dans cet article.  La majeure partie de la propriété est de plus confiée durant cette période à des fermiers qui mettent en culture blé, avoine, pois et foin, et qui pratiquent également l’élevage de vaches, de cochons, de moutons et de poules. Les Sulpiciens ouvrent enfin une carrière, sur le site de l’actuel UDEM (cf carte institutions), et un four à chaux.
Il faut souligner que déjà durant la période française, 20 à 30% des terres concédées par les sulpiciens sur l’île sont confiées à des urbains, qui semblent déjà particulièrement friands des propriétés sur les pourtours de la montagne. Cette élite franco-canadienne est principalement composée d’officiers civils et militaires, d’autres congrégations religieuses et de marchands, qui exploitent leurs propriétés depuis Ville-Marie dans des buts encore avant tout productivistes, le seul établissement de villégiature restant la maison de campagne des Sulpiciens.

En résumé, au crépuscule du Canada français, en 1760, aux abords du Mont-Royal, les forêts ont cédé la place aux champs et aux vergers. L’exploitation des côtes se fit d’abord sur le versant Est dès la fin XVIIème, puis sur le versant sud à partir de 1700 (l’actuel Westmount) avant de remonter progressivement vers le Nord par le versant Ouest (l’actuelle Côte des Neiges) au cours du XVIIIème siècle. Cette période marque de plus à la fois la perpétuation de la présence autochtone, par l’implantation de la mission, ainsi que la fin d’une occupation millénaire, lors de la fermeture de cette dernière. Lorsque les Anglais prennent possession de Montréal, fossés, bâtiments de ferme et maisons de bois (et déjà parfois de pierre) caractérisent le pourtour du Mont-Royal. Pour vous donner une idée, je vous invite à vous référer à la peinture de James Peachey (cf infographie villégiature).  

 

Le XIXème siècle britannique : triomphe des élites anglophones 

Après la conquête britannique, Montréal va connaître une croissance très forte, supplantant Québec pour devenir la première ville du Canada jusqu’aux années 1950. La population de la ville passe en effet de 4 000 habitants en 1750 à 9 000 en 1800, puis double tous les 20 ans au XIXème siècle pour atteindre près de 326 000 habitants en 1901. 

Cette évolution démographique va avoir des conséquences considérables sur les utilisations du Mont-Royal, au premier rang desquels l’explosion des activités de villégiature, l’institutionnalisation de la montagne et la relégation au second plan des activités économiques productrices. A l’orée du XXème siècle, cet espace aura globalement pris les traits qui le caractérisent encore aujourd’hui.

Un espace de villégiature bourgeois 

Comme nous l’avons vu, la propriété des sulpiciens sur la Montagne était déjà devenue le cadre précoce d’activité de villégiature durant la période française. Après la conquête, Montréal connaît évidemment une forte restructuration de sa classe dirigeante. De nouveaux fonctionnaires et administrateurs britanniques s’y installent, et font rapidement des séjours réguliers dans la maison de campagne sulpicienne qui fait forte impression. Disposant de ressources financières considérables et habitués aux plaisirs et au prestige associés à la propriété foncière, cette nouvelle classe va investir les pentes Est de la montagne dès les années 1790. Cette première vague de notables est principalement composée de barons de la fourrure, dont les plus célèbres représentants sont James McGill, Simon McTavish et Joseph Frobisher pour les anglophones, François Trottier Desrivières -beau-fils de James Mcgill- ou encore Maurice Blondeau, associé de Joseph Frobisher, pour les francophones, moins nombreux.  Ces hommes d’affaires vont faire construire des résidences à proximité de la maison de campagne sulpicienne. Encore secondaires et saisonnières à cette époque, elles complètent une adresse à Montréal même. Souvent construite sur des terres agricoles, parfois carrément dans d’anciens bâtiments de fermes transformés, les terrains sont encore souvent exploités par des fermiers. L’idéal des notables est toujours à cette époque celui du propriétaire terrien, “gentleman-farmer” pour les Anglais.  

 

La seconde moitié du XIXe siècle est aussi marquée par un intérêt croissant pour les activités sportives et touristiques de tout genre. A Montréal, cet intérêt s’exprime d’abord au sein de la bourgeoisie anglophone de la ville. Les résidents du Golden Square Mile trouvent dans la montagne voisine un lieu exceptionnel de pratique d’une variété de sports, de manière informelle ou dans un contexte plus structuré. 
 
Sport aristocratique par excellence, la chasse à courre se perpétue sur les terrasses du flanc nord, dans le secteur Côte-des-Neiges, encore peu touchées par le lotissement urbain où la faune, en particulier le renard, abonde. Le Montreal Hunt Club, fondé en 1827, siège dans un manoir sur le chemin de la Côte-Sainte-Catherine de 1897 à 1920, avant d’être délogé par le développement suburbain.

