Analyse de l’article « Les cités de l’Afrique romaine au Bas-Empire : les curies et l’évasion des notables municipaux » de Christophe Hugoniot ou Comment Christophe Hugoniot interprète la prétendue fuite des curies¹ en Afrique de l’Antiquité tardive.
L’article « Les cités de l’Afrique romaine au Bas-Empire : les curies et l’évasion des notables municipaux » appartient au numéro 26 de la revue Antiquité Tardive, numéro paru en 2018 et intitulé « Le gouvernement des cités dans l’Antiquité tardive (IV^e-VII^e siècles) ». Christophe Hugoniot² commence par y rappeler comment Claude Lepelley³  a révolutionné les études de l’Afrique tardo-antique en prouvant la vitalité de ses cités à l’aide de son étude basée surtout sur l’observation des chantiers publics antiques et les inscriptions qui y étaient associées. Il explique ensuite combien Claude Lepelley a été réfuté par des chercheurs qui, conditionnés par une historiographie plus ancienne et longtemps majoritaire, reprenaient une thèse plus ancienne du déclin de l’Empire durant l’Antiquité tardive, période d’ailleurs nommée par eux « Bas-Empire », dans une dénomination évidemment péjorative.  Alors même que Camille Thiel⁴ est venue, plus tard, confirmer de nouveau la thèse de Claude Lepelley à l’aide d’arguments archéologiques plus nombreux (épigraphie, textes antiques, potentiel changement de support d’inscription), Christophe Hugoniot décide de se pencher sur un autre argument qui fait débat : la fuite des curies⁵ .

La thèse la plus longtemps reconnue est celle que le Bas-Empire est le moment d’une crise de recrutements municipaux, crise qui aurait engendré des problèmes financiers et, au bout du compte, la disparition des cités. Cette théorie va évidemment de pair avec celle d’un déclin africain. En s’opposant à ce déclin, il était nécessaire de trouver une explication positive à cette fuite des curies, pour nourrir la perspective historiographique nouvelle d’une vitalité tardo-antique. La fuite des curies est indéniable car réprimée par des lois antiques, et donc reconnue déjà durant l’Antiquité. Cependant, pour Claude Lepelley, ces lois ne prouvent pas une crise mais plutôt une trop forte ambition des magistrats africains, souhaitant rejoindre l’aristocratie romaine. L’évasion des membres des curies prouve, selon lui, simplement qu’ils étaient devenus assez riches pour s’élever socialement. Ce qui était vu comme une fuite serait plutôt une évasion, terme à connotation plus positive que l’auteur utilise d’ailleurs dans son titre, une évasion vers de plus grandes responsabilités. Dans ce cas, les législations impériales proviendraient plutôt d’une volonté de l’Empire de ne pas laisser la hiérarchie sociale être trop bouleversée. Christophe Hugoniot insiste sur le fait que certains textes de lois contre cette évasion s’adressent directement à l’Afrique : la mobilité sociale est donc indéniable dans cette région durant l’Antiquité tardive. Mais il va plus loin, en se penchant au plus près des sources. Par son étude archéologique des gradins de l’amphithéâtre de Carthage et par l’étude de plusieurs inscriptions, il observe que non seulement la curie est encore un honneur héréditaire (or, il ne serait pas acclamé comme tel s’il était fui), mais qu’en outre il arrive même que les décurions payent des actes d’évergésies⁶ (ce qui prouve clairement une capacité financière importante des décurions, qui auraient assez de moyens pour couvrir certains frais d’évergésies auxquels ils n’étaient pourtant pas forcément tenus).

