Viollet-le-Duc est aujourd’hui un architecte et restaurateur reconnu et honoré, à qui de nombreuses expositions sont dédiées et qui est abordé dans les classes de lycée dans plusieurs spécialités afin d’appréhender la question délicate de la restauration du patrimoine. En effet, son œuvre a fait l’objet d’éloges comme de critiques passionnées, entraînant des débats ardents qui n’ont toujours pas cessé. Viollet-le-Duc est « celui qui fut une sorte de Léonard-Jules Vinci-Verne » comme le souligne Bruno Foucart dans l’exposition Viollet-le-Duc, au Grand Palais de Paris en 1979. C’est à cette occasion, pour le centenaire de sa mort, que l’artiste architecte est redécouvert. Il était jusque-là tombé dans l’oubli. L’homme a occupé le poste d’inspecteur général, de chef du bureau des bâtiments historiques et d’architecte chargé de la restauration de divers monuments. Son œuvre théorique est importante, destinée aux adultes comme aux enfants. L’œuvre didactique de l’architecte n’est pas anecdotique, même si son expérience d’enseignant a été de très courte durée, chahuté par les élèves et par ses confrères pour différents motifs. Afin de mener à bien ses projets de restauration, Viollet-le-Duc a fait œuvre d’archéologue et de dessinateur, se passionnant pour le bâti mais également pour la nature, sublimée par ses aquarelles et étudiée pour sa structure, source d’inspiration première de son œuvre foisonnante. Nous aborderons ici le rapport qu’entretient Viollet-le-Duc au Moyen Âge. 

Revenons pour commencer aux origines de son intérêt pour la période. Si le jeune adulte refuse le cursus habituel de l’École des Beaux-Arts, celui-ci voyage beaucoup, en Italie puis en France. Le voyage en Italie, nommé aussi le Grand-Tour, est une expérience fondamentale dans la vie d’un artiste, lui permettant d’aller à la rencontre de l’Antique, des maîtres de la peinture italienne de la Renaissance et du patrimoine matériel et immatériel d’autres siècles également. Le jeune homme va à la rencontre de villes, de paysages, d’une culture nouvelle qui le nourrissent en tant qu’artiste mais également en tant qu’homme. Ainsi, Viollet-le-Duc fait des aquarelles de vues italiennes, de monuments emblématiques de Gênes, de Venise et d’autres lieux. La nature lui plaît beaucoup ; quant à l’architecture, ce ne sont pas les monuments antiques seuls qui retiennent son attention. Il visite et observe le patrimoine médiéval.