De même, le premier terrain de golf du Canada est aménagé par des immigrants d’origine écossaise en 1874 sur un espace aplani sur le flanc nord, le fletcher’s field. Ils y joueront pendant une trentaine d’années avant de subir le même sort que le club de chasse.    
Le Mont-Royal est aussi apprécié pour les sports d’hiver, particulièrement populaires à l’arrêt des activités portuaires durant l’hiver. On y pratique la descente en toboggan depuis les années 1860, des installations sont même construites à cet effet par le “Toboggan Club” de 1884 à 1925, ainsi que des randonnées hivernales en raquettes organisées par le Montreal Snow Shoe Club, fondé en 1840, les “Mount Royal Steeple Chase”.  

Ces investissements croissants ainsi que l’inexorable progression du tissu urbain vont mener à une institutionnalisation de l’espace par la création de parcs formalisant les usages pour pérenniser l’accessibilité de la montagne en tant qu’espace naturel. 

On s’entend à dire que l’élément déclencheur de la création du parc du Mont-Royal fut la coupe à blanc effectué sur le flanc sud en 1860 par l’un des grands propriétaires, M. Lamothe. Décriée par les habitants de Montréal, ce fait divers poussa les autorités municipales à acheter 200 ha de terrains sur la montagne, principalement une forêt de feuillus, en vue d’y constituer un parc. La ville exproprie, à l’exception de certains notables du flanc est, comme John Redpath et Sir Hugh Allan, menant à la constitution de percées urbaines dans les bois encore visibles aujourd’hui (sur les infographies de cet article par exemple).  

L’aménagement est confié à Frédérick Law Olmsted, le concepteur de Central Park, et son partenaire Calvert Vaux. Le parc est officiellement inauguré le 24 mai 1876. Il présente une vision romantique de la nature appréhendée comme l’antithèse salvatrice à la ville corruptrice, en vogue dans les élites anglo-saxonnes de l’époque. L’ascension du Mont royal par des sentiers sinueux éloigne de la trame orthogonale des rues montréalaise. Les caractéristiques naturelles, notamment la topographie, sont mises en valeur, parfois artificiellement améliorées (par l’adjonction d’espèces étrangères, par des coupes spécifiques) pour créer des trouées sur la ville. Une véritable philosophie se déploie derrière ces aménagements, selon laquelle l’espace conditionne les comportements sociaux des individus. Olmsted est convaincu que les parcs urbains, dont l’utilisation doit être avant tout contemplative, ont un effet apaisant, une influence positive sur la santé physique et morale des masses. Or, là n’est pas l’avis de nombreux montréalais, qui ne souhaitent pas être relégués dans un rôle de spectateur, mais bien au contraire entendent investir l’espace de nombreuses activités ludiques, dont nous avons évoqué certaines. 

 

 

 

Le monument est encore un haut lieu du cosmopolitisme montréalais, marqué par un rendez-vous estival hebdomadaire, célèbre à travers l’île, celui des joueurs de tam-tam. Il est également depuis plus d’un siècle un lieu de départ privilégié des manifestations, ce dernier trimestre pour les rassemblements en rapport avec le conflit israélo-palestinien par exemple.  

En résumé, à l’issue du XIXème siècle et à l’initiative avant tout des élites anglo-saxonnes, le Mont-Royal est devenu un espace de villégiature prépondérant dans l’île de Montréal. D’abord mité sur ses pentes est, ses faces se couvrent rapidement de demeures bourgeoises, menant à une explosion des usages de plaisance, et donc à leur institutionnalisation par la constitution d’espaces dédiés et réglementés, le parc du Mont-Royal et le Fletcher’s Field.  

Les implantations institutionnelles 

Or, les raisons qui poussent les élites économiques à investir la montagne de leurs luxueuses villas aiguillonnent aussi les désirs d’autres acteurs : les institutions éducatives et hospitalières.  

L’explosion démographique de la ville, l’émergence des industries au XIXème, l’exiguïté et l’insalubrité urbaine, couplé aux philosophies de retour à la nature et d’éloignement du vice (que nous avons déjà vu chez Frederick Olmsted) vont faire du Mont-Royal un espace refuge pour nombre d’institutions.  

