Légende: Extrait de la page de couverture du n°1 du bulletin officiel du Comité national de salut public, publié le 15 décembre 1940 – copie de Gallica

Ouvrage: Julien Blanc, Au commencement de la Résistance, du côté du Musée de l’Homme, 1940-1941, Paris, le Seuil, 2010

En s’appuyant sur sa thèse d’histoire soutenue à l’Université de Lyon 2 en 2008 ¹, Du côté du musée de l’Homme : Les débuts de la Résistance en zone occupée (été 1940 – été 1941), Julien Blanc, désormais professeur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, offre un ouvrage magistral sur un des premiers noyaux de résistance intérieure en France occupée : le réseau dit du « Musée de l’Homme ». Il restitue l’histoire de ce groupement, actif entre 1940 et 1942, en sept chapitres qui permettent d’aborder le sujet de la proto-résistance (ou primo-résistance) de façon thématique, s’appuyant sur des sources écrites et orales, notamment les témoignages de Germaine Tillion ², que l’auteur a pu rencontrer à plusieurs reprises avant le décès de cette dernière en 2008. Si l’idée d’un phasage de la Résistance était déjà évoquée dans l’historiographie, c’est Julien Blanc qui lui donne le nom de proto-Résistance, matérialisant ainsi un concept historique.  

Il commence par recontextualiser les balbutiements de la désobéissance civile dans la France occupée. L’invasion allemande laisse les Français sous le choc ; cependant, très vite, plusieurs mouvements de contestation émergent dans la société civile (voir les travaux de Pierre Laborie ³ , Jacques Sémelin ⁴ et Philippe Burrin ⁵. Les premiers sabotages et attentats, à l’été 1940, sont ainsi l’œuvre d’individus isolés qui s’attirent une forme de sympathie de la part de la population, entre non-dénonciation des actes et manifestations de soutien.  

Julien Blanc définit ensuite la désobéissance, d’abord au sein de la société civile, avec le regroupement par noyaux, qu’ils soient déjà établis antérieurement à la guerre (la cellule familiale, le réseau professionnel, le cercle amical, la sociabilité militante…) ou non (la part de hasard). L’émergence de différentes cellules de résistance, au même moment mais à des endroits différents de France, est étudiée d’abord de façon individuelle (le noyau de Sylvette Leleu ⁶ à Béthune, d’Henri Descamps ⁷ à Soissons) ; puis les dynamiques de rapprochement sont mises en avant, à l’image de l’action importante du réseau de Boris Vildé, qui agglomère, dès l’automne 1940, le noyau de Maurice Dutheil de La Rochère, (une cinquantaine de membres), et celui de Paul Hauet-Germaine Tillion (environ 80 membres), tous deux basés à Paris et en région parisienne. Une organisation tentaculaire se met en place, à différentes échelles du territoire et à différents niveaux de la société. Sont recrutées les personnes qui peuvent apporter quelque chose au réseau : des connaissances précises dans un domaine, un carnet d’adresses, etc.  

C’est au sein de ce chapitre sur la genèse et les structures du Musée de l’Homme, que Julien Blanc évoque les difficultés sémantiques à qualifier ce groupement. S’appuyant sur les définitions d’historiens comme Henri Michel ⁸ ou Claude Bourdet ⁹ , le Musée de l’Homme n’est ni un réseau ni un mouvement. Pour l’auteur, il convient de proposer d’autres appellations, comme nébuleuse, rhizome ou archipel, qui témoignent d’un foisonnement de micro-foyers déployés dans toute la France, occupée ou non, et liés en sous-main par une tête pensante.  

Julien Blanc évoque ensuite les personnalités les plus importantes qui composent le Musée de l’Homme : Paul Rivet (1876 – 1958), le fondateur du Musée de l’Homme, et Boris Vildé (1908 – 1942), linguiste, chef d’orchestre de cette proto-résistance.  

                        

        Boris Vildé (droits réservés)             Paul Rivet (droits réservés) 

Les résistants rattachés à cette nébuleuse sont recrutés dans différentes strates de la société, pour œuvrer dans trois domaines principaux : la propagande, l’évasion et le renseignement.  

• Dès la fin de l’été 1940, la propagande se répand sous la forme de tracts visant à informer et à mobiliser le peuple français. Sont publiés entre autres le texte de Jean Texcier, Conseils à l’occupé ¹⁰, et des journaux comme Résistance et Vérité française ¹¹  . 

