L’émergence du Mouvement Terre de Liens,  Une synthèse bibliographique 

 

Sommaire:

I. Un contexte historique

Un problème historique d’accès au foncier agricole

La réponse des politiques publiques

Des aspirations citoyennes émergentes

 

II. La naissance de Terre de Liens

Un collectif de militants

Un projet qui s’inscrit dans le mouvement de l’économie sociale et solidaire

Une ambition environnementale

 

III. Une croissance organique

Une association soutenue par des militants issus de la société civile

Soutien des autorités publiques

La multiplication des missions

De la complexité des financements locaux

Conclusion

Epilogue

Bibliographie

 

En 1955, on dénombrait 2,5 millions d’exploitants agricoles en France. Ils sont aujourd’hui moins de 500.000 et la moitié partira à la retraite dans les dix prochaines années. Ces statistiques vertigineuses ont fait remonter en haut de l’agenda politique l’épineuse question de l’installation de nouveaux agriculteurs en France. En effet, le contexte est toujours plus contraint, les exploitations agricoles s’agrandissent, les revenus des agriculteurs diminuent et la surface agricole restante est attaquée de toutes parts par les multiples projets d’aménagement du territoire. Les dispositifs existants pour contrôler et soutenir les installations des nouvelles générations agricoles sont vieillissants. La plupart sont en place depuis les années soixante. 

Ce constat n’a rien de nouveau et il est identifié de longue date par les observateurs avertis. En effet, le mouvement Terre de Liens milite depuis 20 ans déjà, précisément sur le sujet du renouvellement des générations agricoles. Si l’érosion des vocations agricoles est une réalité, c’est surtout la complexité de l’accès au foncier agricole qui pose problème. Nous avons, en France, de nombreux aspirants agriculteurs qui ne trouvent pas de surface à exploiter. Né en 2003, Terre de Liens agit pour enrayer la disparition des terres agricoles et faciliter l’accès au foncier pour davantage d’installations. Le mouvement s’appuie sur un collectif citoyen pour installer des porteurs de projet écologique et paysan. A contre-courant des tendances de la profession, le mouvement est parvenu à acquérir 350 fermes et à y installer plus de 800 paysans. Ces fondateurs ont réussi à faire prévaloir un modèle alternatif et militant dans un monde largement dominé par les projets agro-industriels. Comment est né ce mouvement pionnier ? Quelles conditions ont rendu possible l’émergence et le développement de Terre de Liens ?  

Ce sont les questions auxquelles nous allons tenter de répondre en approfondissant le contexte historique de la fondation du mouvement (I), puis nous étudierons la stratégie des fondateurs qui se sont appuyés sur un collectif de spécialistes et ont construit de solides partenariats avec l’économie sociale et solidaire (II) et enfin, nous analyserons la manière dont le mouvement s’est développé en coordination avec les acteurs publics, intégrant toujours plus de missions (III). 

 

I. Un contexte historique 

Un problème historique d’accès au foncier agricole 

Sur la seconde moitié du XXe siècle, le secteur agricole connaît un bond de productivité fulgurant. Les progrès techniques permettent de réduire le nombre d’actifs embauchés sur une exploitation tout en continuant à augmenter les rendements. Ainsi, entre 1979 et 2003, le nombre d’actifs agricoles est divisé par trois en France. En 2003, ils représentent moins de 4% de la population. 

A l’aube du nouveau millénaire, le format le plus courant ¹  est encore une ferme familiale composée d’un « ménage agricole » où les époux sont co-exploitants (recensement agricole de 1997). 

Dans le même temps, une tendance à la délégation émerge, notamment sur les exploitations céréalières. De nombreux exploitants abandonnent à un entrepreneur la sous-traitance des travaux agricoles sur leur exploitations (Hervieu, Purseigle, 2013). Ces organisations obtiennent des rendements significatifs mais sont particulièrement pauvres en emploi (ratio de l’ordre de 1UTA/250ha). Ils fonctionnent par délégation et tendent à déconnecter le rapport entre le fermier et la terre qu’il exploite. 

