Mes lectures pour la construction de l’État de l’art de mon mémoire de première année de Master m’ont amené à étudier – et à écrire – sur l’éducation des filles au sein de la société française d’Ancien Régime. Plusieurs acteurs, plusieurs institutions mais également plusieurs méthodes interviennent dans les manières d’instruire les filles, à l’instar des petites écoles, des maîtres particuliers, des gouvernantes ou encore des congrégations religieuses. Le niveau d’éducation et la qualité des enseignements administrés aux petites filles dépend du milieu de vie, urbain ou rural, des ressources financières et du statut social des parents. Ainsi, une demoiselle, c’est-à-dire une jeune fille issue de la noblesse, reçoit une éducation propre à son rang, puisqu’en tant que noble elle doit être en mesure d’ordonner aux domestiques, de recevoir des invités, de plaire – avec le chant, la pratique d’un instrument ou encore la danse –, ou encore de tenir un salon littéraire s’il s’agit d’une aristocrate¹ . L’éducation des filles, au même titre que celle des garçons, est caractérisée par sa diversité. Seule l’éducation des parents et des aïeuls, et plus précisément des mères, est commune aux enfants des sociétés d’Ancien Régime, indépendamment de leur statut social. Par ailleurs, les enfants sont mêlés très tôt au travail familial, que ce soit au sein de la maison, dans les ateliers ou encore dans les champs.

Les mères, en plus largement le cercle familial, à l’instar des grands-parents ou encore des tantes, enseignent à leurs enfants des savoirs utiles à leur rang social et à leur futur. Plus qu’apprendre à parler et à marcher, il s’agit d’inculquer des rôles sociaux et de bonnes mœurs aux enfants. Sous l’Ancien Régime, il s’agit de préparer les jeunes filles à devenir de bonnes épouses chrétiennes et de bonnes mères par l’apprentissage de « différents savoir-faire de son futur état : gestes ménagers, apprentissage professionnel sur le tas dans la ferme, l’atelier ou la boutique, gestion domestique dans les milieux aisés² ». Plus précisément, les femmes doivent être en mesure de tenir une maison, un foyer, donc de posséder des capacités ménagères, telles que la cuisine ou encore de la couture. Les attentes à l’égard des bourgeoises et des nobles sont d’autant plus exigeantes qu’elles doivent représenter leurs familles auprès de la société. Dans le cas de la noblesse, les mères s’impliquent à différentes échelles dans l’éducation de leurs enfants. D’aucunes, très cultivées, transmettent elles-mêmes des connaissances très poussées à leurs enfants, tandis que d’autres préfèrent rédiger des carnets pour apporter conseils et avertissements à leurs héritiers.

L’aristocrate Marie-Thérèse de Narbonne-Pelet (1738 – 1779), marquise du Puy-Montbrun, compose un programme d’enseignement, sous forme de Maximes d’éducation, pour sa fille Sophie³ . Ces Maximes d’éducation, autrement appelées Réflexions de Madame la marquise du Puy-Montbrun pour sa fille sont contenues au sein d’une cinquantaine de cahiers manuscrits, de 6 à 21 pages, traitant chacun d’un sujet précis, tel que « l’égoïsme⁴ », « l’amitié⁵ », « la plaisanterie » ou encore « les bienséances⁴ ». La marquise du Puy-Montbrun, par ses écrits, cherche à « préparer assidûment » Sophie aux « bouleversements matériels mais aussi psychologiques⁶ » qu’allait engendrer son arrivée à Versailles. Par ces écrits, la volonté de la marquise du Puy-Montbrun est d’offrir à Sophie les meilleures chances lors de son entrée dans le monde, pour assurer et conserver l’honneur de leur nom. C’est à cela que tient l’engagement d’une mère dans l’enseignement de sa fille. L’aristocratie et la noblesse de robe ne s’impliquent pas de la même manière dans l’enseignement de leurs enfants. Les aristocrates semblent, si l’on s’appuie sur l’exemple précédent, se placer en éducatrices. Elles n’enseignent pas elles-mêmes à leurs enfants, mais mettent à profit leurs expériences pour prodiguer des conseils utiles à ceux-ci. Quant à la noblesse de robe, elle s’implique corps et âme dans l’éducation des enfants, probablement par manque de moyens financiers, tel que le montre l’exemple des Joly De Fleury. La noblesse de robe a, de manière générale, des « consommations moins ostentatoires⁷ » que l’aristocratie, habitudes que l’on retrouve dans les choix éducatifs. Marie-Françoise Lemaistre élève seule ses neuf enfants au château de Fleury, puisque son époux, Guillaume-François Joly de Fleury, est procureur général à Paris⁸ . Plus qu’une éducation, ce sont de réels enseignements que Marie-Françoise Lemaistre, influencée par les « humanités » et « dominée par le latin et surtout la poésie⁹  », prodigue à ses filles comme à ses fils. Par ailleurs, cette famille de la noblesse de robe se distingue par l’utilisation de la poésie comme moyen de communication, d’expression et de divertissement. Très tôt, les enfants Fleury composent des vers en utilisant des noms, à l’instar de Guillaume-François-Louis qui élabore ses propres poèmes dès l’âge de « huit ans » en s’intitulant « petit Poulet » dans ceux-ci, tout comme sa sœur Louise-Françoise s’intitule « Mademoiselle de Brione¹⁰ ». « Après cette première éducation, les chemins devaient se séparer : les garçons suivirent le procureur général pour une seconde éducation destinée à les préparer progressivement aux tâches du parquet, tandis que les filles furent promises au couvent ou au mariage¹⁰ », ce qui démontre que les filles ne sont pas destinées à la même vie que les garçons. Alors même que les garçons Joly de Fleury sont préparés à devenir des parlementaires, les filles sont en majorité destinées aux ordres, sinon au mariage. En effet, « par choix mais surtout pour des raisons financières, trois des filles du procureur général étaient entrées en religion¹⁰ », ce qui marque l’un des choix d’avenir possibles aux femmes sous l’Ancien Régime.