De retour en France, en 1835, il rencontre un auteur à succès devenu inspecteur général des Monuments historiques, Prosper Mérimée, qui propose à Viollet-le-Duc un projet de restauration de la basilique de Vézelay, menacée de destruction par des désordre multiples. La France connaît depuis des siècles des destructions massives de monuments de tous siècles. Des voix se sont élevées de tout temps pour qu’une prise de conscience individuelle et collective ait lieu, sans grand succès. La Révolution française a entraîné la destruction massive de bâtiments royaux et ecclésiastiques.   Ce n’est qu’au XIXe siècle, que des changements majeurs s’opèrent avec la prise de conscience nationale que le bâti français est malmené et qu’il faut impérativement le préserver. La notion de patrimoine national est en train de naître. Arcisse de Caumont en 1820 souligne le vandalisme que la France a subi et se lance dans un recensement du patrimoine normand dans un premier temps, qu’il généralise ensuite à tout le territoire. Son intérêt se porte également sur l’art gothique, très décrié depuis la Renaissance. C’est à son instigation que Guizot, ministre de l’Instruction publique, décide en 1837 la création de la Commission des Monuments historiques, dans laquelle un corps d’officiers œuvre, promus inspecteurs chargés de l’état des monuments dans toute la France. Grâce à des publications et à des congrès archéologiques, le sujet acquiert une légitimité. Des artistes font également porter leur voix, tel que Victor Hugo s’il ne fallait en citer qu’un, qui met dans la lumière en 1832, dans son roman Notre-Dame de Paris, la cathédrale et le Moyen Âge. Celui-ci avait déjà dénoncé dans de nombreuses œuvres l’état misérable des églises françaises. La fascination des romantiques pour cette période, source d’inspiration importante pour leurs œuvres, permet également d’œuvrer activement en faveur de la préservation du patrimoine historique. C’est ainsi qu’en 1830, sous les directives de Louis-Philippe, est créé par Guizot le premier poste d’inspecteur général des Monuments historiques, confié à Ludovic Vitet. Celui-ci a pour mission, avec de faibles moyens, de parcourir la France pour constituer le premier inventaire des monuments français, qui permettra d’avoir une lecture claire de l’état de conservation de chacun des édifices, afin de pouvoir prioriser les chantiers de restauration, limitant ainsi la perte de monuments et leur destruction. C’est ainsi qu’en mars 1840, Viollet-Le-Duc, âgé de 26 ans, est nommé auditeur au Conseil des bâtiments civils et chargé des travaux de sauvegarde de Vézelay par le successeur de Vitet, Mérimée. La même année, il rejoint Lassus et Duban qui œuvrent à la Sainte-Chapelle de Paris, afin de la restaurer. Ces deux expériences vont forger l’architecte. Les deux bâtiments datent respectivement des XIIe et XIIIe siècles. Viollet-Le-Duc se forge une connaissance solide des matériaux, des techniques des bâtisseurs, de l’esthétique de ces églises, sous l’égide de médiévistes de renom et d’archéologues qui rassemblent une large documentation basée sur des relevés. Un chimiste relève même des traces de polychromie. L’architecte a une vision de la restauration, qu’il explique dans ses traités et entretiens ; pour lui, la restauration doit permettre de retrouver le bâtiment dans l’état qu’il avait ou pouvait avoir, à une époque donnée. Viollet-Le-Duc considérait que le XIIIe siècle correspondait à ce que le mouvement gothique avait de plus exceptionnel. C’est ainsi qu’il reconstitue dans ces restaurations et dans les suivantes une esthétique qui permet la recréation d’un site afin s’en faire une œuvre type, qui incarnerait à elle seule une époque. Cela a des conséquences qui sont celles qui ont été décriées par ses détracteurs. L’architecte artiste, à partir de ses études, fait le choix de supprimer toutes les modifications postérieures apportées au monument, pour ne garder que celles de la période voulue, en corrigeant ce qui lui semblait être des erreurs et en ajoutant  ce qui était dans le style, afin d’obtenir un exemple accompli d’édifice, une unité, qui incarnerait une forme de perfection. Redonnons ici la fameuse citation moult fois reprise et commentée : « Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné » Ainsi, par analogie, ajoute-t-il des éléments qu’il a vus ailleurs par exemple.   

Le gros chantier de restauration qui va suivre est celui de Notre-Dame de Paris, dont l’incendie a à nouveau permis de parler de l’architecte et des choix opérés sur le site. En effet, la cathédrale partie en flammes est celle recréée par Viollet-le-Duc, qui a effacé ce que Soufflot avait fait avant lui. Nous ne pouvons pas être exhaustifs mais nous pouvons indiquer quelques modifications qui permettent de comprendre la vision que Viollet-le-Duc avait du Moyen Âge et l’esthétique à laquelle il se référait dans le cadre des restaurations puis des œuvres personnelles. A Notre-Dame, il rétablit le trumeau de la porte principale et refait le tympan que Soufflot avait cassé en 1771 afin de faire passer les dais et les bannières de pèlerinage lors de processions. La galerie des rois, détruite, est recréée. Il rétablit la polychromie de la nef, des chapelles latérales, polychromie qu’il a perçue sur de petites zones de certains murs et retrouvée dans des débris et d’après les relevés effectués à la Sainte-Chapelle, à Vézelay et à Semur-en-Auxois. Les couleurs choisies sont l’ocre rouge et jaune, la terre de Sienne, le rose vif, le vert sombre sur ton gris. La polychromie du Moyen Âge a été omise par certains, de même que celle de l’Antiquité, qui a été totalement effacée des connaissances historiques et artistiques communes par le classicisme français. Il fait décrocher les tableaux des tailloirs de la nef, fait ajouter des édicules, qui sont des chapelles, ainsi que des gargouilles et des chimères, provenant de son imaginaire. La flèche de Notre-Dame, démantelée au XVIIIe siècle, est créée, à laquelle l’architecte ajoute les sculptures des douze apôtres et des quatre évangélistes. 