Cette industrialisation de l’agriculture prend un tournant encore plus net avec la Loi d’orientation agricole de 2005. Des statuts jusqu’ici réservés aux entreprises sont ouverts aux exploitants agricoles et permettent d’exploiter la terre par l’intermédiaire d’une société. C’est l’émergence d’une « agriculture de firme », tournée vers les marchés mondiaux et portant une vision de très court terme (Hervieu, Purseigle, 2013). Les bénéfices engendrés par de telles exploitations permettent de proposer des prix au-dessus du marché pour l’acquisition de nouvelles surfaces, accaparant toujours plus de foncier autour d’un unique exploitant salarié et de sa myriade d’équipement de haute technologie.  Ce nouveau cadre accélère la tendance au rassemblement de parcelles au sein d’organisations financières. La surface moyenne des exploitations était de 14 hectares en 1955, elle passe à 48 hectares en 1997. Cette moyenne masque la concentration de plus en plus rapide des terres au sein des exploitations les plus grandes. En effet, en 1997, 320 exploitations dépassent déjà les 250 hectares (Agreste, 1997). 

Les conflits d’usage des sols et leurs bénéfices relatifs rendent défavorables les installations agricoles vivrières. Les propriétaires arbitrent en fonction des transactions les plus profitables, ce qui les amènent à favoriser actuellement les producteurs d’énergie photovoltaïque par exemple ²  . Lorsqu’un terrain est déclaré constructible, sa valeur est multipliée par 25. On comprend aisément la direction des arbitrages individuels. Par ailleurs, une terre louée vaut en moyenne 20% de moins à la vente qu’une terre non louée (Rapport FNSAFER, 2022) ce qui aggrave encore la situation, certains propriétaires préférant laisser leurs terres sans exploitant. 

En parallèle, les candidats à l’installation sont de moins en moins nombreux. Dans les répertoires-départs-installations (RDI) des chambres d’agriculture, on dénombre environ 15 000 candidats à l’installation en 1997. Parmi eux, seuls 8.900 s’installeront en bénéficiant d’aides des pouvoirs publics (CNASEA, 2000). A partir de 1997, le décrochage est net et le nombre de candidats diminue année après année. Accès difficile au foncier, lourdeur de l’endettement initial, solitude de l’exploitant, autant de difficultés bien identifiées qui ont installé un malaise profond dans la profession et provoquent une véritable crise des vocations.  

 

La réponse des politiques publiques 

Les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural sont créées en 1960 pour réguler l’accès au foncier. Sa mission est de faciliter les installations et de préserver le foncier agricole dans sa vocation d’exploitation vivrière.  

Malgré une tentative de modernisation en 2014, le protocole de contrôle de l’accès au foncier agricole s’est alourdi avec le temps. Il se déroule en plusieurs étapes. Pour commencer, il faut qu’un terrain agricole soit mis en vente. Il est alors obligatoire d’en faire la « publicité » pendant trois mois. C’est à dire, de communiquer largement sur la cession à venir de la parcelle pour assurer une mise en concurrence loyale des projets de reprise. Les agriculteurs intéressés par la reprise doivent déposer un dossier d’achat indiquant la nature de leur projet. Une instance de gouvernance co-pilotée par les syndicats agricoles, les représentants de l’Etat et les collectivités se réunit pour étudier les dossiers. Parmi toutes les candidatures, ils sélectionnent ensemble l’exploitant dont le dossier est considéré à la fois viable et prioritaire selon des critères normatifs établis par la préfecture (schématiquement sont priorisés les projets d’installation, puis de sécurisation des petites exploitations, puis les projets d’agrandissement). L’agriculteur porteur du projet sélectionné se voit concéder le droit d’acheter la parcelle. 

C’est à ce moment là qu’intervient la SAFER. Elle joue le rôle d’intermédiaire en se portant acquéreur de la parcelle de manière temporaire. On dit qu’elle « préempte » la parcelle pour la céder ensuite dans les meilleurs délais à l’agriculteur désigné par la commission. Ce mécanisme repose entièrement sur l’achat du foncier agricole par l’agriculteur qui s’installe. 

