C’est au Louvre que des œuvres de la collection Torlonia font leur premier voyage hors d’Italie, et plus particulièrement dans les anciens appartements d’Anne d’Autriche tout juste rénovés. C’est donc un bel événement pour le département des antiquités grecques, étrusques et romaines du musée, qui va mettre en lumière cette collection privée exceptionnelle. Les commissaires de l’exposition du Louvre ont sélectionné pour nous les chefs-d’œuvre de la collection, qui ne regroupe pas moins de 620 sculptures antiques romaines. Voyageons jusqu’à l’époque antique, où grecs et romains se rencontrent autour de l’art de la sculpture du marbre.

Histoire d’une collection privée unique au monde

La collection Torlonia porte le nom d’une famille d’origine française partie s’installer à Rome en 1750¹ . Giovanni Torlonia (1754-1829) y devient le plus riche banquier d’Italie, allant jusqu’à être chargé des affaires de la papauté² . Giovanni acquiert des terres, mais aussi des titres de noblesse, il devient notamment prince en 1814² . La famille Torlonia change ainsi de classe sociale et intègre l’aristocratie italienne. Pour affirmer la dignité familiale et légitimer son statut d’aristocrate italien, Giovanni Torlonia entreprend de constituer une collection d’antiques. Pour cela, il rachète des œuvres antiques, déjà constituées en collection, à des familles en difficulté financière³ . En parallèle de ces acquisitions, des fouilles sont menées sur les terres de la famille Torlonia, pour enrichir la collection de nouvelles pièces. Les sculptures antiques sont utilisées pour décorer les différentes demeures des Torlonia, avec la volonté d’ancrer la famille dans la tradition nobiliaire italienne. Alessandro Torlonia (1800-1886), le fils de Giovanni, continue les affaires de son père et acquiert la villa Albani à Rome. C’est alors que la collection Torlonia prend une autre dimension avec l’ouverture du musée éponyme au sein de la villa Albani en 1875⁴ . A cette occasion, un catalogue est publié avec les photographies de toutes les œuvres exposées (Fig.1). Ce catalogue est inédit pour son époque car, bien que de nombreuses institutions muséales ouvrent au XIX^ème siècle en Europe, les œuvres ne sont alors jamais communiquées à l’aide de photographies. Au mieux, sont transmis des dessins ou des gravures. Avec ce catalogue, le musée Torlonia transforme la transmission des savoirs au niveau académique. Le museo Torlonia aspire donc à rivaliser avec les plus grands musées, tels que le Louvre ou le musée du Vatican.

Figure 1 : A gauche : Photographies des bustes en marbres du museo Torlonia, 1870. Musée du Louvre, département des antiquités grecques, étrusques et romaines.  A droite : Premier catalogue du museo Torlonia, 1876. Musée du Louvre, département des antiquités grecques, étrusques et romaines.

Mais en 1976, le musée Torlonia doit définitivement fermer ses portes à la suite de querelles d’héritage et de problèmes financiers⁵ . Les œuvres de la collection deviennent alors inaccessibles au public jusqu’à la création, au début du XXI^ème siècle, de la fondation privée Torlonia. Et c’est seulement à partir de 2020 que les marbres de la collection sont à nouveau visible, à l’occasion d’expositions temporaires à Rome et Milan. C’est maintenant au Louvre d’exposer une sélection de ces fameux marbres. Au-delà de l’intérêt historique de cette collection, l’exposition comporte plusieurs niveaux de lecture des œuvres. Je m’attarderai ici, sur la continuité culturelle entre l’art grec, l’art romain et l’art de la Renaissance italienne.

L’art ou la copie dans l’antiquité romaine ?

Avec les conquêtes romaines, les Romains se familiarisent et adoptent les œuvres d’art grecques, cela principalement grâce aux butins de guerres. Les œuvres grecques arrivent à Rome et sont exhibées lors des triomphes⁶ . Elles sont parfois réutilisées pour orner de nouveaux bâtiments. Il y a donc une appropriation publique des œuvres en plus d’une appropriation privée. Cependant, à mesure que la conquête romaine progresse, les prises de guerre deviennent de moins en moins fréquentes. Un marché de l’art se développe, grâce aux copies, pour répondre à la demande des aristocrates romains.

Les œuvres exposées au Louvre sont toutes des marbres antiques. Ces sculptures ont principalement été réalisées par des copistes de l’antiquité romaine d’après des œuvres grecques de différentes époques (archaïque, classique et hellénistique). D’ailleurs, ces copies sont souvent les seuls exemplaires restants d’œuvres antiques grecques. Elles peuvent donc servir de sources indirectes pour les historiens et historiennes spécialistes de la Grèce antique, et pour les historiens et historiennes de l’art. Pour assurer la fiabilité de la copie, des artistes grecs répandent la technique du moulage sur plâtre dans le monde romain. Cela consiste à mouler un plâtre à partir de la sculpture originale, pour ensuite reporter les mesures sur le nouveau bloc de marbre à tailler. Grâce à ces copies, nous pouvons avoir une idée de l’apparence des œuvres originales perdues, mais aussi de l’attrait que pouvait avoir les Romains pour l’art grec. Les trois bustes en marbres (Fig.2), d’un réalisme saisissant, montre que les artistes Romains adoptent le style de la mimesis⁷ , et l’existence d’une continuité culturelle entre grecs et romains à travers le temps. Car bien que Rome étende son influence politique, la culture grecque reste prédominante. Et à Rome, on entend bien démontrer que l’on peut rivaliser avec les grands artistes grecs et que l’on peut s’approprier les codes culturels grecs pour enrichir et développer l’art romain (Fig.3)⁸ .