La vocation institutionnelle des flancs de la montagne s’ouvre par la donation de James Mcgill à sa mort en 1813 de sa maison de campagne, “Burnside”, évoquée plus haut, à l’Institut Royal pour l’avancement des sciences, dans le but d’y fonder une école. Après plus de 30 ans de bataille juridique entre l’Institut et les descendants lésés, le McGill College ouvre ses portes le 6 septembre 1843, accueillant alors 20 étudiants encadrés par 4 professeurs dans un total de 2 bâtiments. L’histoire de l’Université suit les mêmes tendances lourdes qui structurent plus largement le développement du Golden Square Mile dans lequel elle se situe. Sa création, son épanouissement et son succès sont tributaires des initiatives individuelles de grands capitalistes riverains, elle ne reçoit d’ailleurs aucun subside de l’État avant les années 1950. James McGill permet sa création, puis Peter Redpath, le promoteur, est un mécène précoce, adjoignant certains de ses terrains et des dons financiers importants permettant la construction de nouveaux bâtiments, d’abord le musée d’histoire naturel Redpath et le “Presbyterian College” tous deux inaugurés en 1882, puis la bibliothèque universitaire Redpath en 1893. Sir William Macdonald et Lord Strathcona prennent ensuite le relai comme mécènes principaux. Le premier rend possible la construction des pavillons Macdonald de physique en 1893, de chimie en 1896 et de génie en 1907-1908. Il pérennise de plus l’avenir du campus, d’abord en donnant un vaste terrain de 25 ha sur les pentes, mitoyen du leg originelle de James Mcgill, sur lequel sera construit le complexe sportif, et notamment le stade Molson en 1911, du nom d’un autre capitaliste mécène local. Macdonald va même jusqu’à faire empêcher un consortium de construire l’hôtel Ritz-Carlton sur le coin sud-ouest du campus en disant aux spéculateurs de lui vendre le terrain avec un profit de 500 $ sans quoi il les ruinerait tous, puis il cède le terrain à McGill, c’est vous dire que William Macdonald protégeait McGill. Lord Strathcona dote quant à lui le campus d’un autre terrain adjacent sur Sherbrooke, sur lequel il finance un institut proposant des programmes d’études supérieures aux femmes, le Royal Victoria College. Sa générosité permettra également la construction du pavillon Strathcona d’anatomie et de médecine (1907-1908). Il convient de plus de souligner l’action du deuxième directeur de l’école, John William Dawson. C’est sous son rectorat, de 1855 à 1893 que le campus prit forme, passant d’un paysage champêtre à un parc arboré aux nombreux aménagements. C’est de plus lui qui a découvert le village autochtone décrit au début de cet article, c’est pourquoi le site porte son nom.   

 

 

Ainsi au tournant du XXème siècle McGill est déjà bien établie comme établissement d’études supérieures pionnier au Canada. Pour vous donner une idée, on y trouve durant la période la première personne d’ascendance noire africaine à avoir obtenu un diplôme de médecine en Amérique du Nord, William Wright en 1848, le premier individu de confession juive docteur en droit dans le monde anglophone, Abraham de Sola en 1858, et la première femme professeure d’université nommée au Canada, Carrie Derick en 1912.  McGill est de plus la seule université entièrement laïque du Canada en 1900, point qui la sépare radicalement des institutions éducatives francophones qui investissent le Mont-Royal dans la même période. 

Pionnière donc de l’institutionnalisation éducative des pentes du Mont-Royal, la prestigieuse université anglophone est bientôt rejointe par des établissements francophones, portés non pas par l’aristocratie capitaliste, mais plutôt par les ordres religieux catholiques.  Les Sulpiciens jouent un rôle déterminant dans l’affirmation du mont Royal comme lieu d’implantation des grands établissements d’enseignement religieux et socio sanitaires de Montréal. Pour les mêmes raisons qui poussent à la création de McGill, et peut-être par imitation, ils implantent leur propre complexe éducatif dans leur maison de campagne, qui sera passablement transformée à cette fin au cours des décennies 1850-70.  Située à seulement 900 mètres au Sud du campus McGill, elle héberge le Grand Séminaire depuis 1854, un institut d’études supérieures destiné à la formation des prêtres, rejoint en 1891 par le plus vieux établissement d’études secondaires de l’île, le Collège de Montréal, fondé en 1767. 

Les Sulpiciens facilitent de plus l’implantation d’autres ordres grâce à leur mainmise sur les terres, héritage de la période française. Ils cèdent un terrain aux sœurs de la Congrégation de Notre-Dame sur les contreforts Sud, où les religieuses fondent en 1855 un pensionnat pour filles (aujourd’hui mixte), la Villa Maria.  

Sur le plan hospitalier, ce sont d’abord les Religieuses hospitalières de Saint-Joseph qui quittent la vieille ville pour aller s’établir sur un fief qu’elles possèdent depuis 1730 aux confins du Fletcher’s Field, ou elles font construire un hôpital, l’Hôtel-Dieu en 1861. La même année, elles sont rejointes par les Soeurs grises, qui acquièrent auprès des Sulpiciens un vaste emplacement adjacent au collège de Montréal. Elles y déplacent le Montréal General Hospital, dans plusieurs complexes successifs, jusqu’à faire construire en surplomb du Collège l’immense barre qui constitue l’hôpital depuis 1955.