Dans les faits, les décisions de la SAFER sont largement orientées par le conseil d’administration où siègent en bonne place les représentants des principaux syndicats agricoles et très souvent les agriculteurs les plus influents localement. La répartition effective du foncier agricole sur les 30 dernières années, la tendance très nette à l’agrandissement et à l’augmentation relative des sociétés dans les acquisitions amènent à questionner l’efficacité de cette gouvernance pour promouvoir l’installation de jeunes candidats, en particulier ceux qui ne sont pas issus du monde agricole. 

Au-delà des petits arrangements au local, il ne fait aucun doute que les modalités de mise à disposition des parcelles par l’achat limitent grandement l’accès pour les fermiers en début de carrière ou ne disposant pas des ressources suffisantes pour proposer un dossier solide à l’achat. Le système privilégie de fait les exploitants déjà installés et les agriculteurs déjà bien intégrés au tissu rural local. 

 

Des aspirations citoyennes émergentes 

La fin des années 1990 est également marquée par la crise de la vache folle, d’intenses discussions autour des OGM et des semences stérilisées par Monsanto. Autant de sujets qui mobilise l’opinion publique et profondément modifier les attentes des consommateurs. Les attentes sociales en termes de traçabilité sont rapidement traduites dans le droit. 

En parallèle, les consommateurs montrent un intérêt nouveau pour ce que contient leur assiette, la provenance et la qualité des aliments consommés. Le troisième rapport du GIEC sort en 2001 et il est mieux relayé par les médias. Il contribue à faire prendre conscience de l’importance de la dégradation de l’environnement. Cet intérêt grandissant pour la santé et pour l’écologie se traduit par une croissance annuelle de plus de 10% des ventes de produits biologiques entre 1999 et 2005 (Jean Le Monier, 2013). 

La première Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne (AMAP) voit le jour en 2003 en Midi-Pyrénées. Les membres d’une AMAP s’engagent auprès d’un fermier à acheter toutes les semaines un panier de sa production de saison et en circuit court. Les AMAP reposent sur un lien de confiance de proximité. Ils sécurisent les revenus des producteurs tout en répondant à la volonté des consommateurs de relocaliser leur alimentation ³  .  

Les années 2000 marquent le début d’un mouvement de fond qui ne cessera de prendre de l’ampleur et favoriseront l’émergence d’initiatives citoyennes en faveur d’une agriculture durable et d’une alimentation plus saine. C’est précisément dans ce contexte que naît l’association Terre de Liens. 

 

 

II. La naissance de Terre de Liens 

Un collectif de militants 

Le mouvement RELIER s’intéresse depuis de nombreuses années aux dynamiques rurales et aux initiatives permettant de stabiliser la situation financière des professionnels installés à la campagne. Ils bénéficient d’une longue expérience notamment autour de complément aux activités agricoles (agro-tourisme, vente directe, fermes pédagogiques…). Pour permettre la diffusion des pratiques les plus vertueuses, RELIER organise tous les ans des rencontres nationales. L’édition de l’année 1998 a lieu dans la Drôme avec pour thématique les obstacles à l’installation des jeunes ruraux (Jean Le Monnier, 2013). Au cours de ces journées, les discussions se polarisent autour des questions d’accès au foncier. Un groupe de réflexion dédié se constitue, composé de membres de RELIER, de représentants de la Fédération Nationale de l’Agriculture Biologique (FNAB) et du Mouvement de l’agriculture bio-dynamique. Le groupe se focalise rapidement sur les enjeux spécifiques à l’installation agricole. 

Premiers de cordée sur le terrain, ces associations constatent les difficultés rencontrées par les jeunes agriculteurs, en particulier non issus du milieu agricole, pour accéder au foncier et s’installer. Si l’achat est un frein pour les jeunes agriculteurs, reste l’option de la location. En France, la modalité principale de location à vocation agricole est le bail rural, or, il n’existe pas d’outils permettant de faciliter l’accès d’un agriculteur à une parcelle locative en France. Les propriétaires fonciers sont d’ailleurs les premiers à tenter de l’éviter, privilégiant des contractualisations moins contraignantes pour eux, voire préfèrent ne pas louer du tout (Rapport 2 Terre de Lien, 2023). Une autre difficulté spécifique au bail rural renforce la frilosité des propriétaires : le contrat de location est cessible de manière tacite à la génération suivante, tant que le repreneur est de la même famille que le signataire initial ! 