Figure 2 : De gauche à droite :

Portrait d’homme âgé, dit Euthydème de Bactiane, vers 200 av. J.-C., en marbre pentélique (Athène). Rome, Fondazione Torlonia.

Portrait d’homme âgé restauré sur un buste moderne, dit Le Vieillard d’Otricoli, marbre, I^er siècle av. J.-C. Rome, Fondazione Toronia.

Buste de Lucius Verus, empereur romain de 161 à 169 ap. J.-C., entre 160 et 169 ap. J.-C., marbre. Rome, Fondazione Torlonia.

Figure 3 : Sarcophage figurant un cortège accompagnant un magistrat et son épouse, 250-260 ap. J.-C., marbre. Rome, Fondazione Torliona.

La Renaissance et la restauration des œuvres

C’est durant la Renaissance que l’art antique connaît un regain d’intérêt. Les œuvres antiques sont retrouvées lors de fouilles et les collectionneurs entreprennent de les restaurer dans leur supposé état originel. Les sculpteurs baroques utilisent ces fragments antiques pour créer à leur tour des œuvres originales. La statue de bouc ci-dessous (Fig.4) en est un bel exemple, avec un corps qui est un fragment antique en association avec une tête attribuée à Gian Lorenzo Bernini (dit Le Bernin). Cela illustre la volonté du sculpteur de la Renaissance italienne à rivaliser, lui aussi, avec les artistes de l’Antiquité.

Figure 4 : Statue de bouc, dite Il Caprone, début du II^ème siècle ap. J.-C. Marbre. Restaurée au XVII^ème siècle par Le Bernin. Rome, Fondazione Torlonia.

Ainsi, ces sculptures deviennent des chimères, d’abord grecques puis reproduites par les Romains et enfin restaurées durant l’époque moderne. Ces mélanges culturels rendent ces œuvres d’autant plus intéressantes qu’elles quittent le domaine purement archéologique pour devenir des œuvres d’art originales.

Avec cette exposition temporaire, le Louvre s’inscrit aussi dans une tendance muséographique qui entend raconter l’histoire des collections exposées⁹ . Ici, chaque cartel possède, en plus des détails artistiques, la mention « historique de l’œuvre ». Dans cette mention, se trouvent énumérés les différents propriétaires successifs connus des sculptures, permettant ainsi de retracer le chemin d’une œuvre depuis sa découverte. D’une manière plus générale, les précisions relatives à l’historique des collections font particulièrement sens à l’heure où, de nombreux débats ont lieu concernant la restitution d’œuvres dans leur milieu d’origine¹⁰ . L’exposition Chefs-d’œuvre de la collection Torlonia est donc un formidable sujet d’étude entre histoire et histoire de l’art, qui parcourt différentes époques : ancienne, moderne et contemporaine.

L’exposition Chefs-d’œuvre de la collection Torlonia  a débuté le 26 juin 2024 et se termine le 06 janvier 2025. Elle est accessible avec un billet d’entrée pour la collection permanente du musée du Louvre.

Anne Schnitzler

M1 Histoire et sciences sociales du politique EAD

Sous la direction de Charlotte Lerouge-Cohen

1. Arrous, M. (2007) : « Henri Ponchon, L’Incroyable Saga des Torlonia, des Monts du Forez aux Palais romains », Studi Francesi. Rivista quadrimestrale fondata da Franco Simone, 153, 670‑71.  [↩]
2. Arrous, M. (2007). [↩] [↩]
3. Bartman, E. (2022) : « The Torlonia Marbles: Rescue, Restoration, Rehabilitation », American Journal of Archaeology, 126, 151‑159.  [↩]
4. Bartman, E. (2022). [↩]
5. Le Journal Des Arts. « L’exposition de la collection Torlonia enfin ouverte à Rome ». Consulté le 23 octobre 2024. https://www.lejournaldesarts.fr/expositions/lexposition-de-la-collection-torlonia-enfin-ouverte-rome-151950. [↩]
6. Le triomphe est une cérémonie où est célébré un général victorieux qui défile à travers Rome. [↩]
7. Terme grec que l’on peut définir comme étant l’imitation du réel.  Néanmoins, cela n’empêche pas les artistes de reproduire une image idéalisée du sujet sculpté. [↩]
8. La sculpture des sarcophages est un art romain, bien qu’il puisse y figurer parfois des mythes grecs. [↩]
9. Le Musée des Beaux-Arts de Nancy propose, jusqu’en juin 2025, une exposition intitulée « Récits décoloniaux. Faut-il brûler les musées ». Il y est exposé des tableaux et objets d’arts qui ont été spoliés durant la Révolution française ou la seconde guerre mondiale. La volonté est de raconter l’histoire de la constitution de la collection du musée. [↩]
10. Un des plus vifs débats concernent les fresques du Parthénon exposées au British Museum de Londres et dont Athènes souhaite le retour en Grèce. [↩]

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