 

 

 

Les cimetières  

Enfin, une dernière forme d’institutionnalisation marque particulièrement l’espace de la montagne de son emprise en cette deuxième moitié de XIXème. Si les vivants ne sont pas insensibles aux charmes du Mont-Royal, les mêmes attraits (quiétude, paysage naturel, prestige) les poussent à s’y établir une fois morts. L’espace se fait rare dans les anciens  cimetières installés en bordure des murailles et rattrapés par l’urbanisation, et l’émergence de nouveaux modèles de nécropoles, associées à l’esthétique romantique, motivent le changement.   

Ainsi, en l’espace de 4 ans, toutes les confessions de Montréal (protestante, juive, catholique) font l’acquisition de propriétés sur le Mont-Royal pour y aménager des cimetières. 
Ce sont d’abord les protestants qui s’organisent autour de 16 hommes d’affaires dans la Compagnie du cimetière du Mont-Royal. En 1851, la vente d’action leur permet d’accumuler le capital nécessaire pour acquérir un terrain sur les pentes Nord-Ouest. Ils y sont rejoints sur leur flanc Sud en 1854 par les catholiques de la paroisse Notre-Dame de Montréal, et sur leur flanc Nord la même année par les juifs de la synagogue Shaerith Israel (synagogue des Juifs de rite sépharade – d’ascendance espagnole et portuguaise), eux aussi organisés en comité sous la direction d’hommes d’affaires.  
L’aménagement de ces nécropoles relève pour partie de différences socio-culturelles, différences qui ne se limitent pas à des perspectives esthétiques mais renvoient aux tensions qui caractérisent le cosmopolitisme Montréalais. 

 

 

Ainsi, le cimetière Notre-Dame-des-Neiges est conçu comme un lieu d’une double célébration : religieuse catholique et nationaliste québecoise. L’accès au cimetière se fait par une porte monumentale ornée de deux anges sonnant le jugement dernier et encadrant saint Jean Baptiste (le saint patron du Canada pour les catholiques). Le visiteur est ensuite obligé dans une première partie de suivre un chemin de croix à la riche statuaire catholique  et de passer devant une imposante colonne commémorant l’exécution par les autorités britannique des leaders des Patriotes lors des troubles de 1837-38 avant de pouvoir accéder aux tombes. La disposition des arbres et des allées renvoie également aux esthétiques des Beaux-Arts, des jardins à la française, caractérisés par les alignements et les dispositions symétriques.  

De son côté, le Mount-Royal Cemetery est beaucoup plus sobre sur le plan religieux, le parcours y est moins guidé et l’accent est surtout mis ici sur la valorisation de l’esthétique naturelle. Comme pour l’aménagement du parc du Mont-Royal, les chemins tracés y sont sinueux, mettant en valeur la topographie et proposant aux visiteurs plusieurs paysages en plans successifs à la manière de tableaux. Une grande variété de plantes et d’arbres exotiques y sont plantés de manière irrégulière, de même que les stèles funéraires qu’on essaye d’intégrer au paysage. Tous ces éléments en font un pionnier du mouvement des cimetières-jardins qui commence alors à se diffuser en Amérique du Nord.   

 

 

Concernant la nécropole juive, évidemment bien moins étendue, deux points sont à mon sens particulièrement intéressants. Premièrement, il convient de souligner sa proximité forte avec le cimetière du Mount-Royal.  Leurs entrées sont séparées par seulement quelques dizaines de mètres, alors que celle du cimetière catholique est située loin sur le versant Sud-Ouest. De plus, l’aménagement -sobre- du cimetière juif est confié au gardien du cimetière protestant. Enfin, en 1890 une tendance juive réformée (la synagogue Temple Emanu-El) fera carrément scission pour aller établir un carré juif à l’intérieur même du cimetière Mount-Royal. Secondairement, il est intéressant de noter qu’avec l’augmentation de l’immigration en provenance d’Europe de l’Est, la nouvelle communauté juive ashkénaze décidera en 1859 d’établir une autre nécropole, adjacente à la première mais distincte, le cimetière Shaar Hashomayim. 

Tous ces cimetières sont aujourd’hui des lieux de mémoires importants, dernière résidence éternelle de nombre de personnages déterminant dans l’histoire canadienne. Le cimetière Mount-Royal est le lieu de sépulture privilégié de l’élite économique anglophone pendant l’ère victorienne, y sont par exemple inhumés : Sir Hugh Allan, le propriétaire de Ravenscrag, John Molson, industriel et donateurs auprès de McGill, William Dawson, le fameux second recteur de McGill, William Notman, un photographe à qui nous devons nombre de clichés utilisés dans cet article ou encore Sir John J.C Abbot, premier ministre du Canada.  
Le cimetière de Notre-Dame-des-Neiges est quant à lui le plus grand cimetière catholique du Canada, et c’est un marqueur identitaire important pour les québécois. Outre le monument aux Patriotes, y reposent par exemple Sir Georges-Étienne Cartier, ou Sir Louis-Hippolyte La Fontaine, qui fut deux fois premier ministre du Canada-Uni.  