Le groupe de travail décide de co-fonder Terre de Liens (TDL) pour accompagner l’installation d’agriculteurs sur des fermes dont l’association serait propriétaire. Une première association nationale Terre de Liens est créée en 2006. Elle essaime rapidement au niveau régional avec des structures indépendantes qui gèrent les aspects opérationnels au plus près des bénévoles et des fermiers. 

De nombreux militants et bénévoles se joignent au mouvement. Les expertises de tout bord sont mobilisées et les fondateurs décident de s’inspirer du modèle d’Habitat et Humanisme : une fédération d’associations locales alimentées par deux structures de financement d’ampleur nationale (la Foncière et la Fondation). 

 

Un projet qui s’inscrit dans le mouvement de l’économie sociale et solidaire 

De fait, pour louer du foncier, il faut d’abord être en capacité de l’acheter ! Une foncière Terre de Liens voit le jour en 2006. Elle prend en charge l’achat et la mise à disposition des terres agricoles indispensables aux associations pour remplir leur mission.  

Les fondateurs de l’association partent ensuite à la recherche de financements pour soutenir leur initiative. De tous les organismes contactés, seule la NEF répond positivement. La NEF est une coopérative de finance solidaire. Elle dispose d’un agrément de la banque de France pour octroyer des prêts aux projets associatifs et professionnels ayant une vocation sociale ou environnementale. Il se trouve que l’un des premiers financements accordés par la NEF était justement un projet d’installation paysanne… Forts de cette convergence d’intérêt, Terre de Liens et la NEF s’associent pour lancer une première campagne d’épargne et réussissent à convaincre 2.200 actionnaires de soutenir l’aventure (Serge Rondepierre, 2009). 

Au-delà de ces premiers financements externes, les dirigeants décident de créer un fond de dotation pour accueillir les dons de particuliers et de professionnels souhaitant soutenir le projet. La donation de la première ferme, dans le Calvados, se concrétise en décembre 2010 (Jean Le Monnier, 2013). Les dons financiers affluent rapidement et cette première étape est un succès permettant d’envisager la création d’une Fondation. Fruit d’un intense travail des fondateurs, la Fondation Terre de Liens est officiellement reconnue d’intérêt général par l’Etat en 2013. Cet agrément lui permet de proposer de nombreuses garanties et avantages aux donateurs : activité suivie et contrôlée par un commissaire du gouvernement, réductions fiscales pour les donateurs, mécénat d’entreprise (Jean Le Monnier, 2013). Il est intéressant de souligner que deux grands mécènes ont permis d’atteindre la barre minimale d’un million d’euros nécessaire pour devenir une Fondation de plein droit. Léa Nature, une entreprise spécialisée dans les soins de beauté et d’hygiène, engagée depuis ses débuts dans la préservation de la nature et devenue entreprise à mission et Pronatura, l’un des leaders de la production de fruits et légumes biologiques (Jean Le Monier, 2013). 

La Fondation dispose également de capacités élargies. Elle peut collecter des financements sous forme d’épargne solidaire, de dons financiers ou en nature (des parcelles agricoles). Son soutien permet de créer des fermes Terre de Liens pour installer de nouveaux agriculteurs mais aussi d’accompagner les projets de fermiers déjà installés (agrandissement, investissements…). 

Dix ans après sa création, Terre de Liens dispose donc de deux outils de finance solidaire et d’une présence dans les 22 régions françaises (hors outre-mer). Avec ces différentes structures, Terre de Liens passe du statut d’association à celui de mouvement (Jean Le Monnier, 2013).  

Le mouvement est nettement ancré dans l’économie sociale et solidaire (ESS) et s’inscrit dans une démarche civique et militante ⁴  . Il considère le foncier comme un « patrimoine historiquement constitué et [un] bien public à gérer et à protéger collectivement » ⁵  et vise à long terme la sortie de la terre du cadre de la propriété individuelle et du marché foncier spéculatif. 