• L’organisation d’évasions vise principalement les prisonniers de guerre. Dans un premier temps, il s’agit de répondre à une urgence : aider matériellement et moralement les soldats emprisonnés. Une aide active à l’évasion est ensuite mise en place, faisant basculer de fait ces actions et les évadés dans l’illégalité. Dans son noyau de Béthune, Sylvette Leleu fournit des vêtements civils et des faux papiers pour évacuer des soldats des camps du Nord et du Pas-de-Calais, qu’elle emmène ensuite à Paris, grâce à son laissez-passer en tant que garagiste. Cette aide est étendue aux aviateurs alliés qui sont abattus (réseau Pat O’Leary, Comète, Shelburne…) en collaboration avec les populations locales et avec le soutien d’institutions légales (couvents, hôpitaux…) qui abritent les soldats durant leur fuite. 

• Troisième forme de résistance identifiée par Julien Blanc, le renseignement, qui permet de collecter des informations tels que les mouvements d’unités militaires ennemies ou les passages de trains, est évidemment primordial. Ces informations sont vouées à être transmises à ceux qui organisent la résistance hors de France. Toutefois, dès le début, la communication entre le Musée de l’Homme et Londres est problématique. Les agents du Bureau Central de Renseignements et d’Action ¹² (BCRA) sont pourchassés par la Gestapo. Néanmoins, deux infirmières parties de Béthune parviennent à rejoindre Londres en passant par Gibraltar, et font part de l’activité importante du Musée de l’Homme. Dans un courrier du 10 mars 1941, le BCRA demande le rattachement du Musée de l’Homme aux activités de résistance, mais Boris Vildé est arrêté le 26 mars, sans que l’on sache si le lien a pu être établi. 

Par ailleurs, le Musée de l’Homme se montre très actif dans la récupération d’armes, collectées dès la débâcle de juin 1940, dans l’espoir d’un prochain combat pour la libération du pays.  

Cette primo-résistance a donc pour caractéristique la simultanéité de sa mise en marche et la multiplication de ses activités malgré un manque de moyens. 

Julien Blanc s’attache ensuite à analyser les motivations de l’engagement, qui revêt un aspect protéiforme. Il peut s’incarner dans une forme de patriotisme où tous ceux qui s’engagent, quelles que soient leurs convictions (monarchistes, républicains, communistes ou réactionnaires, croyants ou athées), sont prêts à faire don de leur vie pour la France. Néanmoins, il existe différents types de patriotes : l’intransigeant et son refus viscéral de l’occupation (germanophobie) ; le réactionnaire, qui refuse la défaite et s’oppose à la collaboration, mais qui reste fasciné par Pétain et pense que ce dernier joue un double jeu ; le patriote républicain, qui combat Vichy et l’occupant nazi.  

Le Musée de l’Homme est-il uniquement composé d’intellectuels ? Beaucoup de ses membres font partie de l’avant-garde scientifique progressiste et sont donc opposés aux nazis. Certains ont vécu à l’étranger et ont une vision humaniste de l’ethnographie, bien que ce ne soit pas le cas de tous (selon Julien Blanc, Georges-Henri Rivière, chef du musée des Arts et Traditions Populaires, défend une anthropologie aux thèses colonialistes et fut tenté par Vichy). L’entrée en résistance est soumise à des facteurs multiples et changeants, qui évoluent au fil des événements, qui peuvent s’avérer déterminants (entrevue de Montoire, fusillades d’otages, invasion de l’Union Soviétique…) Pour l’auteur, il n’y a pas d’explication univoque du basculement dans le combat, qu’il soit légal ou illégal. La Résistance est une affaire personnelle.  

La sixième partie de l’ouvrage décrit les profils des pionniers du Musée de l’Homme. En tout, 757 personnes ont participé, à titres divers, à ce réseau. Cette mosaïque sociale et géographique se construit par recrutement endogamique (amitiés, affinités sociales et professionnelles). Au départ, il s’agit essentiellement d’urbains diplômés issus des classes supérieures, mais très vite, le réseau s’étend et se ramifie des couches de la population moins qualifiée (ouvriers, paysans). 

Les participants à la nébuleuse du Musée de l’Homme n’ont pas tous suivi un chemin balisé. Certains évoluent en marge, en rupture avec leurs milieux d’origine, et d’autres ont retrouvé une stabilité et ont réintégré la société, grâce à leur emploi ou leur mariage. Souvent, ils sont relativement libres de leurs emplois du temps (professions libérales, enseignants chercheurs ou travailleurs indépendants). Même si la jeunesse est bien représentée, certains ont plus de 70 ans et l’échelle des âges est large. Les femmes sont aux avant-postes, s’occupent de tâches variées dans tous les domaines de l’action en assumant des responsabilités importantes, notamment les évasions. Cette communauté de résistants, très soudée, développe des liens fraternels dans cette parenthèse de vie hors norme. 

Enfin, Julien Blanc évoque dans la dernière partie de son ouvrage la répression qui frappe la nébuleuse du Musée de l’Homme. L’amateurisme et la négligence sont les premiers motifs d’arrestations (absence de faux papiers pour Vildé par exemple). La répression est concomitante de l’engagement. Sur les 757 personnes affiliées après-guerre, 264 ont été victimes de répression, soit plus d’un tiers. Le Musée de l’Homme a été infiltré par des agents doubles qui ont dénoncé les résistants aux autorités de Vichy ou à l’occupant. Toutefois, la Résistance continue au sein même de la prison (la Marseillaise reprise par tous les prisonniers, refus de parler, résistance à la torture).  