Enfin, dans les cimetières juifs reposent les premiers juifs (ouvertement) du Canada, entre autres Ezekiel Hart, fondateur attesté de la plus ancienne communauté juive canadienne, ou  Abraham de Sola, qui outre son titre de docteur fut le premier ordonnateur de la communauté montréalaise. C’est également dans ces cimetières que se trouve la tombe, plus récente, de l’artiste Léonard Cohen, véritable symbole du cosmopolitisme montréalais. 

A l’issue du XIXème siècle le Mont-Royal a radicalement changé de visage et commence à adopter les traits qui le caractérisent encore aujourd’hui.  Ses pentes se couvrent progressivement de demeures bourgeoises, d’hôpitaux et d’écoles (et de tombes) prestigieuses, le fletcher’s field est en voie de devenir un haut lieu de la vie sociale montréalaise, et le parc du Mont-Royal est le théâtre de nombreuses activités récréatives tant estivales qu’hivernales. Bien que les prémisses ayant mené à ces évolutions remontent à la période française, les graines plantées par les sulpiciens germent sous l’influence prépondérante des élites économiques anglophones, qui s’accaparent en grande partie la montagne. Il est frappant de noter que toutes les initiatives importantes de cette période, du développement de McGill à la création du parc et du cimetière du Mount-Royal en passant par l’aménagement des quartiers, sont d’abord les fruits d’initiatives privée, provenant de la société civile, l’Etat ne jouant qu’un rôle secondaire.

 

Le premier XXème siècle : Reconquête francophone et homogénéisation linguistico-sociale
 
La reconquête francophone 

L’après Première Guerre Mondiale va voir se développer au Québec comme ailleurs dans les empires coloniaux occidentaux des remises en cause de la mainmise du colonisateur. Or, comme nous l’avons vu, à Montréal au XIXème siècle, les élites anglo-saxonnes avaient fait du Mont-Royal un espace dominant la ville non plus seulement par sa topographie, mais aussi par les usages qui lui furent attribués, entres autres lieu de résidences bourgeoises, de villégiature et d’implantations d’institutions renommées. Ainsi, on va assister dans la première partie du XXème siècle à une véritable reconquête de la montagne par les francophones, qui vont à leur tour marquer fortement l’aménagement de l’espace.

La bataille est engagée lors du XXIème Congrès eucharistique international de 1910, qui se déroule à Montréal. Sans s’attarder sur les multiples affirmations nationalistes québécoises qui caractérisent l’événement, comme le discours d’Henri Bourassa “La langue, gardienne de la foi”, le congrès se termine par une immense procession rassemblant 100 000 personnes, qui chemine de la vieille-ville jusqu’au pied du Mont-Royal, pour célébrer une messe dans le Fletcher’s Field. Une première vague de revendications se cristallise à l’occasion autour de l’appellation du parc, la population francophone demandent aux autorités municipales de dénommer ce parc en hommage à la fondatrice du premier Hôtel-Dieu de Montréal -dont le deuxième bâtiment est situé à proximité. C’est le début d’une lutte qui durera 80 ans, jusqu’à ce que le Fletcher’s Field soit officiellement renommé parc Jeanne-Mance en 1990.  
Il faut néanmoins attendre l’entre-deux guerre pour voir apparaître de manière concomitante une multitude de projets francophones d’envergure. L’année 1924 marque ce basculement. Elle voit l’inauguration sur le sommet le plus élevé de la montagne, le 24 décembre, d’une croix en poutrelle métallique de 31,4 m de haut. Construit à l’instigation de la Société Saint-Jean-Baptiste grâce à une collecte de dons, le monument commémore la croix originellement placée par le fondateur français de la ville, Maisonneuve .  

La même année, l’immense chantier de la basilique de l’Oratoire Saint-Joseph se met en branle sur le flanc Sud. L’emplacement est loin d’être anodin, la plus grande église catholique de Montréal est placée en bordure immédiate du plus riche quartier anglo-saxon (Westmount) et plus largement en surplomb de l’ensemble du Montréal anglophone. Construite pour encenser l’action d’un Frère de Sainte-Croix, André, canonisé en 1982 pour ses « miracles » thaumaturgiques, elle est depuis son achèvement tardif en 1967 un des trois lieux de pèlerinage les plus importants pour les catholiques québécois. Elle suit de plus les canons classiques de l’architecture religieuse québécoise, caractérisé par son gigantisme -c’est encore le 3eme plus grand oratoire du monde, et la plus grande église du Canada avec son dôme de plus de 60m- et par les inspirations françaises, perceptibles encore une fois notamment dans l’aménagement des jardins.  