 

Une ambition environnementale  

Au-delà de sa mission sociale, les fondateurs souhaitent accompagner des projets respectueux de l’environnement. Dans un premier temps, une simple charte de bonnes pratiques est proposée aux fermiers. Elle n’a pas de valeur coercitive et tend parfois les relations avec les jeunes agriculteurs. La liberté dans le choix des pratiques est souvent considérée comme un droit fondamental par la profession. Les candidats qui se tournent vers Terre de Liens faute de mieux pour s’installer se montrent souvent particulièrement retors sur les restrictions imposées. 

En 2016, la Loi d’Orientation Agricole institue le bail agricole environnemental (BRE) qui permet d’encadrer les pratiques culturales des agriculteurs sur la parcelle louée ⁶  et d’imposer une obligation de moyens à l’exploitant. Jusqu’ici, il était impossible de contrevenir à la liberté du choix des pratiques agricoles. C’est le cadre normatif idéal pour Terre de Liens qui a enfin les moyens d’assurer légalement la vocation écologique et paysanne de ses fermes. Aujourd’hui, 77% des fermiers TDL ont le label biologique et 24% pratiquent la biodynamie (Pibou, 2013). 

 

 

III. Une croissance organique 

Une association soutenue par des militants issus de la société civile 

Le mouvement a toujours pu compter sur de nombreux donateurs et bénévoles pour porter son action. Son fonctionnement repose quasiment exclusivement sur ces apports extérieurs puisque les revenus de fermage représentent à peine 4% des ressources de la Fondation (Rapports d’activité Fondation TDL, 2022). 

Dans le dernier rapport d’activité, on relève que sur l’année 2022 la Fondation TDL a récolté plus de 2.7 millions d’euros de dons, provenant de plus de 10.000 donateurs unitaires. En 2022, 30% d’entre eux étaient de nouveaux donateurs, signe que le mouvement continue de convaincre et de recruter largement (Rapport d’activité Fondation TDL, 2022). Au total, en plus d’une centaine de salariés, 6000 adhérents contribuent à faire vivre les associations locales et 1.100 bénévoles y participent activement (conseil d’administration, stands dans les salons…).  

En revanche, le mouvement peine à convaincre dans les rangs des agriculteurs conventionnels. La vision du sol comme bien commun, lieu d’expression citoyenne et collective est à rebours de la vision patrimoniale et traditionnelle du monde agricole et, effectivement, peut être complexe à tenir après installation. Le travail de la terre est exigeant, les exploitants donnent leur énergie, leur temps, leur fatigue. Ils vivent une intense relation affective avec la terre qu’ils travaillent (Hervieu, 2005 ; Jean, 1993 cités par Pigou, 2016). Beaucoup imaginent céder le sol qu’ils ont travaillé toute leur vie à leurs enfants et éprouvent une grande frustration à devoir laisser le fruit de leurs efforts à de nouveaux candidats à l’installation sélectionnés par TDL (Pigou, 2016). 

Cette tension dans les rapports à la propriété foncière est aujourd’hui encore l’une des grandes difficultés du mouvement. Elle rompt avec les valeurs paysannes et l’histoire du droit de propriété sacralisé par l’épisode révolutionnaire (Lombard et Baysse-Lainé, 2019). 

 

Soutien des autorités publiques 

L’ambition de Terre de Liens se heurte régulièrement à la complexité du marché foncier. Le mouvement ne pourrait pas remplir sa mission sans le concours des pouvoirs publics sur au moins deux volets :  

Pour réussir à se porter acquéreur d’une surface agricole, il faut être reconnu comme un projet prioritaire à l’installation (voir partie 1) et en cas de litige, l’unique recours est la SAFER. Dès 2006, Terre de Liens noue des liens étroits avec les SAFER. Ils signent un conventionnement au niveau national (FNSAFER) et mettent leurs forces en commun sur de nombreux dossiers pour faciliter l’installation de jeunes agriculteurs, en particulier non issus du milieu d’agricole. La SAFER a été intermédiaire sur la moitié des acquisitions réalisées par TDL entre 2006 et 2012 ⁷  (Tanguy Martin, 2013).  