Bien sûr, ces explications restent paradoxales : comment Christophe Hugoniot, dans la lignée de Claude Lepelley, peut-il affirmer une vitalité municipale quand les textes de lois attestent d’une perte incessante de membres des curies municipales ? C’est là tout l’enjeu du travail de Christophe Hugoniot, tout l’enjeu de cet article qui vise à apporter un argument nouveau au débat : celui du renouvellement des décurions. Les décurions africains pouvaient partir à la conquête d’honneurs plus proches du cœur de l’Empire sans affaiblir leurs cités, car en ligne derrière eux se trouvaient d’autres hommes fortunés que l’ambition sociale poussaient à prendre leur place. Christophe Hugoniot termine en s’appuyant sur les travaux de Peter Brown⁷ qui, en affirmant que la richesse financière ne se concevait pas sans reconnaissance de la cité, avait déjà pavé la voie à la boucle que Christophe Hugoniot parvient à boucler.

Hugoniot, C. (2018) : “Les cités de l’Afrique romaine au Bas-Empire : les curies et l’évasion des notables municipaux”, Antiquité tardive, 26, p. 197‑210.

Emma Toledano
M2 Histoire antique et médiévales EAD
Sous la direction d’Hervé Inglebert

1. La curie désigne, dans les cités des provinces de l’Empire, un groupe d’hommes, de citoyens, qui forment un conseil municipal, l’équivalent du Sénat romain, dont ils reprennent d’ailleurs le nom puisque ce dernier, à Rome, se réunit dans la Curie. Les membres de la curie sont les décurions. [↩]
2. Christophe Hugoniot est maitre de conférences en histoire romaine à l’Université de Tours, ses recherches portent majoritairement sur l’Afrique romaine, la prosopographie des sénateurs africains tardifs et les banquets dans le monde romain. [↩]
3. Claude Lepelley (1934-2015) est un universitaire et historien français dont les travaux, depuis sa thèse Les cités de l’Afrique romaine au Bas-Empire en 1977, ont révolutionné la manière d’étudier l’Afrique durant l’Antiquité tardive en offrant le constat que cette dernière connaissait une prospérité qui avait été ignorée jusque-là.

   Ses travaux ont ouvert la voie à une réévaluation importante de cette période et de cette province, qui est encore en cours aujourd’hui. [↩]

4. Camille Thiel est une universitaire et historienne dont les travaux, et notamment sa thèse de 2015, De l’évergétisme à la charité chrétienne ? : transformations et usages du don à la collectivité en Afrique tardo-antique (fin du IIIème siècle-VIème siècle), s’inscrivent dans une veine historiographique plus large de réévaluation de la prospérité africaine durant l’Antiquité tardive. [↩]
5. Soit le fait que beaucoup de décurions africains quittaient leurs postes municipaux. Longtemps, les chercheurs ont estimé qu’ils le faisaient par manque de moyens, ce qui allait dans le sens d’une Afrique romaine en déclin, mais il apparait dorénavant que ces hommes partaient en réalité à la poursuite de magistratures plus importantes directement à Rome. [↩]
6. Un acte d’évergésie est une dépense au profit du bien public, du moins ce qui est entendu comme tel alors. Il peut prendre une forme variée, depuis l’offre d’un bâtiment d’utilité publique comme une fontaine, à des jeux, en passant par différentes œuvres d’art, de la pièce de théâtre à la statue… Ces actes d’évergésie sont réalisés de bon gré par les magistrats, mais sont aussi parfois attendus d’eux, et font parfois l’objet d’une législation. Que des décurions puissent financer de tels actes, dont le prix certes est variable, est bien la preuve que ces hommes avaient des moyens importants. [↩]
7. Peter Brown est un universitaire et historien irlandais dont les travaux ont participé à l’élaboration de la notion d’Antiquité tardive, qui vient s’opposer à celle de Bas-Empire et rendre à cette période toute l’importance qu’elle a pu avoir. Ses travaux sur l’organisation civique romaine sont aussi d’une importance fondamentale, expliquant notamment le besoin de reconnaissance des élites, qui va de pair avec ce que Christophe Hugoniot explique dans son article : les décurions n’auraient jamais fuit leurs responsabilités civiques si ce n’est pour de plus importantes magistratures. [↩]

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