En 1924 toujours, elle est rejointe dans sa proximité immédiate au Nord par les travaux eux-aussi pharaoniques du nouveau campus de l’Université de Montréal. L’UDEM, cadre privilégié de l’enseignement supérieur francophone dans l’ile, ne se constitue en effet comme un ensemble indépendant que tardivement, elle n’est qu’une succursale de l’Université Laval jusqu’en 1920. Une fois cette nouvelle autonomie établie, la nouvelle université cherche à rassembler dans un même ensemble les multiples facultés et écoles affiliés qui se sont établies à Montréal dans la deuxième partie du XIXème siècle. Après négociations avec les autorités municipales, le choix se porte sur le versant nord du Mont-Royal, précisément sur le site de l’ancienne carrière établie par les Sulpiciens, désaffectée depuis. Ici encore, pour reprendre les mots de notre confrère Isabelle Gournay le choix :  

“se justifie essentiellement d’un point de vue symbolique. En se situant dans le prolongement de l’oratoire Saint-Joseph – les travaux de la basilique commencent en 1924 – et en adoptant une position dominante parallèle à celle de l’Université McGill sur le versant sud du mont Royal, la hiérarchie catholique manifeste haut et fort sa présence à l’horizon de Montréal et dans l’esprit de ses habitants 376” 

L’architecture s’inspire, thème récurrent vous l’aurez compris, des Beaux-Arts français, avec disposition symétrique et rectiligne. L’ensemble est néanmoins novateur, en s’axant non sur la traditionnelle chapelle mais plutôt sur une tour-bibliothèque monumentale, l’université marque un double souci de légitimation scientifique et de sécularisation. Les travaux s’achèvent en 1943, 60 000m² de locaux ouvrent leur porte à 6 000 étudiants. C’est aujourd’hui un des plus gros campus francophones de la planète avec plus de 76 000 étudiants.  

Le tableau francophone est complété en 1932 par la construction du Chalet des Amis sur le belvédère Kondiaronk. Ce dernier avait été aménagé en 1906 comme point de vue sur la ville complété par un salon de thé aristocratique par des anglophones, les frères Maxwell. Ce premier complexe est détruit, remplacé par un imposant hall construit d’après les plans du francophone Aristide Beaugrand-Champagne. Point le plus symbolique du nouveau complexe, son intérieur est couvert par 13 tableaux muraux imposants, rappelant l’histoire du Mont-Royal et de Montréal de 1535 (arrivée de Jacques Cartier) à 1760 (date de la prise de la ville par les Anglais). Il est cocasse de noter que la fresque historique, bien que conçue durant la décennie 1930, arrête son récit 160 ans plus tôt, comme si depuis cette date, l’histoire de la ville avait été confisquée par le -nouveau- colonisateur.  

 

 

L’homogénéisation linguistico-sociale  

Dans la même lancée que la reconquête symbolique du Mont-Royal par les francophones, on va assister dans la première moitié du XXème siècle à une homogénéisation linguistique des pentes privilégiées par les aristocrates économiques pour s’y établir. Alors que les implantations étaient auparavant assez mixtes, les pentes Est et Sud vont s’affirmer comme résolument anglophone. Le village de la côte Sainte-Antoine, qui s’était constitué au Sud de la montagne au cours du XIXème siècle sera ainsi officiellement rebaptisé municipalité de Westmount en 1895. La bourgeoisie anglophone finit d’y supplanter la paysannerie francophone durant le premier tiers du XXème siècle. Un symbole fort de ce changement de population fut l’ouverture de l’école primaire et secondaire Selwyn House School en 1908, strictement anglophone, depuis son ouverture un des établissements les plus élitistes et tarifés de l’île.  

Les pentes Nord-Ouest le long du chemin de la côte Sainte-Catherine suivront quant à elle un développement en miroir. Outremont y dépose sa charte de municipalité la même année que Westmount, en 1895. Son évolution l’inscrit en revanche inversement comme un espace francophone et catholique, alors que les protestants y furent un temps majoritaire.  Comme sur les autres pentes, des établissements d’enseignements en langue française prestigieux s’y construisent, notamment le pensionnat pour filles du Saint-Nom-De-Marie ouvert en 1905 et l’école primaire Nouvelle-Querbes, inaugurée en 1916. Ces implantations, en retard par rapport à la face Est, ne permettent néanmoins pas à Outremont d’acquérir la même renommée institutionnelle qui s’enracine alors autour du Golden Square Mile. Ces deux municipalités se sont constituées comme des villes de banlieue résidentielles bourgeoises verdoyantes d’où sont exclues en grande partie les nuisances de la ville industrielle. Vous pouvez encore voir sur les cartes satellites présentes dans cet article que les rues sur les pentes Nord-Ouest et Sud-Est sont nettement plus vertes que les autres.  