La temporalité des ventes est une autre problématique clef. Sur cet aspect, ce sont les collectivités territoriales qui viennent à l’appui de TDL en prenant en charge le portage foncier temporaire avant que l’association soit en capacité de financer le rachat. Les montages juridiques sont parfois très complexes pour réussir à indemniser l’agriculteur partant à la retraite, installer les nouveaux arrivants et satisfaire les voisins candidats à l’agrandissement (Tanguy Martin, 2013). Les collectivités sont également des financeurs de première importance pour les associations TDL locales. Pour ces structures, les subventions octroyées représentent facilement deux fois plus que les dons provenant des militants. 

La collaboration avec la SAFER et les collectivités territoriales est systématiquement mise en valeur sur les différents supports de communication de TDL. La coordination avec les acteurs en présence est une clef de réussite dans un monde agricole habitué à la co-gestion entre les professionnels et les représentants de la puissance publique depuis l’époque Pisani (Colson, 2008) et une marque de légitimité. 

 

La multiplication des missions 

Les associations s’organisent au niveau local et dédient des moyens considérables pour améliorer l’accueil et la formation des bénévoles, repérer des surfaces agricoles à acheter, organiser les visites techniques, animer la communauté de fermiers installés, décliner le plaidoyer national localement, rechercher des financements, tout en continuant à mener sa mission d’éducation populaire (stand sur les salons, intervention dans les établissements scolaires…). Sur chaque territoire, bénévoles et salariés font vivre leur interprétation du mouvement et, au final, ce sont 22 structures qui doivent à la fois trouver leur voie propre et maintenir une cohérence entre elles. 

Un nouveau programme transversal de préservation de la biodiversité se lance en 2022 avec plus d’une vingtaine de fermes partenaires du réseau dans toute la France et le soutien aux fermiers Terre de Liens qui subissent les conséquences du changement climatique (incendies, sécheresses…) prend un espace grandissant. Autant de thématiques nouvelles qu’il faut intégrer au fonctionnement existant. 

En 2021, la Fondation est devenue une fondation abritante (Décret du 5 août 2021). Trois fondations se sont depuis placées sont l’égide de la Fondation Terre de Liens et poursuivent leur activité propre en faveur de la préservation des terres agricoles et de l’environnement. Autant d’embranchements qui contribuent à la mission sociale de TDL et génèrent de nouvelles arborescences propres (Rapport d’activité Fondation TDL, 2022). 

De fait, sous la pression des besoins grandissant du secteur agricole, chacune des structures Terre de Liens se voit doter de nouvelles missions, élargit son action et fait évoluer son organisation. La fédération d’associations locales, la Fondation et la Foncière tracent chacune leur chemin et l’effort pour articuler la gouvernance des trois systèmes de manière démocratique est devenu un enjeu prégnant. 

 

De la complexité des financements locaux 

Même si la Foncière et la Fondation se portent bien (Rapports d’activité, 2022), la situation financière des associations locales est devenue plus compliquée depuis quelques années. 

Nombreuses sont celles qui ont dû s’engager dans un schéma complexe de financements avec chacun des échelons de compétence territorial (commune, département, région) pour capter les financements indispensables à leur fonctionnement. Chaque association régionale s’est lancée dans la création de structures filles, correspondant à l’échelle territoriale du financement octroyé. La réorganisation territoriale de 2015 (loi NOTRe) a encore complexifié la gestion en embarquant les associations existantes au niveau des anciennes régions dans des ensembles beaucoup plus grands. Les salariés se retrouvent tiraillés entre la réalité très locale du métier et la nécessité de fonctionner à l’échelle du Conseil Régional, souvent contributeur majoritaire. 