Après l’arrestation et l’exécution de Vildé (il est fusillé en février 1942 au Mont Valérien), on pense que la nébuleuse du Musée de l’Homme cesse ses activités, mais certaines antennes perdurent. Les actes d’accusation ne mentionnent que trois noyaux : le Musée de l’Homme à Paris, Sylvette Leleu à Béthune et les avocats parisiens. De nombreux autres groupes restent intacts (notamment celui de Toulouse) et poursuivent leurs actions, en s’agglomérant ensuite à d’autres mouvements ou réseaux.  

En conclusion, la renommée du Musée de l’Homme réside dans le fait qu’il s’agit de pionniers. Dès juin 1940, individuellement, ils résistent et créent dans leur ville, leur village ou leur région, des foyers de Résistance qui s’intègrent ensuite à un réseau plus important. La mort de Vildé est glorifiée (par Aragon, par les publications de ses lettres dans Défense de la France…). Il devient une icône de la Résistance. Germaine Tillion, à son retour de déportation, est nommée liquidatrice du réseau. Il lui faut trouver un nom rapidement. Elle choisit initialement « Réseau du Musée de l’Homme – Hauet – Vildé ». Les noms des fondateurs disparaissent au fil du temps pour ne conserver que l’appellation Musée de l’Homme, souvent trompeur car on pense, à tort, qu’il s’agit d’un petit réseau de Résistance parisienne. Au contraire, si les têtes dirigeantes sont au Musée de l’Homme, la nébuleuse s’est opérée sur la totalité du territoire français, occupé ou non, avec une multitude d’agents, de petites mains, d’hommes et de femmes engagés. Après le décès de Germaine Tillion en 2008, il devient néanmoins difficile d’entretenir le souvenir du Musée de l’Homme, et seuls Boris Vildé, par son statut de martyr, et Germaine Tillion, pour sa longévité hors norme et sa médiatisation, demeurent les plus connus.  

Julien Blanc offre un travail remarquable, tant sur le fond (la restitution des archives, le plan détaillé) que sur la forme. Son écriture, claire et limpide, donne à son ouvrage un aspect littéraire accessible à tous. Réduire de moitié une thèse de mille pages est un travail ardu que l’auteur relève avec brio. Résumer ces cinq cents pages en quatre feuillets relève de la gageure, et je ne peux que vous encourager, si vous êtes intéressé(e) par la Résistance et les premiers réseaux, à vous plonger dans le livre de Julien Blanc.  

 

Faustine Bachelet, 

M2 Sociétés modernes et contemporaines dans la mondialisation, 

Sous la direction de Julie Le Gac.  

1.   https://theses.fr/2008LYO20077 [↩]
2.   https://www.germainetillion.fr/a-la-rencontre-de-germaine-tillion  [↩]
3.   Laborie Pierre, L’opinion française sous Vichy, les Français et la crise d’identité nationale (1936-1944), Paris, Le Seuil, 1990.   [↩]
4. Sémelin Jacques, Sans armes face à Hitler : 1939-1945, la résistance civile en Europe, Paris, les Arènes, 2013  [↩]
5.   Burrin Philippe, La France à l’heure allemande : 1940-1944, Paris, Le Seuil, 1997  [↩]
6. https://maitron.fr/spip.php?article179358  [↩]
7. https://maitron.fr/spip.php?article186297  [↩]
8.   Pour Henri Michel, un réseau de résistance intérieure consiste à « mener à bien des opérations de guerre nuisibles à l’occupant (renseignements, évacuations, sabotages), hiérarchisé, discipliné, militarisé, œuvrant sur un territoire d’opérations bien circonscrit et composé de permanents appointés. » Michel Henri, Paris résistant, Paris, Albin Michel, 1982, p. 52-53.   [↩]
9.  Pour Claude Bourdet, un mouvement « a pour premier objectif de sensibiliser et d’organiser la population de la manière la plus large possible (…), c’est avant tout par rapport à la population qu’il entreprend ces tâches, c’est elle qui est son objectif et sa préoccupation principale. » Bourdet Claude, L’Aventure incertaine, Paris, Stock, 1975 ; rééd, Editions du Félin, 1998, p. 95-96.    [↩]
10.   https://museedelaresistanceenligne.org/media2616-iConseils-loccup-i-de-Jean-Texcier  [↩]
11.   Disponibles en ligne sur Gallica  [↩]
12. Service de renseignements de la France Libre, fondé par De Gaulle en juillet 1940 à Londres.   [↩]

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