Portrait de Manon Roland, réalisé à la fin du xviiie siècle et conservé au musée Lambinet.

N’oublions pas les pères dans l’éducation des filles, bien qu’il s’agisse souvent de cas particuliers dans la mesure où l’éducation est genrée. Sous l’Ancien Régime, les pères prennent la charge des fils dès sept ans, « l’âge de raison¹¹ », alors que l’éducation des filles, comme précédemment présenté, incombe aux femmes, aux mères comme aux gouvernantes ou aux religieuses à vocation enseignante. Les pères peuvent ainsi intervenir dans l’éducation de leurs filles, comme dans le cas de Manon Phlipon (1754-1793)¹² ou encore d’Émilie du Châtelet (1706-1749). L’éducation de Manon, fille de Gatien Phlipon, maître graveur et bourgeois de Paris, est « marquée par les soins attentifs d’un père qui initie sa fille au dessin et à la gravure et les leçons particulières d’une escouade de maîtres¹³ », ce qui lui vaut la qualification, par les enseignantes du couvent dans lequel elle est placée à onze ans pour préparer sa première communion, d’être une petite fille très instruite et en avance pour son âge. Instruite par pas moins de quatre maîtres particuliers, « Doucet pour l’écriture, l’arithmétique, l’histoire et la géographie, Cajon pour le chant, Mignard pour la musique, Mozon pour la danse¹⁴ », Manon Phlipon développe un goût certain pour l’apprentissage de connaissances variées. Mais le niveau d’instruction de Manon tient des aléas et des parcours de vie, puisque rares sont les jeunes bourgeoises à avoir eu une telle chance éducative et en particulier un accès à diverses bibliothèques. Férue de lecture dès le plus jeune âge, Manon Phlipon explique dans ses mémoires avoir eu accès à la bibliothèque de ses parents, puis à celle de la cellule de « Sainte Agathe¹⁵ », ou « Angélique Boufliers¹⁶ », sœur responsable des pensionnaires au couvent où Manon étudie, et enfin à la « grande bibliothèque¹⁷ » de l’abbé leJay. Manon Phlipon déclare dans ses mémoires : « avec les livres élémentaires dont on avait soin de me fournir, j’épuisai bientôt ceux de la petite bibliothèque de la maison. Je dévorais tout, et je recommençais les mêmes lorsque j’en manquais de nouveaux¹⁸ », ce qui met en évidence la curiosité intellectuelle de celle-ci dès son plus jeune âge. En ce qui concerne la bibliothèque d’Angélique Boufliers, Manon a eu accès à des « poésies du père du Cerceau, et des ouvrages de mysticité¹⁹ . » Elle écrit également que « l’abbé le Jay tenait salon dans une grande bibliothèque que je mettais à contribution suivant mon bon plaisir²⁰ », bibliothèque où elle avait trouvé des « historiens, des mythologues, des pères de l’Église et de littérateurs²¹ ». Entourée d’hommes et de femmes, Manon Phlipon a ainsi acquis et développé une culture et des connaissances très vastes, qui ont fait d’elle une salonnière et une figure importante de la Révolution française.

Portrait d’Émilie du Châtelet, réalisé par Marianne Loir, XVIIIe siècle, Musée des Beaux Arts de Bordeaux.