La multiplication des parties prenantes entraine nécessairement une dilution de la vocation militante initiale du mouvement. Si le mouvement affiche toujours une ambition forte et souhaite peser sur l’élaboration de nouvelles règles pour « statuer sur la répartition et l’usage du foncier » et œuvre pour construire une « territorialité du commun » (Lombard et Baysse-Lainé, 2019), la vision initiale des fondateurs, plus radicale et remettant en cause la propriété foncière individuelle a progressivement disparu des supports de communication. La publication de l’enquête TDL en 2023, fruit de plusieurs années de recueil de données et d’analyse, a cependant habillement renoué avec les origines militantes du mouvement. Le titre évocateur : « La propriété des terres agricoles en France. À qui profite la terre ? » laisse place à une étude approfondie, riche de données inédites qui pourront sans nul doute continuer à nourrir le débat en dehors des rangs des convaincus. 

 

Conclusion 

Depuis 2020, le mouvement Terre de Liens est entré dans une phase de forte croissance. L’expérience du Covid a donné une importance nouvelle à la souveraineté alimentaire française et contribué à valoriser la mission sociale du mouvement.  

Pendant plusieurs mois, la chaîne de valeur globalisée n’a plus été en mesure de remplir les rayonnages. Cette expérience hors norme a brutalement ramené les Français à l’ampleur de leur dépendance aux productions venues d’ailleurs. Ces pénuries ont contribué à mettre un coup de projecteur bienvenue sur les innombrables difficultés du secteur agricole. Le retour de bâton a été particulièrement sévère lorsqu’il a fallu accepter que malgré toute la bonne volonté du Plan de Relance, il ne serait pas possible de reconstruire une génération d’agriculteurs en quelques mois et que, surtout, une fois les candidats formés, on ne savait pas bien où les installer. Quelle surprise de découvrir que la propriété foncière agricole, même si elle répondait à un intérêt stratégique, d’une importance vitale pour les Français, ne pouvait pas faire l’objet d’une simple décision politique unilatérale. C’est tout un système qu’il faudrait détricoter pour revenir aux fondamentaux. Le sol, l’alimentation, la vie. 

Pour Terre de Liens, cette préoccupation nouvelle des Français s’est traduite par une démultiplication des sollicitations et des contributions, au point de déstabiliser les fondements d’un mouvement qui a toujours privilégié la qualité du lien à l’envergure des actions. Le fonctionnement démocratique du mouvement est soumis à rude épreuve et imposera certainement à Terre de Liens de renoncer à certaines activités moins prioritaires pour continuer à mener à bien sa mission principale. Le prix à payer sans doute pour s’être choisi une mission d’intérêt général aussi vitale. 

 

Epilogue 

Installer de nouveaux agriculteurs, engagés dans des pratiques durables n’a jamais été aussi urgent. En France, c’est même devenu une question de souveraineté alimentaire.  

La parcelle agricole moyenne continue de grandir, autour de 50 hectares à la création de TDL elle frôle aujourd’hui les 80 hectares (Publication Agreste, 2022). Dans le même temps, la propriété foncière, elle, se morcèle. Les exploitants agricoles qui ne sont pas propriétaires ont en moyenne 14 propriétaires différents et autant de baux aux échéances variables à gérer (Rapport Terre de Liens, 2023). 

Sur une décennie, un tiers des parcelles agricoles change de propriétaire mais la majorité est toujours transmise par héritage (Rapport terre de Liens, 2023). En effet, le taux de transmission est tel qu’une parcelle n’est mise en vente, en moyenne, qu’une fois tous les 75 ans. En face, les candidats à l’installation sont aujourd’hui à 60% non issus du milieu agricole (Chambre d’agriculture, 2020). Trouver une parcelle à cultiver relève décidément du parcours du combattant. 

 Par ailleurs, rien ne contraint les propriétaires à imposer un bail rural environnemental aux exploitants et les aides conditionnées à un effort écologique sont à l’état embryonnaire. Tout ce qui a justifié la naissance de Terre de Liens il y a 20 ans s’est aggravé de manière drastique. Aujourd’hui plus que jamais, le sujet de la propriété foncière agricole est une question de justice sociale et environnementale. 

 

Julie Sohier 

Directeur de recherche : Patrice Baubeau 

Parcours : M1 Histoire et sciences sociales du politique (EAD) 

 

 

Bibliographie  

 

Barthez, Alice, A. Fouquet, et Michel Villac. 1988. « La structure foncière des exploitations agricoles. Prédominance du patrimoine au Sud, de l’entreprise au Nord ». Economie et Statistique 214(1): 41‑52. 