Le Sud-Ouest sera le seul flanc de la montagne à échapper à la dynamique d’embourgeoisement. On peut y voir deux raisons principales. Premièrement, c’est le flanc le plus éloigné de la vieille ville, cœur traditionnel de l’activité. Deuxièmement, un noyau villageois s’y est précocement constitué au début XIXème siècle le long de l’antique chemin de la Côte-Des-Neiges, constitué d’agriculteurs comme ailleurs, mais aussi de tanneurs, attirés par les nombreux cours d’eaux irriguant ce versant. Le village devint rapidement prospère, mais la présence d’industries très odorantes participa à y inhiber la villégiature aristocratique. Quelques hôtels populaires s’y établirent néanmoins durant le dernier tiers du XIXème siècle, étape d’arrivée des randonneurs en raquettes,  mais aussi aux dires des aristocrates voisins établissements aux réputations douteuses, rendez-vous de la canaille des faux-bourgs en quête de combats de boxe clandestins et de relations amoureuses tarifées.  Conséquence de cette absence de notables, la municipalité de Côte des Neiges sera fusionnée à la mairie de Montréal dès 1910, avant même son absorption par le réseau urbanisé. Ses pentes, préservées de l’accaparement bourgeois, encore parfois occupées par de vastes champs, permettront la dernière vague d’institutionnalisation de la montagne. L’implantation de l’UDEM et de l’Oratoire Saint-Joseph aurait été malaisée sur n’importe quel autre versant, faute d’espace disponible. Ils y seront rejoints par des établissements hospitaliers, toujours en quête d’espace. L’hopital Général Juif sera d’abord inauguré en 1934, ouvert à tous il avait pour but de pallier la discrimination en matière de santé que subissait les membres de cette communauté. L’hôpital pour enfants Sainte-Justine s’établira ensuite en 1957 sur le terrain auparavant occupé par le Montréal Hunt Club. 

Ainsi à la ségrégation linguistique s’ajoute une ségrégation sociale sur les pentes du Mont-Royal, qui se perpétue jusqu’à aujourd’hui. En 2021, alors que le revenu médian au Québec était de 36 000$, il était de 66 000$ à Outremont, de 100 000$ à Westmount, et de seulement 24 000$ à Côte-des-Neiges, pourtant directement frontalier des deux premiers quartiers ! Ces ségrégations sociales et linguistiques se traduisent même par des volontés de séparatisme politique. Alors que, comme on l’as dit, la municipalité de Côte des Neiges fut absorbée dès 1910, il faut attendre une loi du gouvernement du Québec en 2001 pour voir la fusion, forcée, d’Outremont. Westmount est quant à elle toujours une municipalité indépendante, bien qu’étant complètement enclavée par les arrondissements de Montréal.  

 

 

Le Mont-Royal aujourd’hui : un espace à préserver 

Les grandes tendances qui s’étaient dégagées au XIXème siècle puis affirmées dans la première moitié du XXème ont modelé l’espace. Après 1945, les derniers reliquats d’activités paysannes ont fini par céder leur place, l’ensemble des pentes ont été urbanisé, Un changement de paradigme va ainsi se produire, particulièrement perceptible depuis les années 1980. Alors qu’auparavant les dynamiques renvoyaient principalement à des désirs de modifications, d’investissement de l’espace, les dernières décennies sont caractérisées au contraire par des volontés de préservation, de sauvegarde, de maintien.  

L’affaire de l’avenue McGill College est emblématique de ces évolutions contemporaines. En 1984, un promoteur immobilier souhaite construire un vaste complexe commercial et culturel à l’intersection Nord-Ouest des rues Sainte-Catherine et McGill College qui aurait bloqué la vue vers la montagne. Le projet reçoit l’aval des autorités municipales, mais est décrié par un ensemble d’acteurs locaux puissants :  la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, d’autres promoteurs immobiliers, des journalistes, des citoyens.. Après des consultations publiques qui font ressortir sans équivoque la primauté accordée à la préservation d’une perspective libre vers le Mont-Royal, le projet est abandonné.  

Il en va de même en 1986 d’un plan d’aménagements touristiques d’envergures du parc du Mont-Royal adjoint à l’érection d’une tour de télécommunication, pourtant soutenu par le maire Jean Drapeau. Une vaste coalition d’opposition se regroupe sous le nom “Les Amis de la Montagne”. Constituée ici aussi d’hommes d’affaires, de riverains, mais aussi d’organismes de défense du patrimoine (Sauvons Montréal, Héritage Montréal), elle réussit à venir à bout du projet, et publicise également une critique plus large de la gestion du parc.  

 

 

Ces nouvelles volontés émanant de la société civile trouvent échos dans des pans très diversifiés de la population et vont se traduire par une patrimonialisation très large de la montagne. Cette dernière est d’abord mise en place par l’administration municipale Jean Doré, qui signe un protocole d’entente en juillet 1987 avec la mairie d’Outremont pour la mise en valeur de Mont-Royal, la mairie de Westmount se joindra plus tard à la gestion commune. La mairie de Montréal crée également en 1987 le “site du patrimoine du Mont-Royal” où sont identifiés 45 paysages architecturaux à préserver et mettre en valeur. Enfin, elle met en place le “plan de mise en valeur du Mont-Royal” en 1992 après des consultations publiques qui ont encore fait ressortir les désirs de préservation des caractères naturels et historiques de la montagne. Le gouvernement provincial et le fédéral se joignent ensuite au mouvement. En 1998, les trois cimetières de la montagne sont reconnus “lieu historique national du Canada”.  