Émilie du Châtelet (1706 – 1749), femme de lettres et mathématicienne issue de la noblesse d’épée française, reçoit «  dès son enfance une éducation soutenue, inaccessible aux femmes à cette époque²² », « grâce à son père, le baron de Breteuil²³ ». Keiko Kawashima précise dans son essai qu’il s’agit d’une « éducation approfondie en latin et en mathématiques, discipline qu’elle affectionnait particulièrement²⁴ . » Les matières scientifiques sont de toute évidence principalement destinées aux hommes, ce qui présente à la fois la nature genrée de certaines disciplines intellectuelles mais également que celles-ci pouvaient être accessibles aux femmes selon le fruit du hasard de l’éducation. Les arts, à l’instar de la danse et du chant, sont aux femmes ce que les sciences sont aux hommes. Emilie du Châtelet est un exemple de femme noble très instruite, tout en étant un cas particulier, puisque les enseignements scientifiques ne sont pas destinés aux femmes nobles. Ces connaissances lui ont notamment permis d’écrire l’Exposition abrégée du Système du Monde et explication des principaux phénomènes astronomiques tirée des Principes de M. Newton ainsi que de traduire en français les Principia d’Isaac Newton, fondateur de la Mécanique classique²⁵ .

Ainsi, l’implication parentale dans l’éducation des enfants dépendait à la fois du rang social, des moyens financiers et du genre. Être une mère sous l’Ancien Régime ce n’est pas seulement donner vie, c’est aussi éduquer et instruire ses enfants, être présente pour eux afin de leur offrir le meilleur bagage intellectuel possible. Le niveau d’instruction des enfants est ainsi déterminé par celui des femmes, puisque ce sont généralement elles qui s’occupent d’eux, de la naissance à l’âge de raison. Les garçons rejoignent ensuite leur père, tandis que les filles poursuivent leur apprentissage au couvent, auprès de gouvernantes et maîtres particuliers – dans le cas de la noblesse et de la bourgeoisie –, ou s’investissent dans le travail et la vie familiale – dans le cas des plus pauvres, qui peuvent parfois avoir accès aux petites écoles de charité par exemple.

 

Écrit par Canet Justine, étudiante en M1 d’histoire sous la direction de Caroline Galland et Laurence Croq.

1. Membre de la noblesse d’épée. [↩]
2. Godineau Dominique, Les femmes dans la France moderne, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, coll. U, 2015, p. 148. [↩]
3. Lirosi Alessia, « Héritière temporelle et spirituelle d’un grand homme :  La marquise du Puy-Montbrun et le cardinal de Bernis », in Montègre Gilles (dir.), Le cardinal de Bernis. Le pouvoir de l’Amitié (Partie : Les Femmes et le Cardinal de Bernis), Paris, Tallandier, 2019, p. 537-556. [↩]
4. Ibid., p. 555. [↩] [↩]
5. Ibid., p. 556. [↩]
6. ^[1] Ibid., p. 541. [↩]
7. Croq Laurence, « L’autre noblesse (Paris, XVIII^e siècle) », Genèses, vol. 76, no. 3, 2009, p. 8-29, p. 24. [↩]
8. Feutry David, Un magistrat entre service du roi et stratégies familiales : Guillaume-François Joly de Fleury (1675-1756), thèse d’histoire, dir. Olivier Poncet et Olivier Chaline, Paris, École des chartes, 2011 (soutenue en 2008), p. 444, Chap. VIII, p. 320. [↩]
9. Ibid., Chap.VIII, p. 320. [↩]
10. Ibid., Chap.VIII, p. 321. [↩] [↩] [↩]
11. Dubouloz, Julien, Beaulande-Barraud Véronique, et Poutrin Isabelle, « Âge de raison », dir. Poutrin Isabelle, Dictionnaire du fouet et de la fessée : Corriger et punir, Presses Universitaires de France, 2022, p. 10-14. [↩]
12. Future Madame Roland. [↩]
13. Chartier Roger, Compère Marie-Madeleine et Julia Dominique, L’Éducation en France du XVI^e au XVIII^e siècle, Paris, CDU Sedes, 1976, 304 p., chap. VIII, p. 247. [↩]
14. Ibid. [↩]
15. Roland de La Platière Jeanne-Marie, Mémoires de Mme Roland, Paris, Baudoin fils, Tome 1, 1820, 524 p., p. 50. [↩]
16. Ibid., p .50. [↩]
17. Ibid., p .81. [↩]
18. Ibid., p. 21. [↩]
19. Ibid., p. 51. [↩]
20. Ibid., p. 81. [↩]
21. Ibid., p. 85. [↩]
22. Kawashima Keiko, « Émilie du Châtelet, entre anonymat et ambition », Pour la Science, vol. 557, no. 3, 2024, p. 72-79, p. 74. [↩]
23. Ibid., p. 74. [↩]
24. Ibid., p. 72. [↩]
25. Hermann Claudine, « La traduction et les commentaires des Principia de Newton par Émilie du Châtelet », Bibnum, Physique, 2017, p. 1-18, p. 1. [↩]

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