Bourgeois, Lucien, et Magali Demotes-Mainard. 2000. « Les cinquante ans qui ont changé l’agriculture française ». Économie rurale 255(1): 14‑20. 

Colson, François. 2008. « Que reste-t-il de la cogestion État-profession ? » Pour 196‑197(1‑2): 107‑13. 

Décision du 5 août 2022 portant fixation du barème indicatif de la valeur vénale moyenne des terres agricoles en 2021. 

Deconinck, Jérôme. Rapport d’activite Terre de Liens. 

Desriers, Maurice. 2007. « L’agriculture française depuis cinquante ans : des petites exploitations familiales aux droits à paiement unique ». 

Hervieu, Bertrand, et François Purseigle. 2013. « Chapitre 6 – Vers une sociologie des mondes agricoles dans la globalisation ». In Sociologie des mondes agricoles, Collection U, Paris: Armand Colin, 231‑66. https://www.cairn.info/sociologie-des-mondes-agricoles–9782200354404-p-231.htm (14 janvier 2024). 

« La Fondation Terre de Liens ». Terre de Liens. https://terredeliens.org/national/la-fondation-terre-de-liens/ (13 janvier 2024). 

« Le bail rural environnemental : guide pédagogique – Ministère de la Transition écologique et solidaire ». https://www.ecologie.gouv.fr/archives-presse-2012-2017/Le-bail-rural-environnemental.html (10 janvier 2024a). 

Le Monnier, Jean. 2013. « Terre de Liens : histoire de convergences ». Pour 220(4): 289‑96. 

Lemonier, Jean. 2012. « Vers la Fondation Terre de Liens ». Pour 213(1): 21‑22. 

« Les AMAP | ». https://miramap.org/-Les-AMAP-.html (13 janvier 2024). 

Lombard, Pascal, et Adrien Baysse-Lainé. 2019. « Terre de Liens, un levier foncier militant au service d’un projet politique pour l’agriculture ». Économie rurale (369): 83‑101. 

Martin, Tanguy. 2013. « Terre de Liens et SAFER, ensemble pour l’installation ». Pour 220(4): 193‑98. 

Pibou, Elsa. 2014. « Entre continuités et discontinuités : examen des parcours des fermier-e-s de Terre de liens »: Pour N° 220(4): 217‑26. 

« Relier ». http://www.reseau-relier.org/ (13 janvier 2024). 

Rondepierre, Serge. 2009. « Terre de liens, pour l’accès collectif au foncier ». Pour 201(2): 143‑47. 

Terre de Liens. 2023. FAIRE DE LA PROPRIÉTÉ DES TERRES UN LEVIER POUR L’INSTALLATION EN AGRICULTURE, Issu du rapport « LA PROPRIÉTÉ DES TERRES AGRICOLES EN FRANCE | 2023 ». file:///Users/juliesohier/Downloads/syntheserapportterrepropriete-terreweb.pdf. 

1.   Les ménages agricoles représentent 79% des actifs agricoles en 1997 en France (Statistiques Agreste, 1997).  [↩]
2.   Location annuelle à un légumier industriel = 1000€/ha/an; location pour une installation photovoltaïque = 2000€/ha/an (Rapport terre de Liens, 2023).  [↩]
3.   https://miramap.org/-Les-AMAP-.html  [↩]
4.   Cantelli et al., 2002 cité par Lombard et Baysse-Lainé, 2019  [↩]
5.   Margetic et al., 2016 cité par Lombard et Baysse-Lainé, 2019  [↩]
6.   Par exemple : limitation des fertilisants et des phytosanitaires, couverture végétale périodique, diversification des assolement, irrigation interdite… Liste complète ici : https://www.ecologie.gouv.fr/archives-presse-2012-2017/Le-bail-rural-environnemental.html    [↩]
7.   Soit 40 fermes achetées avec le concours des SAFER pour 1 197 hectares (Tanguy Martin, 2013).    [↩]

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