Enfin, en 2005, au terme d’un long processus auquel les acteurs locaux ont été fortement associé, le Conseil des ministres du Québec crée “l’arrondissement historique et naturel du Mont-Royal”, le premier à recevoir cette double qualification.  Piloté par une Table de concertation qui regroupe des spécialistes et personnes-ressources issus des milieux institutionnel, associatif, gouvernemental et municipal, il veille depuis à une application du plan de mise en valeur conforme au consensus social.   

 

En conclusion : 

A l’issue de ce tour d’horizon historique du Mont-Royal, vous aurez compris que cet espace recouvre de multiples fonctions d’importance sur l’île : haut lieu en matière de patrimoine, poumon vert de Montréal, refuge pour les institutions éducatives, hospitalières et funéraires  les plus prestigieuses, théâtre d’activités ludiques bourgeoises et populaires, catholiques et profanes, et enfin espace frontière, de concurrence et de ségrégation communautaires.  

Successivement occupé par les iroquoiens du Saint-Laurent, par les Français puis par les Anglo-Saxons, chaque communauté à marqué l’espace de son empreinte particulière, faisant de la Montagne une sorte de microcosme des évolutions plus larges qui ont construit le Canada contemporain.   

Notez le rôle de premier plan des structures religieuses catholiques, et particulièrement des Sulpiciens, dans l’aménagement francophone de la Montagne (Oratoire, Collège de Montréal), complété par l’action municipale (UDEM), à distinguer du côté anglophone, ou les Eglises protestantes et la mairie montréalaise apparaissent en retrait face aux initiatives individuelles de grands bourgeois capitalistes (McGill, Golden Square Mile, Westmount) 
Notez la ségrégation linguistico-sociale des pentes qui s’est affirmée progressivement et fracture aujourd’hui l’environnement urbain entre des pentes Sud et Est bourgeoises anglophone, Nord et Ouest bourgeoises francophone, avec un îlot beaucoup plus populaire au Sud-Ouest, la Côte-des-Neiges. Ces tendances, fruits de volontés de distinctions sociales de la part des classes dominantes, ont dressé une pyramide socio-économique couronnée par l’élite anglo-saxonne, distincte au point de refuser encore et toujours l’intégration à Montréal. La concurrence, la conflictualité entre les communautés et les classes sociales ont bien souvent été moteur d’investissement et de marginalisation, d’abord des autochtones puis des francophones et plus largement des couches populaires. 
Notez enfin dans ce sens les volontés contradictoires sur l’aménagement des parcs entre des riverains bourgeois désireux de préserver un cadre paisible contemplatif et les masses montréalaises en demande d’accessibilité et de ludicité.  
Je ne vous l’ai pas évoqué, mais reflet de la violence sociale sourde contenue dans la ségrégation de l’espace, des vagues d’attentats parfois meurtriers, revendiqués par des groupes francophones anti-coloniaux d’extrême-gauche frappèrent Westmount et McGill College durant les décennies 1960-1970.  Néanmoins, de ce rôle de frontière conflictuelle découle une autre fonction, celle d’espace cosmopolite de rencontre, d’échange, surtout affirmée dans le parc Jeanne-Mance. Pour conclure, je vous laisse sur les mots de notre confrère Michèle Dagenais :  

“dès son origine, le parc du mont Royal se voit conférer un caractère sacré qui découle à la fois de l’association du lieu avec les catégories mythiques habituelles et des rapports de pouvoir qui lui sont constitutifs fondés sur la domination des élites et la subordination des autres groupes sociaux. Au-delà des qualités intrinsèques du site et du prestige de l’architecte ayant conçu son aménagement, le caractère sacré de la montagne résulte donc du travail d’exclusion que les élites effectuent pour s’approprier du lieu et du même coup en déposséder les autres. C’est notamment la raison pour laquelle d’autres groupes, en particulier les élus locaux, désirent aussi s’approprier les lieux. Dominer la montagne, c’est aussi une manière de dominer la ville à distance”² .

 

HADRIEN BUTON
Master 1 HISTOIRE ET SCIENCES SOCIALES DU POLITIQUE
Mémoire sous la direction de Aliocha Maldavsky

1. Voyages de découverte au Canada entre les années 1534 et 1542 par Jacques Cartier, Québec, Société historique et littéraire de Québec, 1927, p. 43. [↩] [↩]
2. Michèle Dagenais, « Entre tradition et modernité : espaces et temps de loisirs à Montréal et Toronto au XXe siècle » , Canadian Historical Review, vol. 82, n o 2, 2001, p. 312. [↩]

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