Par la suite, Viollet-le-Duc restaure sous Napoléon III le château de Pierrefonds, qui était en ruine. Celui-ci devient le palais médiéval idéal, avec ses tours et tourelles, son donjon, ses murailles. A l’intérieur, l’artiste recrée ce qui constitue son univers, la polychromie, les dessins d’animaux fantastiques et les scènes médiévales, telles que celles peintes sur le manteau de la cheminée de la chambre de l’impératrice Eugénie, représentant sous le pinceau de Maurice Auradou, gendre de l’architecte, les chevaliers de la table ronde. Le mobilier médiéval est lui aussi dessiné et réalisé sous les ordres de l’architecte, qui ne s’est jamais limité qu’à la pierre, comme en témoignent ses dessins et son Dictionnaire raisonné du mobilier français de l’époque carolingienne à la Renaissance. Les salles portent dans leurs noms même cet imaginaire médiéval : la salle du donjon, la salle des preuses, la salle des gardes. Les matériaux en bois et en pierre, travaillés comme lors de la création, les décors colorés, les statues et les flèches, les chapiteaux, les gouttières, les boiseries, animalisés, nous plongent dans l’univers viollet-le-ducien, que celui-ci transpose par la suite dans ses grands projets : la cité de Carcassonne, le château de Pupetières, le château d’Eu… 

Pour finir, nous pouvons prendre un exemple célèbre qui témoigne de la vision qu’Eugène Viollet-Le-Duc avait du Moyen-Age. La porte Narbonnaise de la cité de Carcassonne, le plus gros projet de restauration de l’architecte, en ruines avant les travaux engagés en 1851, présente un pont- levis qui n’a jamais existé. 

Ainsi, il est intéressant de percevoir que la vision que l’on avait du Moyen-Age architectural a connu un changement capital au XIXe siècle puisqu’il est apprécié, considéré, mis en valeur, dans de nombreux arts. Il est redécouvert et respecté. Viollet-le-Duc a participé à ce renouveau en tant qu’inspecteur, restaurateur et artiste. Il nous propose dans ses maisons et châteaux des créations originelles teintées de l’univers médiéval, ainsi que dans ses projets de restauration. D’ailleurs, des témoignages et des représentations de Geoffroy-Dechaume le montrent dans son cabinet de travail, en tenue des maîtres francs-maçons. L’artiste est également présent sous la flèche de Notre-Dame, parmi les douze apôtres, sous les traits de Thomas, tenant une équerre, insigne des architectes, qui porte la mention : « Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc édifia cette flèche », signature de l’artiste, symbole de l’union des époques. Viollet-le-Duc n’est aujourd’hui plus vu comme un artiste de pastiches. Il est célébré comme le sauveur de monuments qui se mourraient et un créateur qui reprenait des méthodes et un style ancien, avec la vision personnelle du créateur, tout en étant totalement tourné vers la modernité. Lui qui a toujours refusé l’académisme, la suprématie de l’Ecole des beaux-arts, contesté l’enseignement prodigué aux architectes, a su, à l’image d’un maître d’œuvre et d’un ingénieur, s’appuyer sur le passé pour créer des œuvres contemporaines, adaptant parfois leurs techniques, leurs matériaux, le dessin, utilisant parfois le métal, la fonte, amenant d’autres fois l’électricité, le chauffage au gaz, dessinant des formes avec les codes médiévaux, tout en annonçant l’Art Nouveau.               

Noraz Léo  

Master 2 mondes anciens et médiévaux  

Mémoire sous la direction de Laurent Jégou 

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